Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
« Les statistiques données par le ministère de l'Intérieur indiquent que 18 millions de Français entre 1880 et 1980 sont des descendants d'immigrants à la première, deuxième ou troisième génération. Plus du tiers de la population française actuelle est donc d'origine non française ». Si l'on ajoute les étrangers vivant aujourd'hui en France (3,5 à 4 millions de personnes), c'est environ 40 % des habitants de ce pays dont l'histoire ne peut être confondue avec celle de la nation française. Avec les États-Unis et le Canada, la France est le pays industrialisé dont la population doit le plus à l'immigration. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître dans un pays où la recherche historique tient la place que l'on sait, le sujet n'a guère intéressé les historiens jusqu'à ces dernières années. Il suffit pour s'en convaincre de consulter le ficher central des thèses, les bibliographies annuelles de l'histoire de France ou les tables décennales des grandes revues d'histoire contemporaine. Les nombreuses « Histoire de France » parues récemment et les manuels scolaires des écoles primaires et secondaires n'accordent pratiquement aucune place à ce thème.
Over the last century immigration has played a decisive role in the renewal of the French population. For reasons having to do with political history as well as with the history ofthe social sciences, historians have not been interested in this subject ofstudy until quite recently.
One of the essential causes of mass immigration was French industry's inability to supply itself with the necessary labor power from the national labor market. The magnitude ofits recourse toforeign workers led, in several branches of production, to a veritable substitution ofone worker group for another. This article analyses the economie and political effects—very important for the social history of France—which resultedfrom thisprocess, as well as the specifie methodologicalproblems posed by historical research concerning immigration.
1. Tibon-Cornillot, M., « Le défi de l'immigration maghrébine », Politique aujourd'hui, févr.-mars 1984.Google Scholar
2. Dans le climat de xénophobie exacerbée qui règne actuellement, développer la recherche en ce domaine correspond aussi à une exigence éthique ; ceci d'autant plus que très souvent, l'histoire est utilisée pour légitimer l'intolérance vis-à-vis des étrangers.
3. Furet, F., Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, p. 136 ss.Google Scholar
4. Karady, V., « Le problème de la légitimation dans l'organisation historique de l'ethnologie française », Revue française de Sociologie, janv. 1982.Google Scholar
5. M. Mauss, « La Nation », 1920 (?), dans M. Mauss, OEuvres, t. 3, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 596. Pour comprendre les prises de position de Durkheim, il faut se souvenir qu'il doit combattre sur deux fronts simultanément : fils d'un rabbin alsacien, il est lui-même confronté à l'antisémitisme des partisans de Drumont et Maurras qui associent continuellement Juifs et Allemands, ce qui oblige la communauté juive à une surenchère patriotique permanente. Durkheim est également contraint de lutter pour la défense de la sociologie contre ses détracteurs qui la présentent comme une science « germanique » et « anti-française ». Sur ce problème, voir notamment Joas, H. J., « Durkheim et le pragmatisme », Revue française de Sociologie, oct.-déc. 1984;Google Scholar Marrus, M. R., Les Juifs de France à l'époque de l'Affaire Dreyfus, Paris, Calmann-Lévy, 1972;Google Scholar Durkheim, E., OEuvres, Paris, Éditions de Minuit, 1975, t. 1, p. 109 ss.Google Scholar
6. Hyman, P., De Dreyfus à Vichy, Paris, Fayard, 1985, p. 105,Google Scholar note que « les rares travaux de recherche concernant la main-d'oeuvre étrangère dans les années vingt sans être franchement antisémites, recèlent des préjugés contre l'immigrant juif ».
7. M. Halbwachs, « Chicago expérience ethnique », Annales d'Histoire économique et sociale, 1932 ; du même auteur, voir « La nuptialité en France pendant et depuis la guerre », A nnales sociologiques, 193 5.
8. Ch. D'HÉRistal, , L'invasion des barbares, Paris, Heitz et C° éditeurs, 1932, p. 10 ss.Google Scholar
9. Il ne s'agit bien sûr pas de juger, mais d'essayer de comprendre les raisons structurelles de l'impensable d'une époque. Le traumatisme des deux guerres mondiales auxquelles les savants français ont payé un lourd tribut, qui a affaibli la capacité de travail collective comme le notait Marcel Mauss, a sans doute réactivé la tendance à envisager le social à travers le national.
