Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
L'abondance des travaux statistiques et sociologiques relatifs à la diversité culturelle et linguistique (minorités, particularismes, immigration, etc.) et aux politiques d'éducation mises en œuvre pour la « gérer » autorise à s'interroger sur les problématiques mêmes dont ces travaux s'inspirent ou que, par leurs résultats, ils peuvent suggérer. Ce sera l'objet des quelques réflexions qui suivent. Je n'envisagerai donc pas directement les conflits opposant des groupes minoritaires à des institutions scolaires nationales, ni les données massives qui fondent les revendications de ces groupes et découvrent les déficits de ces institutions. Par « problématique », j'entends la manière dont est traité le problème qui ressort de la violence des faits, la façon de le poser, le système idéologique dans lequel on l'articule pour lui apporter des solutions. Il s'agit de se demander à quelle codification sociale se réfère la manière de penser tous ces faits, et si, d'eux-mêmes, ils n'invitent pas — ils n'obligent pas — à changer le cadre qui sert de référence à une gestion.
This text proposes the hypothesis that the alterity of the smallest human community hasjustas much right to be recognizedas that of the most powerful. A rapid examination of the conceptual apparatus governing ethnie plurality highlights its ideological eclecticism, the unconsidered nature of the relation it posits between the cultural and the economie, its difficulty in recognizing—alongside individual rights—the importance of spécifie collective rights, and its habit ofrejecting affiliations in theprivate realm. Active and passive affiliations are then considered in terms of their recent politieization, the crisis of traditional representations, the relationships which develop between internai minorities and new immigrants, and each group's own practices (life-styles, ways of speaking, various histories and traditions). The proposai is made that society recognize these affiliations as constituting a veritable “school ofdiversity” in which one can learn how to administer a multiple sociality.
* Cf. Materne, Yves et De Certeau, Michel, Le réveil indien en Amérique latine, Paris, Cerf, 1986.Google Scholar
1. Cf. la synthèse publiée par l'Ocde, The Education ofMinority Groups. An Enquiry into Problems andPractices of Fifteen Countries, Paris-Hampshire, Gower, 1983.
2. Cf. Allardt, Erik, « Implications of the Ethnie Revival in Modem Industrialized Society : a Comparative Study of the Linguistic Minorities in Western Europe », Commentationes Scientiarum Socialium, 12, Helsinki, Societas Scientiarum Fennica, 1979,Google Scholar et pour les USA, Michael Novak, The Rise of the Unmeltable Ethnies, New York, Macmillan, 1972.
3. John W. Bennett, The New Ethnicity : Perspectives from Ethnology, St. Paul, West Publishing, 1975. Particulièrement importantes ont été les contributions ethno- et sociolinguistiques de Joshua Fishman, A., Advances in the Sociology andLanguages of Wider Communication in Developing Nations, Stanford, Stanford University Press, 1972.Google Scholar
4. Cf. Isajiw, Wsevolod, « Définitions of Ethnicity », Ethnicity, 1974, 1, pp. 111–124.Google Scholar Signalons aussi, revue plus ancienne, Plural Societies, La Haye.
5. Les recherches françaises à ce sujet sont présentées dans Pluriel, 1982-1983, n° 32-33, Minorités. Ethnicité. Mouvements nationalitaires (colloque tenu à Sèvres par l'Association française des ethnologues). Jean-Pierre Simon y note la « répugnance à l'interethnique et au minoritaire » qui caractérise la tradition ethnologique française mis à part quelques « oasis » (Bastide, Balandier), op. cit., pp. 13-26. L'absence d'un champ spécifique (encore patente dans le Rapport Godelier, Les Sciences de l'homme et de la société en France, Paris, Documentation française, 1982) se rattache sans doute à la fois à une tradition centralisatrice, au passé antirépublicain des revendications minoritaires et aux orientations structuralistes ou marxistes de la recherche jusqu'à une période très récente.
6. Notables, à cet égard, les travaux sociopolitiques de Nathan Glazer (cf. Ethnie Dilemmas, 1964-1982, Harvard University Press, 1983) et les études comparatives de Jerzy Smolicz sur les pratiques ethno-linguistiques (cf. « Is the Monolingual Nation-State Out-of-Date ? », Comparative Education, vol. 20, n° 2, pp. 265-286 ; « Multiculturalism and an Over-Arching Framework of Values : Some Educational Responses for Ethnically Plural Societies », European Journal of Education, vol. 19, n° 1, 1984, pp. 11-25).
