Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Le 19 septembre 1990, un étudiant de New Delhi s'arrose de kérosène et s'immole par le feu. Selon certaines versions, Rajeev Goswami n'avait à l'origine d'autre intention que de parodier les immolations traditionnelles et comptait sur quelques amis pour étouffer immédiatement le feu naissant, sitôt l'événement fixé sur les pellicules. But de l'opération : s'assurer de clichés spectaculaires et d'une couverture de presse maximale pour braquer 1” attention des médias sur une vague de manifestations qui va croissant depuis six semaines. Elles s'opposent à une décision gouvernementale que Ion accuse de bloquer l'accès des postes honorables aux jeunes générations issues des plus hautes castes.
This paper is about debates and controversies surrounding the use of caste for reservations and positive discrimination in postcolonial India. Beginning with the furor over the implementation of the recommendations of the Mandal Commission, the paper traces ways in which arguments about caste as a classificational system have referred to the political domain, both in the sociological representations of caste as a social system, and in the uses of caste for specific political purposes. The important sociological work of G. S. Ghurye figures significantly, as do subsequent transformations of Ghurye's work by contemporary sociologists. The paper builds on previous work arguing that caste in India has always been political, and suggests that the postcolonial conviction that caste should be consigned to a private domain has been a bourgeois fiction following some of the same logics as those around the question of women, as argued in a different context by Partha Chatterjee. The paper concludes with a reflection about the politics of historical and sociological writing, as also about the ways in which these politics can change from colonial to postcolonial times.
* La présente étude a été rédigée en vue d'un colloque concernant la constitution des minorités. On objectera donc peut-être à cet article qu'en Inde, c'est le cas de la communauté musulmane qui représente l'exemple le plus adéquat d'une minorité, mais mes recherches présentes sont plus centrées sur les castes que sur les communautés religieuses. D'autre part, quoique je me sois d'abord attaché à étudier la construction de la notion d'intouchable dans 1 ‘ Inde contemporaine, j ’ ai été amené pour des raisons diverses à insister ensuite sur le problème plus général de la caste comme marqueur des minorités dans le cadre d'une politique de redistribution qui vise à une forme de discrimination positive.
Je tiens à remercier chaleureusement mon assistante de recherche, Parna Sengupta, étudiante en Ph.D, qui a repéré bien des matériaux que j'ai utilisés dans ce travail.
1. Cité par Karlekar, Hiranmay, In the Mirror of Mandal : Social Justice, Caste, Class and the Individual, Delhi, Ajanta Publications, 1992, p. 4.Google Scholar
* Le terme « prioritaire » traduit l'anglais scheduled, mot à mot « prévu », « inscrit sur une liste ». L'auteur de l'article précise un peu plus loin qu'il s'agit d'un euphémisme commode pour désigner les groupes ou les individus défavorisés. « Priorité » et « prioritaire » visent an même effet en français. Témoins nos ZUP (Zones à Urbaniser en Priorité) et autres ZEP (Zones d'Éducation Prioritaire) (N. d. T.).
2. Cette étude n'aborde pas le cas des tribus, qu'il s'agisse de la mise en oeuvre d'une politique nationale spécifique à leur égard ou de l'histoire de la notion de tribu dans sa relation à celle de caste. Cette question mérite en effet une étude à part entière. Deux points peuvent cependant retenir l'attention ici. D'une part la population tribale indienne représentait selon les estimations 5 % à 7 % de l'ensemble de la population, très inégalement répartis sur le territoire, avec une forte proportion dans certains Etats tels que l'Orissa et le Madhya Pradesh. D'autre part, les dispositions concernant les tribus n'ont suscité que très peu de controverses. en partie parce que leur mise en oeuvre s'est centrée sur un plan de développement et de protection plutôt que sur une politique de postes réservés. Reste que la dimension anthropologique du débat sur la classification des tribus s'avère fort intéressante : de Verrier Elwin et Furer-Haimendorf qui insistent sur des identités sociologiques entièrement séparées à Ghurye qui tient que les tribus étaient « imparfaitement intégrées dans les castes de la société indienne » (voir Ghurye, G. S., Caste and Race in India, Bombay, Popular Prakashan, 1968, p. 19 Google Scholar). C'est la première de ces deux versions qui a prévalu, en partie parce qu'Elwin joua un rôle de premier plan dans la politique en faveur des tribus mise au point par Nehru. Tout compte fait. on peut considérer que la ligne générale adoptée par le gouvernement envers les castes prioritaires privilégiait l'assimilation et à l'inverse la préservation d'une identité distincte des tribus. Pour une vue globale de ces questions, voir Galanter, Marc, Competing Equalities : Law and the Backward Classes in India, Berkeley, University of California Press, 1984. pp. 147–153.Google Scholar
3. Clause 340, citée par Agrawal et Aggarwal, Educational and Social Uplift of Backward Classes : At What Cost and How ?, New Delhi, Concept Publishing Company, 1991, p. 18.
