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Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éd. de l’EHESS, 2017, 192 p.

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Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éd. de l’EHESS, 2017, 192 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

Jean-Louis Fabiani*
Affiliation:
fabianij@ceu.edu
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Abstract

Type
Varia (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Peut-on être durkheimien aujourd’hui ? Pendant longtemps en France, on a vu en l’œuvre du fondateur de l’École française une forme obsolète d’entreprise sociologique. Les philosophes ont souvent été les plus hostiles : Jean-Paul Sartre pensait que sa pensée était morte ; Michel Foucault n’était convaincu ni par le concept de société ni par les règles de la méthode. La situation a changé au cours du dernier quart de siècle. La réhabilitation d’Émile Durkheim avait été amorcée en 1968 par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron dans Le métier de sociologue, mais sa réactivation comme penseur de la politique est plus récente : Bruno Karsenti et Cyril Lemieux comptent parmi les membres les plus actifs de cette entreprise. L’association peu commune qu’ils présentent ici, c’est-à-dire le travail en commun d’un philosophe et d’un sociologue, suffirait pour exciter la curiosité. Leur écriture n’est pas fusionnelle, dans une alternance de chapitres co-écrits et de chapitres individuels, où leur point de vue disciplinaire s’exprime de manière autonome.

La seconde originalité de ce livre réside dans le souci d’articulation entre théorie du social et action politique. Certes, le lecteur est habitué à considérer la sociologie comme une discipline destinée à critiquer l’action politique et à proposer des solutions, mais au prix d’une confusion dangereuse entre la production de savoir et la revendication sociale. Ici, les auteurs ne sous-estiment pas la complexité de l’association, tout en réaffirmant l’unité profonde de la sociologie et du socialisme. Ils plaident pour l’ancrage de la sociologie dans un vaste projet politique dont il est la mise en forme savante, mais aussi pour sa réciproque : l’armement théorique du socialisme passe par l’établissement d’une science sociale.

À ce stade, on aurait aimé une définition plus précise du socialisme. Si la liaison entre les deux notions a été très présente dans la réflexion de Durkheim, les différentes lectures qu’on a pu faire de son œuvre lui ont attribué des positionnements politiques très divers, allant jusqu’à évoquer une forme de conservatisme voire de proto-fascisme. Ces considérations ne préoccupent pas les deux auteurs. C’est que leur objectif est ailleurs : le point d’entrée de leur analyse est situé dans le présent le plus brûlant. Alors que sur la scène politique s’affrontent en un combat stérile le néolibéralisme et le nationalisme xénophobe, le socialisme a cessé de proposer une réponse lisible et cohérente. L’effondrement du socialisme réel, à l’Est, et l’inexorable déclin de la social-démocratie, à l’Ouest, ont démonétisé l’idée de socialisme. C’est donc au philosophe et au sociologue qu’il revient de réaffirmer l’ambition socialiste, à la fois comme projet politique et comme horizon d’attente des sciences sociales. Dès lors, une première remarque s’impose : la refondation d’un corps de doctrine doit être prise en charge par des professionnels de la connaissance. Les auteurs ne nous disent rien sur la réalité du point de jonction entre science et politique. L’effort collectif est-il à même de proposer une alternative qui prendrait la forme d’un « socialisme de la chaire » ? Les auteurs sont-ils la préfiguration d’une avant-garde politique ? Le lecteur n’en saura rien. La question est peut-être prématurée.

On ne trouvera pas dans ce livre de programme politique, mais plutôt une affirmation forte concernant le style propre de la sociologie. L’ouvrage est divisé en trois parties : la première, écrite à quatre mains, constitue un manifeste théorético-politique, qui doit à Durkheim aussi bien qu’à Karl Polanyi. La deuxième, œuvre du sociologue, analyse « la politique sociologique de Durkheim ». La troisième partie est signée par le philosophe. Le titre, « Il faut que la société se défende », peut être lu comme un écho indirect au cours du Collège de France que M. Foucault avait consacré en 1976 au thème « Il faut défendre la société ». La sociologie est identifiée dans le livre avec un mode de saisie particulier du social, celui qui porte principalement son attention sur les entités collectives et sur l’articulation entre les différentes parties de la totalité sociale, telle qu’elle s’exprime à travers la division du travail lorsqu’elle n’est pas affectée par une pathologie telle que diagnostiquée par Durkheim à propos de la société dans laquelle il vit.

La deuxième caractéristique de l’approche sociologique est d’accorder une place sans équivoque à l’idée de nation. Les xénophobes néo-nationalistes n’ont pas le monopole de celle-ci, qui demeure le cadre d’expression privilégié de la société comme totalité. Ce choix est à la fois théorique et politique, et il s’inspire très explicitement de la sociologie durkheimienne, en particulier du travail de Marcel Mauss. La nation est en effet « une forme de vie conquise et construite ». La référence à Mauss oriente l’ensemble de la réflexion, et permet de comprendre, au-delà des réappropriations xénophobes du concept, le caractère résilient de la configuration nationale. Les auteurs sont ici en accord avec un courant aujourd’hui puissant qui revendique une approche non nationaliste de la nation. Penseur d’un socialisme démocratique fondé sur l’idée de société comme totalité articulée, M. Mauss rendait pour la première fois compatibles l’horizon de coordination de l’internationalisme et le maintien fonctionnel de l’attachement à la nation comme cadre orientant l’action des individus. En construisant cette forme originale, qu’on pourrait appeler l’ancrage national de l’internationalisme, il confirmait par l’anthropologie la position originale du socialisme français, telle que Jean Jaurès avait pu la développer avant la Première Guerre mondiale. Ici l’homologie entre sociologie et socialisme apparaît dans sa dimension historique.