7. Le concept d'« identité » fait l'objet d'un débat en cours. Cf. L'identité, Séminaire dirigé par C. Lévi-Strauss, Paris, Grasset, 1977 ; Oriol, M., « Identité produite, identité instituée, identité exprimée…», Cahiers internationaux de Sociologie, 6, n° 6, 1979, pp. 19–28;Google Scholar Camillieri, C., « Identités et changements sociaux », Identités collectives et changements sociaux, Toulouse, Privât, 1980, pp. 331–344;Google Scholar Abou, S., L'identité culturelle. Relations interethniques et problèmes d'acculturation, Paris, Anthropos, 1981;Google Scholar Grandguexaume, G., « Langue, identité et culture nationale au Maghreb », Peuples méditerranéens, n° 9, 1979, pp. 3–28.Google Scholar
8. Cf. Acuna, Rodolfo, Occupied America. The Chicano's Struggle toward Liberation, New York, Harper & Row, 1972.Google Scholar Autre exemple plus récent : en nombre important, des Noirs nordaméricains que leur promotion détache d'un prolétariat noir plus démuni que jamais, sont aujourd'hui amenés à juger « périmée » ou « archéologique » la question raciale aux États-Unis ; la compétition économique serait pour eux la règle essentielle.
9. Cf. par exemple Aronowitz, Stanley, False Promises. The Shaping of American Working Class Consciousness, New York, Me Graw-Hill Book Co., 1974. 10.Google Scholar Cf. Biot, Françoise et Verbunt, Gilles, Immigrés dans la crise, Paris, Éditions ouvrières, 1981, pp. 171–181.Google Scholar
11. Sur l'apparition et le développement de l'individualisme occidental (problème très discuté), cf. Macpherson, C. B., The Political Theory of Possessive Individualism, Oxford University Press, 7 e édition, 1986;Google Scholar Macfarlane, Alan, The Origins of English Individualism, Cambridge University Press, 1979.Google Scholar
12. Ainsi, pour Hans Kelsen, fondateur de l'école autrichienne (Théorie pure du droit, traduction de Ch. Einsenmann, Paris, Dalloz, 1962, p. 438), la base du droit est « le postulat de la souveraineté de l'individu, de sa liberté ». De même, pour Rawls, John (A Theory of Justice, 1971, Harvard University Press, 7 e édition, 1976)Google Scholar, le « concept de la société bien ordonnée » a pour fondements la catégorie du « chacun » (everyone) (p. 453 ss) et la notion d'« unité du moi » (the unity of self) qui définit la société à partir des individus et de leurs associations (pp. 560-567). D'où les deux principes sur lesquels repose la justice : 1) chaque personne doit avoir un droit égal sur la base de la liberté la plus étendue compatible avec une liberté semblable pour les autres ; 2) les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de telle sorte qu'elles soient simultanément a) raisonnablement susceptibles d'être à l'avantage de chacun ; b) attachées à des postes et à des charges accessibles à tous », op. cit., p. 60.
13. ses, Dans Leçons sur l'égalité, Paris, Fondation Nationale des Sciences politiques, 1984,Google Scholar Lucien Sfez soumet à une analyse critique de ses figures historiques ce qu'il appelle « la théologie de l'égal ».
14. Sur la notion de « maison » et sur les sociétés à « maisons », cf. en particulier Claude LÉVI-Strauss, cours des années 1976-1982 et Paroles données, Paris, Pion, 1984, pp. 189-241.
15. Ces pratiques (services réciproques, hospitalité, échanges de cadeaux, etc.) ont évidemment une valeur économique et elles n'échappent pas à un contrôle social sourcilleux, mais elles ne s'inscrivent pas dans la loi du marché, fondée sur cet équivalent général qu'est la monnaie. Aussi ne figurent-elles pas dans les calculs financiers et budgétaires.
16. Plus généralement, les «cultures » seraient des économies vaincues ou méconnues par d'autres, ou bien transversales et mineures, ou encore en réserve par rapport aux économies dominantes et se développant soudain quand la conjoncture s'y prête (cf. en France, pendant l'Occupation). Elles représentent, ni plus ni moins symboliques que les autres, des types différents de « commerce », parfaitement compatibles sur un même territoire, mais hiérarchisées. Dans la société française, par exemple, des « manifestations » supposées « culturelles » (le carnaval, le banquet de village, et jusqu'à la réunion de famille) constituent des économies (provisoirement ?) refoulées par l'histoire : alors même que ces îles sont progressivement occupées par une technologie touristique, elles ponctuent encore le territoire de lieux organisés par des principes économiques hétérogènes (la propriété collective, l'échange de dons, l'allégeance familiale, etc.).
17. A la déchéance de la puissancejjaternelle (loi du 24 juillet 1889), qui va permettre de multiplier les interventions du juge et de l'Etat pour défendre les droits individuels de l'enfant, correspond d'ailleurs « la séparation des Églises et de l'État » (loi du 9 décembre 1905). La synchronie a sa logique.