* Établissements d'enseignement supérieur limités aux premières années d'étude (N. d. T.).
* Littéralement « enfants de Dieu », surnom donné par Gandhi aux intouchables (N. d. T.).
4. Voir M. Galanter, op. cit., p. 31.
5. Certains ont vu dans le comportement de Gandhi une attaque contre l'intérêt des intouchables, tandis que d'autres ont considéré qu'Ambedkar avait oeuvré contre la cause nationaliste. Mais en fait le Poona Pact élevait d'un cran la barre de la politique en faveur des intouchables. lin effet alors que certains des dirigeants du Congrès avaient par le passé plaidé en faveur de droits spécifiques accordés aux intouchables, le parti se consacrait désormais à déraciner la notion d'intouchabilité. Une assemblée de dirigeants de la communauté hindoue, tenue à Bombay le 25 septembre 1932 et destinée à ratifier le Poona Pact, adopta à l'unanimité la résolution suivante : « La présente assemblée déclare solennellement que désormais nul entre les hindous ne sera plus en raison de sa naissance considéré comme intouchable, et que ceux qui ont été jusqu'à aujourd'hui considérés comme tels jouiront désormais des mêmes droits (|ue les autres hindous, en ce qui concerne l'usage des fontaines, écoles, et routes publiques ainsi que des autres institutions publiques. Il est en outre décidé qu'il sera du devoir de tout dirigeant hindou d'assurer, par tous les moyens légaux et pacifiques, l'extinction rapide de l'ensemble des handicaps sociaux auxquels sont présentement exposées les classes dites intouchables, inclus l'interdit d'admission dans les temples » (M. Galanter, op. cit., p. 33).
6. Hutton, J. H., Caste in India : its Nature, Function, and Origins, Bombay, Oxford University Press, 1961, p. 194.Google Scholar
7. Voir M. Galanter, op. cit., p. 134. Celui-ci poursuit de la sorte : « La liste ainsi constituée inclut tous les groupes qui aux yeux du Parlement ont besoin de la protection particulière prévue par la Constitution : elle définit qui peut postuler aux postes réservés et bénéficier des avantages et des quotas établis pour les castes prioritaires. Mais en aucune manière elle n'inclut tout individu ou tout groupe qui relèverait des intouchables en fonction de la totalité des définitions possibles. Elle omet en effet certains groupes qui au cours de l'histoire ont souffert de handicaps divers (ainsi des Ezhuvas par exemple) ou que le recensement de 1931 compterait parmi les intouchables. La liste exclut aussi les non-hindous (hormis les sikhs) qui, à l'évidence, seraient à classer parmi les intouchables en fonction du critère “ né dans un groupe extérieur au système des castes ” » (p. 134). M. Galanter procède aussi à un examen des variations de cette liste dans le temps et conclut à une stabilité remarquable ainsi qu'à la priorité permanente accordée au critère de caste.
8. Le terme de community (communauté) en Inde est de plus en plus utilisé pour désigner une partie de la population définie en fonction de sa religion, de sa caste ou des deux à la fois : ainsi des musulmans/hindous ; brahmanes/non-brahmanes, hindous de caste/intouchables. Les termes de communalism (ici traduit par communautarisme) ou communalist, renvoient aux idéologies ou aux individus qui mettent en avant la notion de communauté à des fins politiques ou dans le cadre d'un antagonisme social ou religieux.
9. Pour les citations et les références complètes, voir M. Galanter, op. cit., pp. 73-74.
10. G. S. Ghurye, op. cit., p. 192 (D'autres éditions présentent des commentaires critiques de même nature sur Ambedkar).
