Figure séculaire et changeante de l’autorité au Maroc, le Makhzen est l’objet d’une somme de représentations populaires qui affleurent dans des proverbes où pointe la crainte de ses sujets : « seuls Dieu et le Makhzen peuvent vous vaincre », « Trois choses ne peuvent être surmontées, le feu, l’inondation et le Makhzen »Footnote 1, etc. Le Makhzen, appareil d’une dynastie vieille de quatre siècles, est l’un des principaux lieux communs de la singularité du Maroc ; dans une tradition sans cesse réinventée, il engloutirait toute nouveauté menaçante, de la colonisation au printemps arabe. De nos jours, il est le nom donné à cette âme ancienne et insaisissable d’une monarchie elle-même « makhzénisée », c’est-à-dire hantée par son passéFootnote 2. Son énigme est encore alimentée par une tradition anthropologique particulièrement généreuse depuis l’indépendance du Maroc en 1956, dont les plus illustres représentants ont su reconstituer l’impression reçue par toute personne fréquentant le Maroc jusqu’à aujourd’hui : le Makhzen « épice les plats, fixe le cérémonial des noces, tisse les habits de circonstance et détermine le rituel de référence qui fixe la forme et le contenu de la relation entre gouvernants et gouvernésFootnote 3 ».
Les anthropologues ont ainsi récusé la confusion naïve entre Makhzen et État : réalité enfouie dans les consciences, nom commun à tous les esprits, le Makhzen est pourtant absent des lois ou des constitutions. « Non-dit politique »Footnote 4, il est l’instrument de toutes les stratégies du monarque pour s’introduire, depuis l’indépendance, dans le jeu des institutions. Ces conceptions sont nourries de l’observation d’un art politique dans lequel le roi Hassan II (r. 1961-1999) était passé maître pour soumettre les partis politiques, le Parlement et l’administration à sa volonté. Les longues années de son règne ont fortement imprégné les analyses de l’autoritarisme, florissantes au Maghreb dans les années 1990 et 2000Footnote 5. Mohammed Tozy donne peut-être l’une des définitions les plus abouties du Makhzen : en étudiant l’idéologie de « l’absolutisme califal »Footnote 6, l’autorité illimitée du vicaire de Dieu, il scrute le cœur du pouvoir, la maison du prince (Dar el Makhzen), où s’invente un mode de gouvernement. Présenté comme une géographie, l’ordre makhzénien se voit rapidement défini par la crainte et le respect qu’il inspireFootnote 7. Dans cette optique, il règne davantage sur les consciences et les sentiments qu’il n’intervient dans la vie de ses sujets.
Cette lecture anthropologique est la mieux connue de la recherche internationale. Le prisme des années Hassan II renforce l’impression persistante d’une énigme, celle d’une synthèse entre la technostructure française laissée par la colonisation et les épices d’un protocole monarchique fondé sur une violence séculaireFootnote 8. Une autre discipline s’est pourtant emparée du sujet, mais d’une manière plus discrète : le Makhzen est en effet l’objet privilégié des historiennes et historiens marocains, qui ont publié les résultats de leurs enquêtes, essentiellement en langue arabe, depuis les années 1960. Ils proposent un grand nombre d’études, rarement réunies en une présentation synthétique ; le point de vue offert par cet ensemble permettrait pourtant de dissiper l’image de monolithe mystérieux et menaçant attachée au Makhzen. L’État marocain des siècles passés apparaîtrait alors dans des habits plus banals, ceux tissés, essentiellement avant la période coloniale, par l’ensemble des relations sociales, familiales et économiques élaborées avec ses sujets. Les historiens et les historiennes ont parcouru les manifestations spirituelles et matérielles du Makhzen dans la société sans les réduire à la discipline ou à la terreur. Leur œuvre apparaît aujourd’hui indispensable pour comprendre la trajectoire historique de l’État au Maroc et fonder les renouvellements de l’histoire du Maroc en général, en dialogue avec d’autres sciences sociales et historiographies.
