Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
L’article porte sur les associations caritatives (shan tang) qui se développèrent en Chine au cours du XIXe siècle.Quoique interdites par le gouvernement communiste, leur philosophie de l’action et les cultes autour desquels elles s’organisaient furent transplantés dans les communautés de l’Asie du Sud-Est.La présente étude traite tour à tour de l’histoire de leur implantation, de l’hagiographie des divinités qui les patronnent et de leur organisation dans le cas particulier de la Thaïlande.Le réseau national qu’elles forment et leurs ramifications internationales sont enfin analysés par référence à des variations dans les « structures de la conjoncture » et certains principes d’organisation qui semblent hérités de l’ancien mode de gouvernement chinois.
This article deals with shan tang, these charitable associations which developed in China mainly during the 19th century. Although they were forbidden by the communist government, their philosophy of action and their cults uprooted in the overseas’ Chinese communities of Southest Asia. The present study alternately considers the history of their settling, the hagiography of the saints who patronize them, and their organization in the specific case of Thailand. The national network they form, as well as their international connections are analysed with reference to variations concerning the « structures of the conjunctures » and some principles which seem to have been inherited from the rules of government of ancient China.
1- Le système de transcription des termes chinois pour lequel j’ai opté est dérivé de celui de Wade et a été adapté à la spécificité de la langue teochiu (/p’/, /t’/, etc., sont des consonnes éjectives).
2- Taksin, le général qui restaura la grandeur du Siam après la cuisante défaite de 1767 face aux Birmans, était le fils d’un collecteur de taxes teochiu, qui avait été adopté par une famille aristocratique siamoise. Lui et ses successeurs sur le trône, qui avaient euxmêmes du sang chinois, donnèrent une impulsion décisive en faveur de l’immigration des membres de ce groupe dialectal.
3- Cf. Coughlin, Richard, Double Identity.The Chinese in Modern Thailand, Hong Kong, Oxford University Press, 1960 Google Scholar, p. 6. À titre de comparaison, la Malaysia présentait à la même époque un profil plus équilibré : les Hokkien du Fujian étaient 31,7% des Hua Ch’iao ; les Hakka et Cantonais, 21,8 et 21,7% respectivement ; les Teochiu représentant pour leur part 12,1% de l’effectif (Purcell, Victor, The Chinese in Southeast Asia, Londres, Oxford University Press, 1965, p. 223).Google Scholar
4- Selon le constat de Tan Chee-Beng (« The Religion of the Chinese in Malaysia », in Kam Hing, Lee et Chee-Beng, Tan (éds), The Chinese in Malaysia, Singapour, Oxford University Press, 1999, pp. 282–315),Google Scholar les temples du mouvement sectaire De Jiao en Malaysia furent pour la plupart créés par des hommes d’affaires teochiu. De plus, deux des principales shan tang du pays (l’une dans l’état de Perak et l’autre à Sarawak) sont organisées autour du bodhisattva teochiu Da Feng.
5- Tan Chee-Beng parle de secte (The Development and Distribution of Dejiao Associations in Malaysia and Singapore: A Study on a Chinese Religious Organization, Singapour, Institute of Southeast Asian Studies, 1985),Google Scholar tandis que Kazuo Yoshihara préfère employer le concept de religion (« Dejiao: A Chinese Religion in Southeast Asia », Journal of Religious Studies, 15-2, 1988, pp. 199-221). La traduction de jiao par « religion » étant contestée, le terme de secte me paraît mieux adapté, d’autant que De Jiao répond aux critères qui, en contexte chinois, justifient un tel usage selon Jordan, David et Overmyer, Daniel, The Flying Phoenix: Aspects of Chinese Sectarianism in Taiwan, Princeton, Princeton University Press, 1986, p. 10,Google Scholar à savoir le rejet par le mouvement des institutions religieuses préexistantes.