11. Lloyd, et Rudolph, Suzanne, The Modernity of Tradition : Political Development in India, Chicago, University of Chicago Press, p. 150.Google Scholar
12. Il s'agit du Comité Lokur.
13. Voir L. Rudolph et S. Rudolph, op. cit., p. 149, n. 49.
14. La mise en place de la commission pour les castes et les tribus prioritaires date de 1978.
15. Voir le Rapport de la commission pour les castes et tribus prioritaires, 1982-1983.
16. Akbar, M. J., Riot after Riot, New Delhi, Penguin Books, 1988, p. 45.Google Scholar
17. J'étayerai ces affirmations d'éléments supplémentaires en citant ceux qui prétendent que les quotas ont rendu les castes plus visibles et plus nettes tout en nourrissant les préjugés de caste. Ce type d'affirmation est bien entendu contredit par ceux qui soulignent que toute forme de progrès ou d'affirmation de la part des intouchables s'est en toutes circonstances heurtée à des obstacles de taille.
18. M. Galanter, op. cit., p. 166.
19. Bose, N. K., Culture and Society in India, Bombay, Asia Publishing House, 1967, p. 188 Google Scholar. reprise de « Who are the Backward Classes ? », Man in India, vol. 34.
20. M. Galanter, op. cit., p. 166.
21. Irshick, Eugene, Political and Social Conflict in South India : The Non-Brahman Movement and Tamil Separatism, 1916-1929, The University of California Press, 1969, pp. 218– 274 Google Scholar et 368-372.
22. G. S. Ghurye, op. cit., pp. 287-288.
23. Ibid., p. 288.
24. Ibid., p. 289.
25. Loc. cit.
26. Ibid., p. 290.
27. Ibid., p. 283. Ghurye va même jusqu'à suggérer ceci : « Peut-être, au nom de la justice et de l'efficacité, le temps est-il venu de protéger les intérêts des brahmanes contre le parti de la majorité » (p. 291). Il finit cependant par renoncer à cette idée en raison même de son refus de principe à l'égard de toute représentation spécifique, aussi inutile que dommageable.
28. Ibid., p. 290.
29. Ibid., p. 285.
30. Loc. cit.
31. Ibid., p. 283.
32. Ibid., p. 291.
33. Ibid., p. 303.
34. Ce nombre aboutissait à une population de 116 millions d'individus, soit à peu près 32 % de la population indienne totale. Ce chiffre n'incluait pas les femmes en tant que groupe distinct des autres, quoique la Commission eût indiqué que l'ensemble des femmes indiennes constituait en fait une classe défavorisée (M. Galanter, op. cit., p. 169).
35. M. Galanter, op. cit., p. 172.
36. Cité dans Frontline, 1er-14 septembre 1990.
37. M. Galanter, op. cit., p. 173.
38. Id.
39. Cité dans M. Galanter, op. cit., p. 175.
40. Cité dans M. Galanter, op. cit., p. 178.
41. Marc Galanter, dont le livre admirable a amplement fourni matière aux premières pages du présent article, remarque qu'en raison de l'abandon du rapport, la plus grande partie de l'histoire de la discrimination positive s'est déroulée devant les tribunaux, tant pour l'État central que pour les Etats fédérés. Son étude est pour l'essentiel consacrée à cette histoire juridique.
42. M. Galanter, op. cit., p. 186.
43. Ibid., pp. 186-187.
44. India Today, 15 Septembre 1990, p. 34.
45. Ibid., p. 35.
46. Frontline, 15-28 septembre 1990, p. 27.
47. Economie and Political Weekly, 6 octobre 1990, p. 2231.
48. Ibid., p. 2234.
49. Kothari, Rajni, Caste in Indian Politics, 1970 ; « Caste and Politics : The Great Secular Upsurge », chronique dans The Times of India, 28 septembre 1990.Google Scholar
50. Cet argument se retrouve chez les spécialistes de science politique Lloyd et Suzanne Rudolph, dans The Modernity of Tradition, op. cit.