En nous concentrant sur les siècles de l’époque moderne de l’État marocain (xvie-xixe siècles), nous suivons non seulement la préférence de ces spécialistes, mais aussi la fortune même du mot « makhzen ». Signifiant le « magasin » ou l’« entrepôt », de la racine arabe ẖ.z.n. Footnote 9, il serait employé pour désigner le gouvernement des sultans à partir de la dynastie almoravide (xie-xiie siècles), ou plus certainement de la dynastie saadienne (xvie-xviie siècles), qui précède l’actuelle dynastie alaouite. Ces deux dernières maisons sont dites chérifiennes du fait de leur appartenance à la descendance du Prophète. Jacques Berque, dont les travaux ont touché tant d’aspects de la société maghrébine, n’a guère consacré d’énergie au Makhzen ; cet amateur d’ethnographie rurale, des interstices ou des marges, voit pourtant dans le Makhzen du xviie siècle « une capacité d’intervention militaire » reposant sur « une armée largement coupée du pays » et « une accumulation économique de type ancienne »Footnote 10. L’origine sémantique revient dans cette idée de captation de ressources : « La Cour, disait-on en France, est le tombeau de la nation. Le Makhzen n’en est que le silo insatiableFootnote 11. » Il est aussi l’ensemble des serviteurs et des moyens du prince, et non une entité abstraite, le « Makhzen du sultan », qui n’est pas à proprement parler un ÉtatFootnote 12. Le mot est d’usage dans la correspondance des souverains d’une manière explicite – le sultan parle de « notre Makhzen » (maẖzanunā) –, mais sa réalité s’évapore dans une multitude d’images : le « seuil chérifien » (al-iʿtāb al-sharīf), la majesté, la cité ou la présence (tout cela dans le mot ḥaḍra)Footnote 13, à l’instar du gouvernement ottoman qui est une « Sublime Porte » ou un « Seuil de félicité ». Il est aussi un adjectif : il y a un style makhzen, une famille makhzénienne, un usage makhzénien. Le sens du mot évolue enfin sous le protectorat, du moins en français, pour désigner d’abord l’État ancien du sultan face à l’État colonial élaboré selon le modèle européen, puis la version « archaïque » d’un État post-indépendant modernisé.
Si quelques travaux ont exploré la naissance et la croissance, vite interrompue, de la sociologie marocaineFootnote 14, les historiens et les historiennes de la période post-coloniale n’ont pas reçu la même attention. Leur contribution se voit résumée à une légitimation de la monarchie, sans évoquer leurs méthodes et apports historiographiques, éludés par des synthèses portant de toute façon sur les travaux en françaisFootnote 15. Cette étude se donne ainsi trois objectifs : à l’heure où, à de rares exceptions, il n’est plus un sujet d’étude aussi central, proposer d’abord une définition du Makhzen à travers le bilan de ces décennies de recherche pour rendre compte de l’héritage d’une génération d’historiennes et d’historiens marocains souvent méconnu de l’historiographie étrangère. Cette méconnaissance s’explique en grande partie par l’inégale maîtrise de la langue arabe parmi les spécialistes du Maghreb en France. C’est d’ailleurs le deuxième objectif de cet article : rappeler que si la parité documentaire, soit l’usage de sources vernaculaires pour restituer les temporalités du moment colonial en particulier, est devenue une exigence reconnueFootnote 16, la lecture de la bibliographie dans les langues nationales, qui en est la conséquence logique, est tout aussi indispensable. Depuis les politiques d’arabisation de l’Université maghrébine en particulier, les chercheuses et les chercheurs marocains publient et enseignent essentiellement en arabe et sans avoir toujours accès à la bibliographie francophone ou anglophone, si bien que les traditions académiques se développent d’une manière indépendante et parallèle, affaiblissant considérablement la portée des études maghrébines en France et leur dialogue avec la recherche au MaghrebFootnote 17. Naturellement, l’Université française est traversée, depuis une vingtaine d’années, par la multiplication des exceptions à ce qui était autrefois une règle, et les travaux qui s’appuient sur des sources en arabe ont également recours aux ouvrages d’historiens et d’historiennes dans cette langueFootnote 18 ; c’est dans ce même effort que s’inscrit cet article. Embrasser cet héritage historiographique modifie, selon nous, la façon d’envisager l’histoire du pouvoir au Maroc, en revenant à des démarches documentaires ou à des objets mis au jour par ces historiens et ces historiennes, mais encore trop ignorés par la recherche internationale.
