« Les idées, conclut Pernille Røge, ont des vies et des postérités étranges » (p. 261). L’autrice s’intéresse en l’occurrence à celles de la « physiocratie » (littéralement « le gouvernement de la nature »), une doctrine prônée par une célèbre « secte » d’économistes politiques français du xviii e siècle, les premiers d’ailleurs à revendiquer le titre d’économistes, dont l’héritage polyvalent et persistant dans l’histoire de l’économie et au-delà ne laisse pas de surprendre. Les tenants de la physiocratie, école dont on peut attribuer la paternité au médecin de cour François Quesnay, connu pour être l’auteur d’un traité sur la saignée, se sont fait connaître, entre autres, en affirmant que toutes les activités économiques, à l’exception de l’agriculture, étaient « stériles », que le « libre-échange » devait supplanter le traditionnel système européen des droits de douane et des règlements, et que les souverains devraient incarner un « despotisme légal » en calquant leurs régimes sur les lois de la nature (p. 8-12)Footnote 1 . Bien qu’elle repose sur des hypothèses absurdes, qu’elle soit désastreuse dans la pratique et qu’elle ait fait à l’époque l’objet d’attaques virulentes dans toute l’Europe, comme des chercheuses et des chercheurs l’ont récemment souligné, la popularité jamais démentie dont jouit néanmoins la physiocratie fournit un exemple parfait de la « surprenante » dynamique des idées décelée par P. RøgeFootnote 2 .
Dès la fin du xviii e siècle, par exemple, l’aristocrate antisémite de Mantoue Giovanni Battista Gherardo d’Arco s’appuyait sur les doctrines physiocrates de la stérilité afin d’expliquer que le « ghetto » juif de Venise était l’équivalent pour le corps politique de la maladie de la « rouille » causée par des champignons parasitairesFootnote 3 . Tout aussi saugrenu, le marin et agronome amateur génois Stanislao Solari lançait vers la fin du xix e siècle un culte millénariste autour des engrais naturels qu’il baptisait « nouvelle physiocratie »Footnote 4 . Moins de deux décennies plus tard, l’eugéniste norvégien Jon Alfred Mjøen – qui signa en 1933 une tribune au titre sans équivoque, « Une défense d’Hitler » – suggérait que la « loi de la nature » validait les stérilisations forcées comme moyen de réaliser une utopie biologique appelée « nouvelle physiocratie »Footnote 5 . De manière plus conséquente peut-être, les physiocrates sont depuis longtemps les figures tutélaires préférées des théoriciens de l’économie et des commentateurs qui ne jurent que par les avantages universels du « libre-échange ». Bernard E. Harcourt, professeur de droit et de philosophie politique à l’université Columbia, fait quant à lui remonter la généalogie croisée du néolibéralisme et de l’incarcération de masse aux idées physiocratiquesFootnote 6 . Dire que les filiations de la physiocratie ont été « surprenantes » relève sans doute de l’euphémisme, mais l’intérêt que P. Røge porte aux aspects les plus solides de son héritage (par opposition aux aspects millénaristes) trace de nouvelles pistes pour comprendre son importance persistante dans toutes ses dimensions.
Comme le titre de son ouvrage l’indique, P. Røge étudie principalement le rôle de la physiocratie au sein des pratiques colonialistes et esclavagistes françaises dans le monde atlantique depuis la seconde moitié du xviii e siècle ainsi que plus largement les débats que ces pratiques suscitent. Elle s’intéresse en particulier aux résonances physiocratiques dans le contexte des îles du Vent (Martinique, Guadeloupe et Petites Antilles) et en Sénégambie. Si de précédentes recensions ont à juste titre souligné qu’elle aurait pu accorder davantage de place aux Mascareignes, le résultat constitue malgré tout le traitement le plus exhaustif de la physiocratie impériale dont on dispose aujourd’huiFootnote 7 . Après une introduction très fournie, dans laquelle l’autrice met en lumière la confluence des intérêts ayant abouti à la formation de ce qu’elle appelle de manière évocatrice l’« économie politique créole » de l’époque (p. 14), P. Røge poursuit avec un riche chapitre intitulé « Un empire colonial en crise ». Bien qu’extrêmement rentable, le complexe colonial français était moralement abject et, par nature, « fragile ». L’équilibre précaire entre des Blancs riches et des Blancs pauvres, des intérêts fonciers et commerciaux, des Noirs libres et une grande majorité de travailleurs noirs asservis reposait entièrement sur une vaste « économie souterraine » de contrebande inter-impériale (p. 37) et était sous la menace constante de sécessions ou d’empiétements par d’autres puissances. La perte de territoires consécutive à la guerre de Sept Ans (1756-1763) conduisit à l’élaboration de nombreux plans et projets visant à « régénérer » l’empire français, dont les plus marquants furent ceux des physiocrates.