6- Hong Techawanich, de son nom thaï, était l’héritier d’une riche famille teochiu. Il naquit au Siam en 1851 et se rendit à Shantou pour un bref séjour d’études alors qu’il était adolescent.
7- D’après Wuchu, Liu, « Le culte de maître Da Feng en Thaïlande », Minjian Zongjiao (Popular Religion, 2, 1996, p. 6),Google Scholar à la fin du XIXe siècle, pas moins de cinquante-six shan tang organisaient leur activité charitable dans la région de Shantou autour du culte de Da Feng.
8- Certaines sources chinoises s’efforcent de faire la part de l’histoire et de la légende. C’est notamment le cas de l’article de LIU WUSHU, « Le culte de maître Da Feng… », art. cit., p. 2. Selon cet auteur, Tai Hong/Da Feng aurait mis des années à collecter les fonds pour construire le pont de la Paix. Il supervisa les travaux de construction jusqu’à hauteur du seizième pilier, mais mourut avant de l’avoir achevé. Il revint aux villageois des environs de finir l’ouvrage. Le même auteur suggère que Da Feng n’aurait été qu’indirectement l’instigateur du rite du hsiu kou ku.De son vivant, il aurait certes insisté sur les mérites qu’entraînait la collecte des ossements des morts sans descendance, mais les Teochiu n’auraient pris conscience de l’efficacité de ces dispositions que plus tard, à l’époque de s Ming et des Qing, lorsque de grandes calamités frappèrent la région à intervalles rapprochés. En diverses occasions, les dévots auraient alors promené l’effigie de Da Feng sur les lieux où étaient censés errer des malemorts afin de les rallier et de les diriger vers l’Au-delà. Ces actions se seraient avérées efficaces pour éloigner l’infortune, d’après l’interprétation des locaux. De tels prodiges accrurent la popularité de Da Feng et de ses commandements, la liturgie de la fête prenant sans doute progressivement forme à partir de ces prémisses.
9- Voir Formoso, Bernard, « Hsiu-kou-ku, The Ritual Refining of the Restless Ghosts Among the Chinese of Thailand », Journal of the Royal Anthropological Institute, 2-2, 1996, pp. 217–234.CrossRefGoogle Scholar
10- S’y ajoute depuis 1997 un temple que des Teochiu émigrés de Chonburi ont édifié dans les faubourgs de Wellington, en Nouvelle-Zélande.
11- Ambition qui n’est pas sans rapprocher De Jiao d’autres mouvements religieux apparus en Asie à la même époque ; on pense notamment au Cao Daï vietnamien.
12- Le seul contre-exemple que nous connaissions est celui de la plus grande shan tang du sud de la Thaïlande, Thong Sia hsiang T’üng de Hat Yai, où, lors des grandes fêtes (hsiu kou ku ou fête du Salut universel), il est fait appel à des médiums de l’association Têk K’a de la ville pour communiquer avec Tai Hong.
13- Ces hsiu kou ku durèrent de trois à sept jours. Le premier, organisé en 1936, aboutit à l’incinération de 1 028 cadavres ; le deuxième, en 1947, à celle de 4 095 ; le troisième, en 1955, à celle de 13 044 personnes, le quatrième, en 1960 à 16 023 cadavres ; le cinquième, en 1965, à 17 240 ; le sixième, en 1971, à 19 241 ; le septième, en 1980, à 30 584 ; le huitième, à l’incinération de 13 459 ; le neuvième en 1994 à 18 206 corps et, enfin, le dixième, à 20 347 cadavres recyclés (je dois ces informations aux rapports d’activité de l’association publiés en 1990 et 1993, auxquels s’ajoutent les données livrées par son actuel dirigeant, M. Chayaphong Wisemongkhonchai).
14- Ainsi, lors de l’effondrement de l’hôtel Royal Plazza de Khorat en 1993, près de trois cents sauveteurs appartenant non seulement à l’association Ming T’ua de la ville, mais aussi à Po Têk Hsiang T’üng et à diverses agences Têk K’a du Nord-Est travaillèrent de concert pendant plusieurs jours pour exhumer des décombres les quelques survivants du sinistre.