10. « La grande fin demeure l'ouverture sur le social » affirme Labrousse, E. cité par Jean Bouvier dans la présentation du tome IV de VHistoire économique et sociale de la France, PUF, 1979.Google Scholar
11. Halbwachs, M., Morphologie sociale, Paris, Colin, A., 1970, présentation de A. Girard.Google Scholar
12. Comme l'affirmait déjà Clermont-Tonnerre, « il faut refuser tout aux juifs comme Nation et accorder tout aux juifs comme individus ». Cité par P. Hyman, op. cit., p.15.
13. Schnapper, D., « Centralisme et fédéralisme culturels : les émigrés italiens en France et aux États-Unis », Annales ESC, n° 5, 1974.Google Scholar La faiblesse des possibilités d'expression offertes aux communautés étrangères a eu pour effet de rendre peu nombreuses les archives écrites sur le sujet ; problème supplémentaire pour l'historien. Néanmoins, la série F 7 des Archives nationales et les séries M des Archives départementales sont pleines de documents sur les aspects politiques de l'immigration ou sur les naturalisations qui attendent pour la plupart qu'on s'y intéresse.
14. Brun, J., America, America. Trois siècles d'émigration aux États-Unis (1620-1920), Paris, Gallimard/Julliard, 1980, p. 14.Google Scholar
15. Dans l'entre-deux-guerres, il faut fournir la bagatelle de 17 pièces administratives et faire traduire en français tous les documents pour que le dossier soit pris en considération !
16. Cf. à ce sujet, Bonnet, J.-C., Les pouvoirs publics français et l'immigration dans l'entredeux- guerres, Lyon, Centre d'histoire économique et sociale, 1976, p. 166.Google Scholar
17. A tel point que les Français d'origine étrangère souhaitant retrouver le souvenir de l'expérience immigrante font le voyage aux États-Unis. Cf. par exemple, Pérec, G. et Bober, R., Récits d'Ellis Island, histoires d'errance et d'espoir, Éditions du Sorbier, 1980.Google Scholar
18. Sur cette question, O'Brien, P. et Keyder, C., « Les voies de passage vers la société industrielle en Grande-Bretagne et en France (1780-1914) », Annales ESC, n° 5, 1979.Google Scholar
19. Hirschman, A., Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, trad. française, 1983, pp. 192–194.Google Scholar
20. A cet égard, on n'a pas assez insisté sur le fait que la plus grande partie du potentiel industriel français a été pendant longtemps situé dans des régions frontières facilitant le recours à la main-d'oeuvre étrangère, d'origine essentiellement frontalière.
21. Trempé, R., Les mineurs de Carmaux, Éditions ouvrières, 1971.Google Scholar Pour d'autres cas régionaux, voir Gaillard, J. M., Un exemple français de « ville-usine », La Grand'Combe dans le Gard et sa compagnie des mines, 1836-1921, thèse de 3e cycle, Université de Paris X, 1981, p. 168,Google Scholar et Hardy-Hbmery, O., De la croissance à la désindustrialisation : un siècle dans le Valenciennois, Paris, PFNSP, 1984.Google Scholar
22. Regourd, F., La Vendée ouvrière, 1840-1940, Les Sables d'Olonne, Le Cercle d'Or, 1981.Google Scholar
23. Hoffman, S., Sur la France, Paris, Éditions du Seuil, 1975.Google Scholar
24. W. Oualid, « L'immigration ouvrière en France et ses causes », Revue d'Économie politique, 1928. Sur ce sujet, voir aussi Cross, G., Immigrant Workers in IndustrialFrance, Philadelphie, Temple Univ. Press, 1983.Google Scholar
25. Pour une analyse plus détaillée, voir Noiriel, G., Les ouvriers dans la société française, Paris, Éditions du Seuil, 1986.Google Scholar
26. L'étude déjà ancienne réalisée par Girard, A. et Stoetzel, J., Français et immigrés, Paris, Ined, cahier n° 19, PUF, 1953,Google Scholar montre que parmi les ouvriers italiens du bâtiment de la Région parisienne, près de la moitié de la deuxième génération slest détournée de la classe ouvrière. En revanche, l'efficacité du paternalisme comme forme de reproduction sociale apparaît nettement puisque, dans les mines du Nord, les trois quarts des fils de mineurs polonais sont eux-mêmes ouvriers ou mineurs. Parmi les Italiens de la deuxième et de la troisième génération de Strasbourg, Albert Ricklin comptabilise 50 Vo d'ouvriers, « Note sur l'évolution sociale des colonies d'ouvriers italiens », dans Artisans et ouvriers d'Alsace, Strasbourg, Librairie Istra, 1965, p. 429 ss. A propos des Italiens dans le Sud-Est de la France, on trouvera de nombreuses remarques sur la trajectoire sociale de la deuxième génération dans Faidutti-Rudolph, A. M., L'immigration italienne dans le Sud-Est de la France, thèse de doctorat d'État, Université de Nice, 1964.Google Scholar