Le dernier objectif se rapporte donc au Maroc ainsi qu’à la discipline historique : rendre compte des travaux sur le Makhzen de la période moderne, essentiellement en histoire mais aussi dans ses interactions avec les autres disciplines, permet de dissiper les effets d’exotisation scientifique de l’État marocain, ce réflexe qui consiste à trouver dans un vague passé réactualisé la clef de compréhension de la société marocaine. Dans une perspective plus vaste, le Maroc offre l’exemple original d’une réappropriation critique d’un legs intellectuel forgé dans un contexte colonial et marié à une tradition historiographique ancienne. Plus encore, le cas marocain peut contribuer aux débats désormais anciens sur la construction, au long cours, de l’État moderne. Les historiennes et les historiens marocains emploient toutefois une perspective qui diffère de l’approche généalogique privilégiée par l’historiographie européenne, soit celle qui interroge le rôle respectif de la guerre, de l’empire et de l’impôt dans la genèse de l’État moderne depuis le Moyen Âge. En se concentrant sur le xixe siècle, ils dévoilent l’existence protéiforme de l’État mais renoncent à en éclairer l’émergence au long cours. En revanche, en soulignant le faible degré d’institutionnalisation de l’administration marocaine, ces travaux nourrissent des questions plus récentes sur les relations entre État et société civile, sur les formes de mixité entre acteurs privés et publics, où la discrétion de l’État ne saurait plus être interprétée comme une simple absenceFootnote 19. La combinaison au Maroc de logiques nationales et d’un « gouvernement de la différence » (ethnique ou géographique), récemment remarquée par Mohamed Tozy et Béatrice Hibou, rapproche historiographie du Makhzen et nouvelle histoire impériale, qui ne conçoit pas l’État-nation comme l’horizon politique obligé de l’histoire contemporaineFootnote 20. L’approche multiscalaire précocement développée par les historiennes et les historiens marocains, notamment autour de la tribu, fait écho au renouvellement de l’histoire des États, anglais et français, par les médiévistes et les modernistes, qui ont souligné le rôle des pouvoirs locaux et discuté l’assimilation entre « État » et autorités centralesFootnote 21. Enfin, le Makhzen offre un exemple des relations qu’entretiennent histoire et sciences sociales, qui ont renouvelé la compréhension de l’État en EuropeFootnote 22 ; au Maroc, la réflexion s’est moins nourrie de sociologie, certes présente, que d’anthropologie. Dès les années 1960, le royaume fut ainsi une terre d’accueil hospitalière pour de nombreuses enquêtes étudiant le Makhzen aux marches du trône, parmi les familles patriciennes ou depuis un village de montagne.
Cet article est consacré aux travaux menés par des historiens et des historiennes marocains, depuis la fondation des universités au lendemain de l’indépendance jusqu’à la fin des années 1990, autour de l’objet qui a le plus retenu leur attention. Adopter le Makhzen comme fil rouge présente l’avantage de capturer dans nos filets l’essentiel des travaux de l’école marocaine qui rencontrent tous, d’une façon ou d’une autre, l’État marocain dont ils exploitent prioritairement les archives. Cette étude n’a naturellement aucune prétention à l’exhaustivité. La chronologie adoptée explique la prééminence, du moins au début de la période, d’un dialogue entre travaux marocains et travaux français, qui se comprend par la formation initiale, à Paris, d’historiens marocains, par la présence même de chercheurs français au sein de l’Université marocaine ainsi que par un ensemble de liens tissés sous la colonisation et resserrés, certes brièvement, par une coopération universitaire post-indépendance.
Les autres historiographies ont apporté une contribution plus récente à l’histoire du Makhzen, par exemple, du côté du monde anglophone, sur la place du jihād dans l’histoire du Maroc moderne et les usages que les sultans ont fait de cette catégorie élastiqueFootnote 23, ou sur des thèmes plus éloignés du Makhzen comme l’histoire des villes et des communautés juivesFootnote 24 ou de la pensée réformisteFootnote 25. Dès les années 1970, les spécialistes de la péninsule Ibérique se sont intéressés au Maroc moderne depuis la question des morisques – ces chrétiens descendants de musulmans convertis, expulsés d’Espagne vers le Maroc en 1609Footnote 26. Fondant quelques républiques indépendantes, ces derniers prospèrent en tant que corsaires et marchands dans le chaos qui suit la mort du sultan Aḥmad al-Manṣūr, en 1603Footnote 27. C’est à ce dernier prince que les historiens et historiennes espagnols ont consacré le plus d’attention, notamment avec les travaux de Mercedes García-Arenal, qui étudie rituels et représentations du pouvoir de l’État marocain lors d’un règne aux prétentions califalesFootnote 28. La revue Al-Qanṭara apparaît comme la publication de référence des travaux espagnols et internationaux portant sur l’Occident musulman, essentiellement médiéval mais aussi moderne (jusqu’au xviie siècle), avec une attention particulière prêtée aux documentations, textuelles ou archéologiques.