15- Ainsi, en 2000, Têk K’a ne disposait à l’échelle de l’ensemble du pays que d’une dizaine d’équipes de médiums pour près de soixante agences, tandis que presque toutes les associations Ming T’ua et Pong Lai possédaient au moins une équipe.
16- Concernant les logiques d’extension et de hiérarchisation des lignées de culte, notons que Pong Lai et Têk K’a procèdent à un partage de l’encens mono-centré, puisque chaque nouvelle agence prélève de la poudre auprès du premier temple édifié dans le pays, tandis que Ming T’ua se développe selon un mode qui mêle l’ordre chronologique au critère de la proximité. Le temple dans lequel l’encens est prélevé est le plus récent de la lignée, dès lors qu’il n’est pas trop distant. Ainsi, l’agence Ming T’ua de Khorat, la plus ancienne du Nord-Est, a donné naissance à celle de Udon Thani, qui est à son tour à l’origine du temple Ming d’Ubon Ratchatani, dont dérive celui de Buriram. Entre-temps, des temples du mouvement avaient aussi été créés dans la Plaine centrale, mais le strict ordonnancement chronologique céda le pas au critère de la proximité (Udon, Ubon et Buriram étant des villes du Nord-Est, comme Khorat). Pour être complet, ajoutons que la hiérarchie juridictionnelle importe également. En effet, les temples des villes d’une même province tiennent leur encens de celui de l’agence du chef-lieu dès lors qu’elle existe.
17- Selon les données fournies par WILLIAM T. SKINNER, A Study of Chinese Community Leadership in Bangkok, Together with an Historical Survey of Chinese Society in Thailand, Ph. D., Cornell University, 1954, p. 246.
18- Au début des années 1990, la capitale et sa périphérie concentraient plus des deux tiers de l’activité industrielle du pays, près de la moitié du PIB, environ 60% des services, un pourcentage identique des structures hôtelières et captaient presque 70% de l’épargne nationale.
19- Cf. 1993.Thailand Population Data Sheet, Bangkok, Chulalongkorn University/Insti- tute of Population Studies. 20 - Le rôle crucial joué par des nouveaux venus en quête de promotion sociale dans la création des shan tang de la Chine du XIXe siècle a été souligné par WILLIAM T. ROWE, Hankow: Commerce and Society in a Chinese City, 1796-1889, Stanford, Stanford University Press, 1984, p. 248, ou, plus récemment, par SUSAN NAQUIN, Peking.Temples and City Life, 1400-1900, Berkeley, University of California Press, 2000, p. 652.
21- Selon une estimation donnée par V. PURCELL dans The Chinese in Southeast Asia…, op.cit ., p. 3, un peu plus de 8,5 millions de Chinois vivaient dans la région en 1947, dont 2,5 millions, soit près d’un tiers, au Siam. La disette de 1846 qui frappa les provinces de Guangdong et du Fujian aurait provoqué la mort de 225 000 personnes, d’après les chiffres fournis par Ta, Chen , Chinese Migration, with Special Reference to Labor Conditions, Washington, Government Printing Office, 1923,Google Scholar p. 6. Alexander, Garth, Silent Invasion. The Chinese in Southeast Asia, Londres, Mac Donald, 1973, p. 10,Google Scholar estime pour sa part à 20 millions le nombre de victimes de la rébellion des T’ai ping qui embrasa le sud de la Chine entre 1850 et 1864. Selon le même auteur, les combats qui se déroulèrent entre clans hakka et cantonais auraient provoqué la mort de 100 000 personnes, tandis que la grande famine de 1877 aurait fait 10 millions de victimes supplémentaires.
22- W. T. Skinner, A study of Chinese Community Leadership…, thèse citée, p. 312.
23- Ibid., pp. 38 et 152.
