Peu d’historiens peuvent se targuer, comme David A. Hollinger, d’avoir inlassablement œuvré à expliquer les multiples influences de la religion sur la société américaine. Celui-ci s’intéresse naturellement, en tant qu’historien intellectuel, à l’histoire des idées et en particulier à la façon dont elles ont façonné les politiques sociales et la culture politique. Mais son intérêt pour les idées l’a également amené à se demander dans quelle mesure la religion – qu’il s’agisse de théologie ou de culture religieuse – se trouve à l’origine de certaines évolutions sociales et politiques contemporaines aux États-Unis. Au cours de sa carrière, jalonnée d’innombrables articles et de plusieurs ouvrages marquants, D. A. Hollinger a tout à tour analysé de manière subtile l’influence des juifs sur la société américaine au xxe siècle, expliqué la surprenante trajectoire du sécularisme américain et, plus récemment, reconstitué le rôle influent, et étonnamment paradoxal, des protestants libéraux sur la société et la culture américaines. Son dernier ouvrage, Christianity’s American Fate, aussi brillant qu’agréable à lire, est l’occasion pour lui de rassembler tous ces sujets dans un même volume, à la fois suffisamment long pour lui permettre de développer ses thèmes de prédilection et suffisamment concis et clair pour être accessible à un large lectorat. Il réalise donc la prouesse d’être érudit et divertissant, historique et ancré dans l’actualité sur un sujet pourtant complexe dont le traitement exige un réel sens de la nuance. On ne peut que conseiller sa lecture à quiconque s’intéresse de près ou de loin à la façon dont la société américaine, telle que nous la connaissons aujourd’hui, s’est forgée.
Le livre porte essentiellement sur les trajectoires respectives des trois principaux groupes religieux américains – les juifs, les protestants œcuméniques (ou libéraux) et les protestants évangéliques (ou conservateurs) – au xxe siècle, leurs destins croisés et leurs confrontations occasionnelles. L’auteur, sans passer sous silence les catholiques, ne s’attarde guère sur leur cas ; leur apparition, qui éveille la curiosité, nous fait toutefois regretter qu’ils échappent à l’analyse clinique et implacable de D. A. Hollinger. La principale préoccupation de l’auteur est d’étudier comment ces trois groupes religieux se sont transformés et comment, à leur tour, ils ont transformé la politique et la société américaines. Il a également pour ambition de décrire la dynamique de la sécularisation au sein de la société américaine. Dans une nation où les valeurs religieuses avaient inspiré de nombreuses décisions visant à régler des problèmes sociaux ou des contentieux politiques et servi de boussole dans le domaine de l’éducation, le déclin de la religion et l’essor de la science ont constitué une évolution remarquable, bien que seulement partielle. À la fin du xxe siècle, les États-Unis étaient devenus une sorte de société hybride – à la fois très religieuse et très séculière – et c’est la persistance de ce caractère hybride, comme l’affirme justement D. A. Hollinger, qui alimente les guerres culturelles à l’origine d’une bonne partie des troubles sociaux et culturels qui déchirent la société américaine contemporaine. La thèse de l’auteur est entièrement résumée dans une formule lapidaire au début de l’ouvrage : « Les Américains du début du xxie siècle vivent dans une société de plus en plus sécularisée mais flanquée d’une vie politique de plus en plus marquée par la religion » (p. xi). C’est ce paradoxe que le reste de l’ouvrage s’attache à élucider.
À partir de la fin du xixe siècle, la révolution éducative dans les écoles et les universités américaines, qui a vu la méthode empirique remplacer l’instruction religieuse, a ouvert la voie à un déclin plus général de l’influence de la religion dans la société. Reprenant un argument qu’il avait déjà développé dans Science, Jews, and Secular Culture Footnote 1, D. A. Hollinger explique que les juifs ont très rapidement accepté cette transformation pour des raisons sociales et économiques, mais également parce qu’elle constituait un moyen de s’assimiler, l’éducation étant probablement la seule voie praticable s’offrant à eux pour accéder à la société américaine « mainstream ». Et plus les juifs réussissaient dans leur formation et dans le monde professionnel, plus ils rognaient de facto l’establishment protestant qui dirigeait les États-Unis. À partir de la Seconde Guerre mondiale, fait remarquer D. A. Hollinger, les juifs sécularisés comme Irving Berlin, compositeur et parolier, ont, de manière subtile mais délibérée, déchristianisé la société américaine et « introduit davantage de diversité aux États-Unis » (p. 44).