18. Cf. les réflexions de Françoise Héritier-Augé (« Famille », dans Encyclopaedia Universalis, Supplément, t. 1, Le savoir, 1985, pp. 534-538), et de Claude Lefort (« L'individu », Passé présent, n° 1, Ramsay, 1982).
19. « Hybrid Monism », cf. Smolicz, J., « Culture, Ethnicity and Education : Multiculturalism in a Plural Society », dans Megarry, J., Nisbet, S. et Hoyle, E. éds, World Year Book of Education 1981 : Education of Minorities, New York, Nichols Publishing Co., p. 19.Google Scholar
20. Cf. Citron, Suzanne, Enseigner l'histoire aujourd'hui. La mémoire perdue et retrouvée, Paris, Éditions ouvrières, 1984.Google Scholar
21. Sur ses formes actuelles, cf. Tudjman, Franjo, Nationalism in Contemporary Europe, New York, Columbia University Press, 1981.Google Scholar En France, il faudrait reprendre l'analyse des rapports entre « République », « Patrie » et « Nation » (cf. par exemple Renouvier, Charles, Manuel républicain de l'homme et du citoyen, 1848, Paris, Garnier, 1981 Google Scholar), ou l'histoire de l'« idéologie nationale » (cf. des livres encore essentiels : Guiomar, Jean-Yves, L'idéologie nationale, Paris, Champ libre, 1974;Google Scholar Weul, G., L'Europe du XIXe siècle et l'idée de nationalité, Paris, 1938 Google Scholar). L'identification de l'État à la nation appelle une réflexion sur leur distinction et sur les formes politiques d'autonomies nationales à l'intérieur d'un même État. Cf. des exemples et des hypothèses dans Les autonomies en différents Estats. Expériences i perspectives, Barcelone, Publications de l'Abadia de Montserrat, 1979. Une problématique inverse est développée par Hechter, Michael, Internai Colonialism : the Celtic Fringe in British National Development, 1536-1966, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1975,Google Scholar qui valorise le nationalisme.
22. Article 77 (al. 2 et 3) de la Constitution de 1958, qui pourtant était bien en retrait par rapport à la Constitution du 24 juin 1793, dont l'article 4 admettait certains étrangers à tous les niveaux de « l'exercice des droits de citoyens français », mais qui n'a jamais été appliquée. Cf. Jacqueline Costa-Lascoux et Catherine DE Wenden-Didier, dans Les
23. Cf. les études développant une conception « situationnelle » de l'ethnicité, et soulignant Padaptabilité ethnique, ses développements ou ses ankyloses, etc., depuis Bennett, J. éd., The New Ethnicity, St. Paul, Minnesota West Publishing, 1975;Google Scholar Despress, L. A., Ethnicity and Resource Compétition in Plural Societies, La Haye, Mouton, 1975;Google Scholar Epstein, A. L., Ethos and Identity. Three Studies in Ethnicity, Londres, Tavistock, 1978.Google Scholar
24. Lévi-Strauss, Claude, Anthropologie structurale deux, Paris, Pion, 1973, pp. 377–422:Google Scholar « Race et histoire ».
25. Cf. déjà par exemple, tout le courant « interactionniste » nord-américain, depuis les études fondatrices de Frederik Barth (1969).
26. Cf. par exemple, Katuszewski, Jacques et Ogien, Ruwen, Réseaux d'immigrés, Paris, Éditions ouvrières, 1981,Google Scholar sur les « déconnexions » et les « reconnexions » successives d'un réseau de parenté et sur l'évolution des règles traditionnelles compétentes en matière d'alliances.
27. Dans cette perspective, a déjà valeur exemplaire l'expérience du professeur qui sait bien reconnaître la formalité commune des problèmes posés par l'élève tzigane, par l'élève portugais et par l'élève breton. Des expériences françaises, on trouve des analyses, trop rares, dans Migrants formation, organe des Cefisem. Cf. aussi Cahiers de l'Éducation nationale, n° 26, juin 1984, en particulier sur les projets d'actions éducatives (PAE) interculturels, par exemple dans le 11e (recherches sur le conte) ou le 15e arrondissement (jumelage avec des établissements scolaires africains). Pour beaucoup d'enseignants, comme pour ceux de Douai, il ressort de ces expériences que « les difficultés rencontrées par les enfants d'immigrés ne sont pas spécifiques en tant que problèmes d'enseignement » et qu'il faut donc éviter les classes ghettos (ibid., p. 16).
28. Cf. Sayad, Abdelmalek, « Les trois âges de l'émigration algérienne », Actes de la Recherche en Sciences sociales, n° 15, juin 1986, pp. 59–79,CrossRefGoogle Scholar et « De “populations d'immigrés” à “minorités”, l'enjeu des dénominations », Rapport à l'Ocde, janvier 1985.