51. Srinivas, M. N., Shah, A. M. et Baviskar, B. S., « Kothari's Illusion of SecularUpsurge », Lettre au directeur, The Times of India, 17 octobre 1990.Google Scholar
52. The Times of India, 13 novembre 1990. Mehta ne se borne pas à professer ses sympathies pour le Bjp, il prétend aussi que c'est la menace de l'Islam qui en l'occurrence engendre les formes héréditaires de la caste… Il va de soi que je n'insinue nullement que ce type d'opinion va nécessairement de pair avec une critique du colonialisme, mais le fait qu'elles puissent aller de pair est loin d'être insignifiant, à condition d'en faire état avec precaution.
53. Voir l'entretien dans lndia Today, 31 mai 1991, mais je mets aussi à contribution des conversations personnelles. Il serait nécessaire de les appuyer par d'autres citations écrites.
54. Il a émis cette opinion dans une conférence tenue au Center for South and South East Asian Studies (Université du Michigan), en novembre 1991.
55. J'entends par là que la période post-coloniale fait un usage souvent insuffisamment réfléchi de l'argumentation anti-britannique liée à la domination coloniale, alors que, malgré l'importance accordée à l'unité nationale, les questions touchant à la justice sociale et à la redistribution des biens exigent une approche nouvelle et moins polémique.
56. Guha, Ashok, « Réservations in Myth and Reality », The Economie and Political Weekly, 15 décembre 1990.Google Scholar
57. Veena Das dans une conversation privée m'a déclaré avoir cité mon travail ; Dharma Kumar l'a cité dans cette conférence tenue à l'université de Michigan mentionnée ci-dessus. S'il est impossible de tenir automatiquement tous les arguments contre la réforme Mandal pour non-progressistes, il est cependant hors de doute que les instincts politiques primaires qui se profilent derrière les critiques de la colonisation et celles de Mandal paraîtraient à la plupart des observateurs de nature profondément différente, sinon radicalement opposée.
58. A. Guha, op. cit., p. 2718.
59. Dharma Kumar, «The Affirmative Action Debate in India », Asian Survey, 1992, pp. 290-302.
60. Voir BÉTeille, A., Caste, Class, and Power : Changing Patterns of Stratification in a Tanjore Village, Berkeley, University of California Press, 1985 Google Scholar ; Castes : Old and New, Essays in Social Structure and Social Stratification, Bombay, 1969 ; Society and Politics in India : Essays in comparative Perspective, New Delhi, Oxford University Press, 1992.
61. BÉTeille, André, « Caste and Réservations : Lessons of South Indian Expérience », The Hindu, 20 octobre 1990 Google Scholar. Il faut remarquer que cette manière d'invoquer le colonialisme émane de savants qui, soit ont ignoré les enjeux d'une inscription de l'histoire coloniale à l'intérieur de la théorie sociologique, soit se sont montrés farouchement hostiles à cette tentative. Je me souviens fort bien d'avoir eu avec André Béteille une discussion extrêmement vive à ce sujet, à la suite d'une conférence traitant de la construction coloniale des castes que j'avais donnée au département d'Anthropologie de la London School of Economies en 1986.
62. Dharma Kumar insiste encore davantage sur cet argument, art. cité.
* Sati, veuve de Shiva, s'est immolée à la mort de son époux (N. d. T.).
63. Chronique dans The Hindu, 27 octobre 1990.
64. lndia Today, Spécial Forum, « Caste vs Class », 31 mai 1991.
65. Entretien avec Ashis Nandy, Frontline, 13-26 octobre 1990.
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68. Nigam, Aditya, « Mandal Commission and the Left », Economie and Political Weekly, 1-8 décembre, 1990.Google Scholar
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70. Ce concept remonte en fait à Singer, Milton, When a Great Tradition Modernizes, New York, Praeger Publishers, 1972.Google Scholar
71. G. S. Ghurye, op. cit., p. 300.
72. Ibid., p. 301.
73. Report of the Seminar on casteism and Removal of Untouchability, 1955, p. 136. Pour la vision générale de Srinivas, , voir Caste in Modem lndia and other Essays, Londres, Asias Publishing House, 1962 Google Scholar, et Social Change In Modem lndia, Berkeley, University of California Press, 1966.
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76. Ibid, p. 281.
77. Voir Dirks, N. B., « Castes of Minds », « Recasting Tamil India », dans Fuller éd., Caste in India Today, New Delhi, Oxford University Press Google Scholar, à paraître.