27. W. Oualid, op. cit.
28. Mauco, G., Les étrangers en France, Paris, Colin, A., 1932.Google Scholar
29. Voir Cordeiro, A. et Verhaeren, R. E., Les travailleurs immigrés et la Sécurité sociale, Presses Universitaires de Grenoble, 1976.Google Scholar
30. Ceci a eu notamment pour effet de dissocier la question de l'immigration et la question urbaine, toutes deux très liées aux USA.
31. Ce problème est développé par Baudant, A., Pont-à-Mousson (1918-1939), stratégies industrielles d'une dynastie lorraine, Paris, Publications de la Sorbonne, 1980.Google Scholar
32. Cf. Meillassoux, Claude, Femmes, greniers et capitaux, Paris, Maspero, 1975, p. 164.Google Scholar
33. Sternhell, Z., Maurice Barrés et le nationalisme français, Paris, Éditions Complexe, réédition, 1985.Google Scholar
34. Perrot, M., « Les rapports entre ouvriers français et étrangers (1871-1893) », Bulletin de la Société d'Histoire moderne, 12, 1960;Google Scholar Néré, J., La crise économique de 1882 et le mouvement boulangiste, thèse d'État, Université de Paris, 1959.Google Scholar
35. Montgomery, D., Workers’ Control in America, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1979;Google Scholar en particulier le chap. 4, « The “New Unionism” and the Transformation of Workers’ Consciousness in America, 1909-1922 ».
36. La longue résistance des verriers, des mouleurs et autres ouvriers de métier est ainsi en maints endroits complètement liquidée après la guerre grâce à l'immigration. On s'étonne que Charles Tilly et Edward Shorter, qui insistent pourtant sur l'affaiblissement du mouvement ouvrier entre les deux guerres, aient pu ignorer tout au long de leur ouvrage la question de l'immigration. Tilly, C. et Shorter, E., Strikes in France, 1830-1968, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1974.Google Scholar
37. Sur les casquetiers juifs, voir Green, N., Les travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1985.Google Scholar Le rapport entre la violence des luttes, la politisation et le fort degré d'immigration a été mis en valeur dans la Ruhr par E. Lucas, Arbeiter Radicalisme ; zweiformen von Radicalismus in der deutschen Arbeiterbewegung, 1976, Francfort, Verlag Roter Stern. Aux États- Unis, une étude portant sur la période 1930-1960 a pu isoler une corrélation positive entre taux d'immigration et propension à adopter un mode de gouvernement à la fois très politisé et conforme à l'idée que se font les Américains de la démocratie ; cf. D. Gordon, « Immigration and Urban Governemental Form in American Cities », American Journal of Sociology, 1968.
38. S. Bonnet, C. Santini, H. Barthélémy, « Appartenance politique et attitude religieuse dans l'émigration italienne en Lorraine sidérurgique », Archives de Sociologie des Religions, 1962; Bonnet, S., Sociologie politique et religieuse de la Lorraine, Paris, Colin, A., 1972.Google Scholar Pour le Var, Girault, J., L'implantation du parti communiste français dans l'entre-deux-guerres, Paris, Éditions sociales, 1986, p. 283 ss.Google Scholar A propos des comportements politiques de la deuxième génération aux États-Unis, Sabel, C. S., Work andPolitics, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1982 Google Scholar et Friedlander, P., The Emergence of U.A. W. Local, 1936-1939. A Study in Class and Culture, Pittsburgh, Univ. of Pittsburgh Press, 1975.Google Scholar
39. Le Bras, H. et Todd, E., L'invention de la France, Paris, UGE, 1981, p. 212.Google Scholar La « morale d'État Civil » dont parlait Michel Foucault est un redoutable obstacle pour l'historien de l'immigration tributaire de sources qui n'enregistrent qu'une partie de la réalité et orientent ainsi le regard. On sait que le mot « immigration » est lui-même très ambigu puisqu'il désigne le point de vue du pays d'accueil. Par ailleurs le simple acte juridique de naturalisation fait disparaître magiquement, dans les recensements notamment, la différence d'origine. Le patronyme n'est pas non plus un indicateur très fiable, en particulier pour les femmes qui perdent leur nom par les vertus du mariage.