29. Cf. Granger, G. G., Essai d'une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1968,Google Scholar où l'élaboration d'une « stylistique » des écritures scientifiques intéresse davantage mon propos que la volonté d'y reconnaître un « principe d'individuation ».
30. Cf. Hymes, Dell, « On Communicative Compétence », dans Pride, J. B. et Holmes, J., Sociolinguistics, Hardmondsworth, Penguin, 1972 Google Scholar (la « communicative compétence » consiste à savoir quand, comment et à qui il est convenable de tenir telle forme linguistique, et met en œuvre les « rules for using the language »). Gumperz, Depuis John et Hymes, Dell éds, Directions in Sociolinguistics. The Ethnography of Communication, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1972 Google Scholar, et Bauman, Richard et Sherzer, Joël, Explorations in the Ethnography of Speaking, Cambridge, Cambridge University Press, 1974,Google Scholar on peut signaler les travaux de Ferguson, C. A., de Labov, William, de Watzlavick, P., etc. Cf. aussi Uli Windisch, Pensée sociale, langage en usage et logiques autres, Lausanne-Vienne, L'Age d'Homme, 1982.Google Scholar Importantes également, à cet égard, les recherches en pragmatique ; cf. Langue française, n° 42, 1979, « La pragmatique » ; Actes de la Recherche en Sciences sociales, n° 46, mars 1983, « L'usage de la parole ».
31. A cet égard, les « erreurs » sont des marques d'élocution dans le système régulier des énoncés. Elles repèrent les « manières de parler » des locuteurs. Cf. dans une perspective voisine qui concerne les « fonctions » du langage, Henri Frei, La grammaire des fautes (1929), Genève, Slatkine, 1971.
32. Cf. un exemple dans Smitherman, Geneva, Talkin and Testifyin. The Language of Black America, Boston, Houghton Mifflin, 1986. 33.Google Scholar Sur l'art de réemployer et détourner les produits d'une autre économie grâce à des pratiques propres, il y a bien des analyses. Cf. à propos du livre, du téléphone ou de la radio, les fines observations de N'Diaye, Catherine, Gens de sable, Paris, Pol, 1984,Google Scholar ou le modèle développé par Affergan, Francis, Anthropologie à la Martinique, Paris, Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1983,Google Scholar et une problématique générale dans De Certeau, M., L'invention du quotidien, 1, Arts de faire, Paris, UGE, 10/18, 1980.Google Scholar Deux cas éclairants : la lecture (cf. M. DE Certeau, op. cit., pp. 279-296), dont Wolfgang Iser a souligné combien elle est déterminée par les pratiques du lecteur (The Act of Reading, Baltimore, Johns Hopkins Paperbacks, 1981, pp. 107-134) ; la télévision, dont les émissions les plus « colonisatrices » (Dallas, par exemple, cible et vedette d'une sociologie de la communication) s'offrent à mille « usages » ou emplois hétérogènes (cf. Elihu Katz et Tamar Liebes, « Once upon a time, in Dallas », Intermedia, mai 1984, pp. 28-32).
34. S. Freud, Moïse et le monothéisme, dans Gesammelte Werke, t. 16, pp. 190-191 (traduction française d'Anne Berman, Paris, Gallimard, « Idées », p. 115) analyse la « particulière puissance (Macht) » des « petits morceaux » dispersés d'une origine abandonnée.
35. On pourrait appliquer à ce point particulier la conclusion du bilan d'un projet-pilote à l'école Jules Guesdes II (Argenteuil, 1982) : il s'agit « de donner aux enfants des outils nécessaires à la compréhension de la culture de l'autre et, par voie de conséquence, de la sienne » (cité dans Cahiers de l'Éducation nationale, juin 1984, p. 12).
36. En particulier une histoire ou une analyse institutionnelle aurait à montrer non seulement les luttes ouvrières et les mouvements sociaux dont les progrès du droit sont l'effet, mais aussi le rôle joué dans les luttes passées ou présentes par les « appartenances » (de forme quasi « clanique » ou d'adaptation) que le discours officiel occulte. En France, les relations toujours difficiles entre l'école même et les familles relèvent encore de ce problème et peuvent permettre une meilleure élucidation de la réalité sociale.
37. Dans une perspective voisine, et à propos de l'enseignement à donner aux jeunes tziganes, Jean-Pierre Liégois demande qu'on leur donne des « outils de négociation » englobant des pratiques techniques aussi bien que des éléments pour comprendre l'entourage non tzigane (les « gadgé ») et ses institutions. Cf. Formation des enseignants des enfants tziganes (Donaueschingen, 20-25 juin 1983), Strasbourg, Conseil de l'Europe, 1983, pp. 4-5.