La question à laquelle le livre ne répond pas est de savoir à quelles conditions il est possible de décontextualiser le moment de cette homologie et d’en faire un principe universel. La conclusion est nette : de notre temps comme de celui de Mauss, il serait vain de dissocier le projet d’une sociologie générale fondée sur le présupposé d’une société « éternelle », comme disait Harold Garfinkel pour qualifier l’entreprise durkheimienne, d’un vaste mouvement social dont l’objectif est de faire constater le fait qu’il existe une société et qu’elle peut cesser d’être affectée par les pathologies identifiées par l’auteur de De la division du travail social (1893). La mise au jour du procès de différenciation des sphères d’activité est le cœur de l’activité scientifique, laquelle ne saurait servir un programme politique, même si la faculté de penser l’unité sociale au sein d’un monde profondément divisé par les formes nouvelles du travail a par nature une portée politique. C’est dans les Leçons de sociologie que Durkheim a traité de l’État. Bourdieu a bien montré dans son cours sur l’État au Collège de France qu’on y trouvait une affinité profonde entre la sociologie et l’État, à tout le moins l’État social qui se préoccupe de l’intégration des individus au sein d’une réalité plus grande, la société, dont l’idéologie libérale a nié jusqu’à l’existence. Il est clair que B. Karsenti et C. Lemieux se situent dans cette perspective : une vraie social-démocratie ne peut être sous ce rapport que durkheimienne dans ses fondations. Leurs propos sur le rôle véritablement instituteur de l’éducation les rapprochent d’ailleurs explicitement de Durkheim et de Bourdieu.

Il serait réducteur de limiter le propos de l’ouvrage à une revitalisation pure et simple du projet durkheimien. La division entre trois grands courants (libéralisme, socialisme, nationalisme xénophobe) se fonde ainsi sur une référence à Karl Mannheim. Ces théories tirent leur force du fait qu’elles s’appuient sur des formes d’expériences sociales différenciées. Le libéralisme apparaît comme l’opposé théorique et pratique du socialisme (au point que l’idée même de « socialisme libéral » n’aurait aucun sens pour les deux auteurs). Le premier s’appuie sur un phénomène historique de grande ampleur, le désencastrement (disembeddedness) progressif de l’économie par rapport à l’ensemble des formes sociales. L’analyse de K. Polanyi est donc au cœur du raisonnement. Le socialisme entreprend de mettre en question ce processus, mais ne conduit pas à la suppression du marché : il s’agit simplement de changer les conditions de fonctionnement du marché afin qu’il ne soit plus en contradiction avec l’impératif socialiste d’émancipation. S’il n’est pas libéral, le socialisme des deux auteurs n’en est pas moins démocratique. Sous ce rapport, la critique de la conception léniniste de l’État présente dans l’ouvrage est claire, la posant comme anti-sociologique dans le sens où elle méconnaît l’existence d’une société complexe au sein de laquelle la division du travail doit être traitée mais ne peut pas être supprimée au profit d’une avant-garde éclairée.

On ne peut pas attendre de ce bref livre plus qu’il ne peut donner. On aurait ainsi aimé y trouver une approche plus historienne des rapports entre sociologie et socialisme, notamment en termes de réseaux, de personnes aussi bien que de notions. Cela aurait sans doute permis de mieux évaluer les conditions de généralisation du modèle socialiste. Il faut toutefois se garder de réduire la portée à la dimension holiste de la discipline sociologique et à son arrimage au socialisme. Le retour à Durkheim est modulé par la référence pragmatiste et réflexive commune aux deux auteurs. Toutes les potentialités de cet ajout ne sont pas examinées dans le livre. On sait que Durkheim vit dans le pragmatisme de son époque, en particulier celui de William James, dangereux pour la sociologie dans la mesure où il rendait incertaines les entités collectives et menaçait l’idée même de société. En même temps, il saluait l’efficacité analytique de certains concepts du pragmatisme, notamment pour rendre compte de l’expérience religieuse. La relation au pragmatisme reste de ce fait l’un des points aveugles du présent ouvrage. L’entreprise des deux auteurs doit permettre de redéfinir les conditions de possibilité d’une sociologie pragmatiste. Celle-ci est-elle compatible avec l’affirmation réitérée de la nécessité du holisme ? Tous les sociologues ne sont pas holistes. Doivent-ils pour autant être chassés de la discipline ? S’il est vrai qu’il existe une affinité élective entre l’économie (au moins pour sa forme dominante) et le libéralisme, il n’est pas certain qu’on ne puisse pas faire droit à une approche comme celles de l’individualisme méthodologique ou de la théorie du choix rationnel sans faire montre d’un dogmatisme que le simple constat de la pluralité théorique en sociologie au sens que lui donne J.-C. Passeron suffit à mettre en question. Il serait trop rapide de dire qu’économistes et sociologues vivent sur des planètes différentes. On pourrait demander aux auteurs de traiter de manière réflexive leur souci normatif. Il n’en reste pas moins que ce petit ouvrage, surtout si on le lit comme un point de départ et une provocation à la discussion, est d’une lecture indispensable.