40. Halbwachs, M., La mémoire collective, Paris, PUF, 1968.Google Scholar On peut rapprocher cette analyse de celle de J., Goody, La raison graphique, Paris, Éditions de Minuit, 1979,Google Scholar trad. française, présentation de Jean Bazin et Alban Bensa.
41. Ibid., p. 33.
42. M. Halbwachs, « La nuptialité en France pendant et depuis la guerre », op. cit. : « Dans nos vieilles nations, surtout avant-guerre, où tous les postes étaient occupés, où l'on n'avançait guère qu'à l'ancienneté, chacun devait prendre rang et attendre son tour, et les jeunes se trouvaient séparés des vieux par une masse dense, incompressible, dont l'épaisseur leur imposait le sentiment des étapes qu'ils devaient franchir, avant de rejoindre leurs aînés. »
43. Les communautés immigrées ont une autre « histoire vécue » à commémorer. Lorsqu'elle n'est pas complètement atomisée à cause de l'exil et de la pression nationaliste, elle peut conserver longtemps une grande vigueur, s'enraciner dans de nouveaux lieux, de nouvelles organisations. C'est le cas notamment pour les Polonais du Nord ; mais là aussi, la transmission des valeurs correspondant aux événements qui ont marqué la première génération se fait difficilement pour la deuxième génération, dont l'histoire vécue est structurée par d'autres facteurs. Ponty, J., Les travailleurs polonais en France, 1919-1939, thèse d'État, Université de Paris I, 1985.Google Scholar
44. H. LE Bras et E. Todd, op. cit.
45. Une synthèse des recherches effectuées sur ce sujet en Lorraine figure dans Noiriel, G., Longwy, immigrés et prolétaires, 1880-1980, Paris, PUF, 1984.Google Scholar Les hypothèses formulées ici font actuellement l'objet d'une nouvelle enquête dans le Pays Haut, en collaboration avec l'Association pour l'Étude du Patrimoine du bassin de Longwy-Villerupt (APEP), financée par la Mission de Recherche Expérimentale (MIRE). Pour une critique de la notion de tradition, voir Finley, M., Mythe, mémoire, histoire, Paris, Flammarion, 1981.Google Scholar
46. Pour juger de cette « réussite », on ne peut se limiter à la partie de la population qui a fait souche en France (d'où les limites de « l'histoire orale »). Il faut prendre en compte l'ensemble des individus qui sont venus, même pour peu de temps, dans le pays. Les registres du personnel dans les archives d'entreprise sont le meilleur document dont nous disposions pour mesurer l'importance de cette population. Dans les mines de fer de Bouligny (Meuse), pour un effectif total qui n'a jamais dépassé 1 800 travailleurs, entre 1906 et 1945, 28 000 noms différents ont été répertoriés sur les registres ! Chiffre qui donne à réfléchir sur les « capacités d'intégration de la société française ». D'après Harbulot, M. D., Bouligny, ses mines, ses cités, Mémoire de Maîtrise, Nancy, 1986.Google Scholar
47. C'est surtout à l'aide du corpus de lettres rassemblé grâce à la coopération de la population locale, que nous avons pu mesurer toute la force des agressions symboliques dues à la xénophobie des années 1930, en particulier chez les femmes d'ouvriers confinées dans la sphère « privée » et n'ayant pas les possibilités d'intégration que fournissait l'usine ou la mine. Pour un excellent témoignage littéraire de la difficulté d'être Arménien à Belleville dans l'entre-deux-guerres, voir Lépidis, C., L'Arménien, Paris, Éditions du Seuil, 1973.Google Scholar
48. Le terme de « normal » ne constitue pas bien sûr un jugement de valeur. Goffman, Pour E., « le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue ». Goffman, E., Stigmates, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 160.Google Scholar
49. « L'Affaire Manouchian », qui a été à la Une de l'actualité en juillet 1985, a constitué un début de prise de conscience dans l'opinion publique sur le rôle de ces « oubliés de la Résistance » qu'ont été les combattants étrangers. Cependant la manière dont le problème a été posé dans les médias est difficilement acceptable pour un historien car celui-ci est une nouvelle fois convié à jouer les procureurs, à chercher des coupables, à dévoiler les secrets, au détriment d'une analyse réellement scientifique du phénomène.