Nous nous en tiendrons toutefois à une chronologie qui s’arrête aux années 2000 en nous concentrant sur les travaux marocains. À partir du milieu des années 1970, l’Université connaît une phase rapide d’arabisation, quand les premières thèses sont soutenues non plus en France mais dans le royaume : cette séquence prolifique pour l’école historique marocaine s’achève à la fin des années 1990 avec la « crise » de l’UniversitéFootnote 29. Au début des années 2000, la réforme du système licence-master-doctorat, la réduction des effectifs des enseignants et la massification des inscriptions étudiantes mettent en difficulté les cursus en sciences humaines et sociales. La hausse continue des publications, essentiellement en arabe (à 75 %), ne peut cacher, selon Mohamed-Sghir Janjar, le manque de structuration d’une communauté et l’insuffisance d’une évaluation scientifique entre pairsFootnote 30. La multiplication des revues, des départements et des thèses, sans direction particulièrement lisible, dissipe en grande partie les lignes de force des années précédentes, met sur un même plan des travaux de qualité très inégale et rend plus complexe l’orientation parmi les publications. Le cloisonnement des études historiques au Maroc est concomitant d’une chute de l’intérêt des historiennes et des historiens français pour le pays à partir des années 1980, de la surreprésentation de la période coloniale et de l’usage exclusif d’une bibliographie et de sources francophones. Cette rupture des échanges entre France et Maghreb explique l’oubli de l’héritage historiographique marocain, qui se voit renforcé par l’isolement de la recherche marocaine et le tournant manqué de l’internationalisation des sciences humaines et sociales. En effet, au moment même où les travaux espagnols et anglophones sur le Maroc se multiplient, la recherche universitaire locale perd en visibilité à l’étranger, les livres en arabe s’exportant mal. Plus encore, cette recherche, pour l’essentiel en anglais, devient inaccessible à la communauté étudiante et à bien des spécialistes marocains pour des raisons linguistiques et pratiques ; l’arabisation des publications s’accompagne ainsi d’une arabisation exclusive des référencesFootnote 31.
Nous nous attacherons donc à cette séquence où l’historiographie marocaine conserve sa cohérence, en inscrivant tout d’abord sa naissance et son développement dans le contexte politique du second xxe siècle, pour ensuite évoquer les différentes méthodes déployées par ces historiens et ces historiennes. Le Makhzen apparaît dans ses propres archives non seulement comme une puissance matérielle exerçant son pouvoir dans la société, mais aussi, à travers des approches plus textuelles, comme une autorité spirituelle ; il est enfin un monde social en soi. À chaque fois, nous tâcherons de restituer l’originalité de ces études par rapport aux sciences sociales ou aux travaux sur d’autres pays avant de conclure par le bilan critique et programmatique que suggère cet héritage pour les historiens et les historiennes du Maroc.
Genèse d’une recherche historique dans le Maroc indépendant
Avant d’aborder des éléments de définition du Makhzen, il faut évoquer le contexte d’apparition d’une école historique après l’indépendance du Maroc, en 1956. Les préoccupations de cette école évoluent au fil des décennies, mais naissent dans un monde où la relecture nationale du passé, que les universitaires marocains estiment prisonnier de la science orientaliste française, fait partie des défis de la société nouvelle. La centralité ancienne du Makhzen dans les études historiques marocaines tient donc d’abord aux préoccupations d’une première génération d’historiens et d’historiennes qui, des années 1960 aux années 1990, a fait école.
L’école de Rabat : la refondation de la discipline historique (années 1960)
L’école historique de Rabat, ainsi que la qualifie Daniel RivetFootnote 32, est née au sein de la toute nouvelle faculté des lettres fondée à l’appel de Mohammed V (r. 1927-1961) par Charles-André Julien (1891-1991), historien français et militant anticolonial proche du mouvement national. Si l’expression exagère en partie l’unité méthodologique des travaux placés sous son égide, elle renvoie à des institutions comme la revue Hespéris Tamuda, produit de la fusion de Hespéris créée en 1921 et de Tamuda, revue espagnole née en 1953 et encore active de nos jours. L’ambition d’ériger une école est par ailleurs explicite chez Germain Ayache, juif marocain né en 1915, membre de la gauche communiste, comme son cousin Albert Ayache, lui aussi historienFootnote 33. C’est dans cette ambiance marxiste que des hommes d’abord formés en France se donnent comme projet d’écrire une histoire nationale. Les premières soutenances de thèse au Maroc devant attendre les années 1970, G. Ayache, directeur de la revue Hespéris Tamuda, joue un rôle moteur dans la formation de nouvelles générations d’historiennes et d’historiens et dresse, pour eux, une feuille de route.