P. Røge passe en revue ces plans ainsi que les visions concurrentes dans le chapitre intitulé « L’empire au-delà du système mercantiliste ». On a beaucoup insisté sur le fait que la Grande-Bretagne était parvenue, grâce aux Actes de navigation et à un réseau complexe de réglementations visant à encourager l’importation de matières premières et l’exportation de biens manufacturés, à s’imposer comme « le premier atelier du monde », pour reprendre l’expression forgée par Robert Bage dans son dernier romanFootnote 8 . Dans la droite ligne des hypothèses fondant leurs doctrines, Quesnay et ses adeptes ont au contraire suggéré de faire de la France ce que P. Røge appelle avec à-propos « la ferme du monde » (p. 82). Cela ne pouvait se faire qu’au prix d’une « complète réinvention de l’empire colonial français » (p. 82), impliquant l’abandon du système – datant de Jean-Baptiste Colbert – par lequel la France contraignait ses colonies à échanger toute leur production contre des biens français (selon le principe de l’Exclusif) et l’abolition pure et simple de la distinction entre colonie et métropole. Avec la perte annoncée de ses possessions coloniales en Amérique du Nord dans le sillage de la guerre de Sept Ans, seule une « mise à niveau » des colonies par rapport à la métropole pouvait offrir aux « ambitions françaises un nouvel élan » (p. 247-248). Grâce à un système fondé sur le « libre-échange », dans lequel toutes les parties – où qu’elles se trouvent dans le monde – seraient des « provinces » de même statut au sein d’un ensemble, la France s’assurerait la loyauté de l’outre-mer et régnerait en maître en tant qu’« empire agricole ». Si par le passé des chercheurs et des chercheuses ont suggéré que les physiocrates furent des critiques précoces de l’empire, P. Røge démontre clairement que leurs griefs ne portaient pas du tout sur l’empire colonial français, mais simplement sur la manière dont il avait été réglementé jusqu’alors.
Le troisième chapitre, « Entre territoires esclavagisés et provinces d’outre-mer », est consacré aux réformes proposées par les économistes pour optimiser l’administration coloniale, en particulier dans les colonies des Caraïbes françaises de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), de Martinique et de Guadeloupe. Ces réformes comprennent des mesures pour améliorer les infrastructures, promouvoir une plus grande liberté du commerce, développer l’agriculture et diversifier la production agricole. P. Røge se penche plus spécifiquement sur la question de l’esclavage dans le chapitre suivant, intitulé « Approvisionner ou supplanter les Amériques ». Bien que Quesnay lui-même n’ait pas pris position sur la question, des physiocrates plus tardifs comme Pierre-Paul Lemercier de La Rivière et Pierre Samuel du Pont de Nemours, ainsi que des compagnons de route comme Anne-Robert-Jacques Turgot, ont formulé des arguments, aussi bien moraux qu’économiques, en faveur de l’abolition progressive de l’esclavage et de l’instauration du travail salarié dans les plantations françaises. P. Røge ne cesse de scruter le rôle des idées physiocrates et de leurs dérivés dans la politique coloniale française dans les Caraïbes et en Afrique de l’Ouest, qu’il s’agisse des réformes de la gouvernance coloniale à Saint-Domingue ou de l’introduction de cultures marchandes et de l’établissement de ports francs au Sénégal, montrant à chaque fois comment des idées ont été développées et adaptées à des contextes très éloignés de ceux dans lesquels elles avaient été théorisées.