24- Mac Carthy, John, Surveying and Exploring in Siam, Londres, John Murray, 1902, p. 3.Google Scholar
25- W. T. Skinner, A Study of Chinese Community Leadership…, thèse citée, pp. 309-319.
26- Sous l’impulsion de riches entrepreneurs locaux, la première shan tang ouvrit à Shanghai en 1804, et la ville comptait en 1850 quatre de ces institutions, selon les données fournies par Mark Elvin, « The Gentry Democraty in Chinese Shanghai, 1905-1914 », in Gray, J. (éd.), Modern China's Search for a Political Form, Londres, Oxford University Press, 1060, pp. 42–43;Google Scholar à Pékin, les deux premières apparurent en 1845 et 1848, et leur nombre atteignit une douzaine dans la décennie suivant la révolte des Taiping ; à Canton, la première ouvrit en 1871, ainsi que l’indique T. Rowe, William, Hankow: Conflict and Community in a Chinese City, Stanford, Stanford University Press, 1989, p. 107.Google Scholar
27- Le statut de l’association dépendant d’abord et avant tout du nombre de ses salariés – c’est-à-dire, indirectement, de ses revenus –, Po Têk Hsiang T’üng reste à ce jour la plus puissante des associations caritatives chinoises du pays, même si, dans l’absolu, ses moyens humains paraissent moindres.
28- La principale fête où elles procèdent à de larges distributions de nourriture est celle du Salut universel (si kou en teochiu), qui a lieu au cours du 7e mois lunaire. Pour l’occasion, toutes les shan tang de Thaïlande recueillent des fonds auprès de leurs sympathisants afin d’acheter des denrées de première nécessité (riz décortiqué, sauce de poisson fermentée, paquets de lessive, savonnettes, vêtements…), qui sont distribuées par lots aux indigents au terme de la fête. Tandis qu’une Maison de bienfaisance de province offre de la sorte une moyenne de 1 500 à 2 000 lots aux pauvres, la principale shan tang du pays, Pô Têk Hsiang T’üng, en distribue vingt à trente fois plus. En 2000, elle a ainsi offert 65 000 lots, chacun d’une valeur de 300 bahts (l’équivalent de 8 dollars nord-américains) à une foule surtout composée de Thaïs.
29- Dans un échantillon de vingt shan tang auprès desquelles j’ai enquêté entre 1993 et 2000, la moyenne d’âge des membres de ces directoires était de soixante-sept ans.
30- Cette inflexion se signale par l’abandon presque général des temples lignagers où étaient conservées les tablettes ancestrales ; voir Formoso, Bernard, Identités en regard. Destins chinois en milieu bouddhiste thaï, Paris, éditions de la MSH/CNRS éditions, 2000.CrossRefGoogle Scholar
31- Tan Chee-Beng, « The Religion of the Chinese… », art. cit., pp. 282-315.
32- On pense notamment au Japonais Keijiro¯ Marui, dont les recherches concernant l’histoire de l’écriture inspirée ont été traduites par Seaman, Gary dans Temple Organization in a Chinese Village, Taipei, The Orient Cultural Service, 1978, pp. 24–28.Google Scholar
33- On fait bien sûr ici référence à l’ouvrage de Anderson, Benedict, Imagined Communities, Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso Books, 1983.Google Scholar
34- Toutes les grandes shan tang du pays organisent chaque année des voyages collectifs vers Shantou, Xiamen et, plus largement, les provinces de Guangdong ou du Fujian, afin de visiter certains sites historiques auxquels sont étroitement identifiés les saints patrons du temple. Ces voyages font ensuite l’objet de reportages photographiques dans les rapports annuels de ces associations.
35- Selon le sens donné par Sahlins, Marshall : « Un ensemble situationnel de relations qui se cristallise à partir des catégories culturelles à l’oeuvre et des intérêts des acteurs » (Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard, 1989, p. 141, n. 11).Google Scholar