Les protestants œcuméniques libéraux, dont les ancêtres avaient longtemps dominé la société américaine et auxquels D. A. Hollinger s’était déjà intéressé dans After Cloven Tongues of Fire Footnote 2, ont été – tantôt de leur plein gré, tantôt à leur corps défendant – les partenaires des juifs dans ce processus. À l’orée du xxe siècle, les protestants œcuméniques avaient accepté la science et s’efforçaient de l’intégrer dans la théologie protestante. Mais c’est à leurs missionnaires à l’étranger, particulièrement ceux qui se sont lancés à l’assaut de l’Asie, que l’on doit d’avoir transformé la société une fois rentrés sur le sol américain. D. A. Hollinger les appelle, avec un certain à-propos, les « matadors du protestantisme » (p. 46), une description astucieuse puisqu’elle reflète à la fois la confiance en eux teintée d’arrogance qu’ils manifestaient en se lançant à l’assaut du monde pour le changer et leur détermination à accomplir leur mission quelles qu’en soient les conséquences – même si, ironie de l’histoire, le prix à payer fut l’affaiblissement du christianisme lui-même. Ce résultat involontaire est le fruit de la rencontre des missionnaires avec d’autres cultures, rencontre qui a stimulé un peu plus leur libéralisme et forgé une vision plus pluraliste de la condition humaine. D. A. Hollinger cite un missionnaire de premier plan qui observait, en 1958, que les missionnaires œcuméniques « s’identifiaient tellement avec les pays dans lesquels ils se rendaient qu’ils les représentaient auprès des pays dont ils venaient » (p. 69). Ce « boomerang missionnaire », que D. A. Hollinger avait déjà analysé dans son ouvrage pionnier Protestants Abroad Footnote 3, bat en brèche quelques-unes des idées reçues sur le mouvement missionnaire qui ont encore cours, y compris dans le milieu universitaire. L’auteur montre ainsi que les missionnaires œcuméniques, influencés par leur expérience à l’étranger, furent parmi les premiers Américains blancs à défendre une plus grande diversité aux États-Unis. À eux deux, conclut-il, « le cosmopolitisme juif et le cosmopolitisme des missionnaires ont eu une influence plus directe sur le christianisme américain que l’urbanisation, le boom du capitalisme, l’accession au rang de puissance mondiale ou n’importe quel autre facteur » (p. 25).
Dès les années 1960, les juifs et les protestants œcuméniques avaient fait progresser la cause du sécularisme de manière spectaculaire. Pour les juifs, qu’ils soient ou non religieux, celui-ci permettait d’occuper une zone neutre au centre de la vie publique américaine. Quant aux œcuméniques, à l’instar du théologien de Harvard Harvey Gallagher Cox, mieux que de tolérer le sécularisme, ils l’accueillaient à bras ouverts et l’encourageaient, car il permettait de faire advenir la société – plus pluraliste sur le plan social et plus tolérante sur le plan politique – à laquelle ils aspiraient. Ce n’est pas un hasard si ces deux groupes ont plébiscité l’enseignement supérieur au contraire, souligne D. A. Hollinger, des protestants évangéliques conservateurs non cosmopolites et ne faisant pas de grandes études. Bien que l’analyse soit convaincante, on a du mal à distinguer, s’agissant des œcuméniques, ce qui relève de la cause et ce qui relève de la conséquence : est-ce une meilleure instruction qui a poussé une génération à partir en Asie pour s’ouvrir à la différence ou bien est-ce cette découverte de l’altérité qui a stimulé le désir de s’instruire ?
Quelle que soit la réponse, D. A. Hollinger montre que les œcuméniques eux-mêmes se sont vite retrouvés dépassés par la dynamique de leur propre projet. « Les instances œcuméniques, sûres d’elles, voire suffisantes, ont adopté des positions de plus en plus tranchées et controversées sur les grands débats du moment » (p. 95), et si leurs prises de position sur des sujets comme la guerre du Vietnam ont fait beaucoup pour le succès du mouvement, elles ont aussi éloigné beaucoup de protestants des églises œcuméniques. En effet, tandis que le clergé s’engageait résolument en faveur de causes progressistes, les congrégations plus conservatrices se montraient réticentes à le suivre. D. A. Hollinger décrit également le fossé grandissant entre les courants radicalement libéraux qui se forment dans les séminaires théologiques et les départements de sciences religieuses (divinity schools) d’Harvard, Yale, Columbia et Chicago, et les églises ordinaires à travers le pays. Ce schisme aboutit à une bipartition de la religion, matérialisée par un « fossé entre œcuméniques et évangéliques » (p. 21), de plus en plus large et impossible à combler. La situation dans les années 1970 ne correspondait donc pas au résultat escompté par les leaders œcuméniques : si la société était bien devenue plus diverse, l’Église, elle, se retrouvait fracturée et était passée sous la coupe d’une branche évangélique bien plus conservatrice.
Au fil du temps, les quelques œcuméniques restants se virent en grande partie marginalisés, tandis que les évangéliques apparaissaient comme les représentants patentés du protestantisme. Puis, la polarisation religieuse s’est superposée au système politique bipartisan, mettant aux prises des démocrates « post-protestants », majoritairement séculiers, et des républicains, majoritairement religieux, dans une guerre culturelle sans fin. Avec cette analyse subtile, l’auteur livre, de manière probante, la clef de l’énigme que constitue l’avènement d’une société sécularisée dans un pays où les convictions religieuses occupent une place considérable dans la vie politique.
« Les protestants œcuméniques ont-ils gagné le pays tout en perdant l’Église ? », s’interroge D. A. Hollinger. « Pas tout à fait, même si cette hyperbole renferme une part de vérité » (p. 4-5). Ils ont certes perdu l’Église, comme le montre le présent ouvrage, mais s’ils ont gagné le pays, la victoire n’est que partielle. C’est justement parce que les « évangéliques blancs ont réussi à apparaître aux yeux de tant d’Américains comme les dépositaires du christianisme » (p. 161) qu’ils ont pu dominer l’un des partis du système politique bipartisan et ainsi peser à tous les niveaux dans le pays. Les récentes victoires conservatrices, sur des questions comme la restriction du droit de vote ou l’avortement, doivent beaucoup au résultat du processus complexe que D. A. Hollinger explique de manière convaincante. Les États-Unis sont un pays fascinant et complexe, souvent déroutant pour les étrangers. On ne peut donc que conseiller la lecture de ce brillant petit essai à celles et ceux qui souhaiteraient mieux le comprendre.