La désintégration du monde de l’Ancien Régime et de son fragile ordre colonial fait l’objet du chapitre cinq, « Un crescendo révolutionnaire », dans lequel l’autrice détaille les principales conséquences que la Révolution française et la révolution haïtienne ont respectivement eues pour l’institution de l’esclavage et pour l’empire colonial français. Cependant, au lieu de reconnaître ce qu’ils devaient à la physiocratie, les principaux abolitionnistes français de la Société des amis des noirs ont préféré s’inspirer de leurs prédécesseurs britanniques. Pour cela, ils ont sans difficulté pu être « désignés comme traîtres » pendant la Terreur, ce que plusieurs d’entre eux payèrent de leur vie (p. 217-219). Malgré tout, la détermination des physiocrates à promouvoir la « civilisation » par l’agriculture en Afrique a perduré jusqu’à la réaction thermidorienne et même jusqu’à Napoléon. Le dernier chapitre, consacré aux « Héritages de l’Ancien Régime », montre comment, et ce malgré les revers immédiats qu’elles ont essuyés pendant la Révolution, les idées de réforme de l’empire des physiocrates ont continué à jouer un rôle dans les politiques et les débats relatifs aux colonies jusqu’au xix e siècle et au-delà.
Si les contemporains de la physiocratie ont souvent pointé du doigt son dogmatisme et son inapplicabilité, P. Røge montre comment ses héritiers ont adapté les théories de Quesnay et de Mirabeau aux contextes mouvants et « interconnectés » qui étaient les leurs (p. 248). L’un des nombreux points forts de l’ouvrage réside justement dans la volonté de l’autrice d’étudier au plus près les « préoccupations croisées et parfois contradictoires » de ses acteurs (p. 178), et donc d’aborder les idées non pas comme des unités distinctes à identifier et à appliquer, mais plutôt comme des objets d’appropriations changeantes résultant plus souvent d’une « superposition partielle de points de vue » que d’un « engagement doctrinal », appropriations dont l’importance a souvent été négligée (p. 139). Comme P. Røge l’explique, les doctrines physiocrates étaient certainement « influentes », mais « rarement de la manière dont leurs auteurs l’avaient envisagé, et toujours en association avec des branches concurrentes de l’économie politique » (p. 12). Les planteurs de la Martinique « ont adopté certains principes clefs de la physiocratie lorsque cela servait leurs intérêts, mais en ont rejeté d’autres sans scrupules » (p. 14), ce qui montre que ces principes n’étaient pas appréhendés comme une tradition à embrasser ou rejeter en bloc. Ainsi, certaines théories, pensées à l’origine dans le contexte de la politique agricole de la France métropolitaine, pouvaient, par exemple, être réélaborées sur les rives du fleuve Sénégal à la fin du xviii e siècle et même, plus tardivement, dans le cadre de la mise en place de la « France d’outre-mer » en 1946, les « Départements et territoires d’outre-mer » (DOM-TOM) qui relient encore Paris à Cayenne, Nouméa et Papeete (p. 19 et 250-256). Mais cette réélaboration se faisait dans le cadre d’un discours de politique économique bien plus étoffé à l’échelle européenne, dont la vision des choses était souvent assez différente de celle des physiocrates.
À titre d’exemple de cette approche, P. Røge retrace l’incidence à long terme de la physiocratie sur l’évolution du néologisme « civilisation ». Forgé par l’acolyte de Quesnay, le marquis de Mirabeau, dont le frère cadet était gouverneur de la Guadeloupe dans les années 1750, et faisant figure d’idéal à atteindre par le biais de l’introduction de la religion et de pratiques agricoles plus efficaces en Afrique au milieu du xviii e siècle, le terme « civilisation » a fini par devenir la justification existentielle du colonialisme français sur le continent pendant le second empire colonial (p. 10, 65, 259, passim). Comme le remarque P. Røge, « avec ce mélange de proclamations économiques et humanitaires, la doctrine coloniale des physiocrates était porteuse de proclamations impérialistes qui allaient devenir bien plus courantes au xix e siècle » (p. 100). Sur le plan conceptuel, l’autrice n’hésite pas à remettre en cause de nombreuses conventions chronologiques, en reconnaissant le rôle des « ruptures » tout en « prenant au sérieux les continuités » (p. 246), et en recherchant (avec une approche similaire à celle utilisée par David Armitage pour étudier le cas des territoires d’outre-mer de la Grande-Bretagne) les différences, mais aussi les similitudes, entre les idéologies des premier et second empires coloniaux dans des moments de ruptures chronologiques comme la Révolution haïtienne, la Terreur et même la Seconde Guerre mondialeFootnote 9 .
Ce qui distingue ce travail de la plupart des contributions sur la physiocratie cependant, c’est la capacité de l’autrice à la contextualiser au-delà de ce que Joseph A. Schumpeter aurait appelé « l’histoire de l’analyse économique », en présentant une soigneuse étude d’archives sur la façon dont les chercheurs, les lobbyistes des plantations, les administrateurs de la Couronne et les entrepreneurs coloniaux ont compris les principes de la physiocratie, se les sont appropriés et en ont parfois fait le fondement de leur actionFootnote 10 . Economistes and the Reinvention of Empire s’impose donc comme l’un des meilleurs exemples de ce que l’on pourrait appeler, ces dernières années, un « tournant matériel » (worldly turn) chez les historiens et historiennes de l’économie politique des xvii e et xviii e sièclesFootnote 11 . Ce n’est peut-être pas tout à fait « l’histoire sociale des idées » au ras du sol que Peter Gay et Robert Darnton appelaient de leurs vœux il y a plus d’un demi-siècle, mais l’ouvrage se distingue par une exploitation ambitieuse des sources archivistiques, un moindre recours aux cadres d’analyse « olympiens », avec pour résultat une compréhension bien plus riche du passéFootnote 12 .
La lecture plus souple de la physiocratie proposée par P. Røge, qui montre que ses héritiers ont « progressivement » justifié leurs arguments en « se saisissant de manière éclectique de concepts et de théories » ici et là, y compris en piochant chez des ennemis jurés de Quesnay comme François Véron de Forbonnais, pour « servir leur cause dans un univers discursif en expansion » (p. 249), invite à se demander, d’une part, comment penser les « écoles » intellectuelles dans une continuité temporelle et, d’autre part, pourquoi les contemporains de l’école physiocrate l’ont attaquée de manière si véhémente pour son sectarisme. Si des arguments de bon sens sur la nécessité d’améliorer l’agriculture et d’accorder plus d’autonomie aux colonies pouvaient être facilement détachés d’hypothèses sur la « stérilité », plus douteuses sur le plan théorique, la physiocratie est-elle encore la focale la plus pertinente pour comprendre ces éléments ? Jusqu’à quel point les écoles de pensées doivent-elles changer pour acquérir, à l’image du trotskysme par rapport au stalinisme, une identité propre ? Après tout, si les physiocrates s’étaient contentés d’aimer l’agriculture et de critiquer l’Exclusif, David Hume, d’ordinaire pondéré dans ses jugements, n’aurait peut-être pas suggéré qu’il fallait « les dénoncer avec force, les écraser, les pulvériser et les réduire en poussière et en cendres ! ». Quant à sa description des physiocrates comme « le groupe d’hommes les plus chimériques et les plus arrogants qui existent actuellement », elle ne suggère pas non plus une ouverture à quelques inflexions théoriques ou accommodements pratiques que ce soientFootnote 13 . Concernant Ferdinando Galiani, qui affirmait qu’« en fait d’économie politique, un seul changement fait une différence immense », on comprend aisément qu’il ait étrillé les physiocrates pour leur prétention à avoir découvert des vérités universelles et éternellesFootnote 14 .
Selon Steven L. Kaplan, de nombreux adeptes du libéralisme se sont gardés d’adhérer en bloc au mouvement physiocratique en raison de sa rigidité idéologique. De nombreux auteurs et autrices ont d’ailleurs comparé de manière convaincante la physiocratie à une « religion », avec son catéchisme, ses routines et un mystère à contempler à la suite d’une révélation initiale ne pouvant être perçue par la seule raisonFootnote 15 . P. Røge ne cache pas que c’est l’appropriation des idées qui l’intéresse au premier chef, et qu’il lui importe finalement peu de savoir ce que Quesnay aurait pensé de telles ou telles choses, mais il n’en reste pas moins que les aspects les plus durables de la physiocratie – l’accent mis sur le travail salarié et l’amélioration de l’agriculture par exemple – étaient à la fois les moins originaux et les moins caractéristiques. Partant de ce constat, il devient presque impossible de distinguer les lointains échos de la physiocratie des initiatives d’amélioration de l’agriculture plus répandues au xix e siècle. Et qu’ont de réellement physiocratiques les arguments en faveur de l’établissement des départements d’outre-mer à la fin des années 1940 ? L’île de Bonaire, une « commune à statut particulier » des Pays-Bas, est-elle également une lointaine survivance de la physiocratie, ou existait-il des paradigmes alternatifs pour stimuler la cohésion des empires européens tardifs ?
Le fait qu’un livre réponde à des questions tout en en soulevant d’autres est un gage de sa qualité, et le récit riche et original de P. Røge ouvre justement de nombreuses pistes pour approfondir les recherches, tant sur le plan pratique que sur le plan théorique. Par exemple, la physiocratie a-t-elle connu une destinée différente aux Indes orientales, ou sont-ce les mêmes aspects de cette doctrine qui y ont été adoptés et appliqués ? Et que dire de la curieuse proximité de vues entre colbertistes et physiocrates, malgré des conceptions diamétralement opposées de la valeur ajoutée dans l’économie (les premiers l’attribuant à l’industrie, les seconds à l’agriculture), sur le constat que le Sud global devait se consacrer principalement à la production de cultures marchandes et de matières premières plutôt qu’à celle de produits manufacturés ? En dépit de visions très différentes en termes d’organisation du commerce international et des relations coloniales, et bien qu’ils n’aient pas les mêmes objectifs concernant le renforcement de l’autonomie des différentes composantes de l’empire colonial, ces deux courants de pensée s’accordaient parfaitement sur les moyens à employer. P. Røge illustre avec audace une forme d’étude des relations entre idées et politiques, certes plus complexe, mais plus réaliste sur le plan historique. Il faut saluer son travail qui ouvre des champs de recherche nouveaux et si fertiles.
Car les relations, formelles ou informelles, entre activités économiques et empires sont loin d’avoir été pleinement élucidées. Aussi, pour élargir le champ de l’économie politique, historiennes et historiens gagneraient-ils sans doute à aborder de manière plus critique les postulats théoriques des traditions qu’ils étudient, en particulier lorsqu’il s’agit de traditions qui – à l’instar de la physiocratie – continuent d’exercer une influence intellectuelle. Encore aujourd’hui, on en appelle explicitement à la physiocratie pour justifier de donner la priorité à l’agriculture en AfriqueFootnote 16 . Pourtant, il semble historiquement évident, pour reprendre l’un des termes favoris de ce courant de pensée, que « le développement économique est fortement corrélé à une diversification des exportations et donc à une moindre dépendance vis-à-vis de l’agricultureFootnote 17 ». La Grande-Bretagne, les États-Unis et la Chine sont parvenus, à des degrés divers, à devenir les ateliers ou les usines du monde et, aux yeux de certains observateurs, c’est peut-être là que réside la clef du futur du continent africainFootnote 18 . L’idée improbable qu’un pays puisse non seulement être le grenier de toute une région mais aussi devenir la « ferme du monde », une sorte de superpuissance agricole dans la matrice physiocrate, rappelle les récentes tentatives désastreuses de la Thaïlande pour prendre le contrôle du marché mondial du riz à travers un cartel inspiré de l’OPEC. Cultiver du riz et raffiner du pétrole sont pourtant des activités économiques bien différentes : de nombreuses régions peuvent accueillir des plantations de riz, les récoltes peuvent être perdues et il existe bien trop de substituts viables pour espérer dominer le marché comme les dirigeants thaïlandais s’étaient imaginé pouvoir le faireFootnote 19 . À la lumière de ce que nous savons de la dynamique du développement économique au cours des derniers siècles, la « pertinence » supposée de la physiocratie est pour le moins déconcertante, et l’exploration par P. Røge de son héritage persistant fait écho aux préoccupations les plus pressantes de l’économie politique contemporaine.
Economistes and the Reinvention of Empire plaide pour une approche « polyrythmique » de l’histoire intellectuelle, « plus sensible à la manière dont l’innovation, le changement et la rupture s’imbriquent dans la continuité historique » (p. 262). Quand le poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire prit position en faveur de la loi de départementalisation au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il invoqua Marx et Toussaint Louverture, mais P. Røge suggère qu’« en filigrane de ses revendications, on pouvait également discerner des idées sur l’intégration articulées par les physiocrates » (p. 256). De la même façon, certaines affinités électives peuvent expliquer le succès non démenti des physiocrates chez les libertariens d’aujourd’hui, qui considèrent que le slogan du « laissez-faire » peut être séparé – à l’instar d’une certaine prédilection pour les vérités universelles – des autres fondements théoriques de la physiocratie. L’économie politique a toujours été une affaire de mélanges et de correspondances, et l’analyse nuancée de P. Røge marque une avancée majeure pour l’étude des réfractions de la physiocratie. Son ouvrage incarne une manière extrêmement réjouissante d’écrire l’économie politique et devrait s’imposer comme une référence incontournable dans l’historiographie de l’économie politique du xviii e siècle.