L’école marocaine est doublement marquée par une opposition et un héritage : opposition à l’épistémologie coloniale qui a abrasé la complexité de l’État marocain pour mieux l’assujettir, héritage des historiens marocains des siècles passés, chroniqueurs des princes ou historiens locaux. Son ambition est scientifique, et G. Ayache propose ainsi de revenir aux archives « nationales », c’est-à-dire produites par le Makhzen, afin que la lumière ne vienne plus seulement de l’étranger mais du Maroc lui-mêmeFootnote 34. L’ouverture d’une direction des archives royales en 1975 contenant cette correspondance entre souverains, ministres et serviteurs facilite le recours aux archives locales qui fait bientôt l’originalité de cette école par rapport aux études étrangères fondées sur des sources européennes. Ces archives demeurent, selon le mot de G. Ayache, une « porte étroite »Footnote 35. L’absence de plan de classement, la dispersion d’archives dans différentes institutions publiques (la direction des archives royales, la bibliothèque Ḥasaniyya du palais royal, la bibliothèque nationale, l’archive générale de Tétouan, etc.) et collections privées ont ainsi conduit historiens et historiennes à se résigner à la rédaction de monographies de dimension modeste.
Ce faisant, ils renouent avec une « école traditionnelle » formée par les lettrés des siècles passés – auteurs de chroniques, de livres de généalogie ou de biographies collectives – tout en prenant leurs distances avec elle. À la suite des savants français de la période colonialeFootnote 36, l’école de Rabat redécouvre les chroniqueurs qui célèbrent les hauts faits des dynasties et les vertus de leurs monarques au moyen d’archives officielles dont ils étaient souvent, en tant que secrétaires de l’administration, les rédacteurs, comme le principal historien du xixe siècle Aḥmad al-Nāṣirī. À côté des historiens de cour, certains savants ont consacré leur vie à l’histoire de leur région, comme Muḥammad al-Muẖtār al-Sūsī. Formé à l’école coranique puis à l’université de la Qarawiyyīn de Fès, il fait revivre le Souss à travers archives familiales, sources orales et enquêtes locales compilées dans l’impressionnante somme qu’est le Maʿsūl Footnote 37. Le premier xxe siècle a vu se multiplier ces dizaines de compilations de sources de toutes sortes – correspondances, actes notariés, arbres généalogiques : on retiendra, en plus du Maʿsūl, l’Histoire de Tétouan (Tārīh Tiṭwān), publiée à partir de 1959 par Muḥammad Dāwud, un des modèles du genre restant l’ouvrage de ʿAbd al-Raḥmān Ibn Zaydān, paru en 1929, sur la région de Meknès (Itḥāf aʿlām al-nās bi-jamāl aẖbār ḥāḍirat Miknās)Footnote 38.
L’école de Rabat se distingue toutefois par deux aspects : elle se désintéresse d’abord de la seule étude des dynasties ou de la bourgeoisie urbaine au profit du peuple (la ʿāmma) et des relations entre villes et campagnes dans l’espoir, inspiré par la perspective marxiste dominante en ce temps, de dégager les grandes lois de l’histoire et de faire émerger les rapports de force de la société marocaine. Elle veut également donner naissance à une véritable science historique, fondée sur le recoupement et la critique des sources, là où les historiens de jadis recopiaient avec piété des traces du passé sur lesquelles ils n’osaient porter de jugement. Certaines figures de l’école de Rabat prolongent toutefois cette ambition, comme Muḥammad ḤajjīFootnote 39, qui entretient, avec Muḥammad al-Mannūnī, cette habitude de compiler des recueils de sources ou des catalogues de bibliothèques, devenus des outils de premier ordreFootnote 40. Issus d’anciennes familles de Meknès et de Salé, ces historiens incarnent et perpétuent un héritage intellectuel ancien. Après une formation traditionnelle à la Grande mosquée de Fès, un passage dans l’enseignement secondaire et des responsabilités culturelles, ils parviennent à l’université de Rabat, à l’inverse d’historiens comme Germain Ayache ou Abdallah Laroui qui font l’essentiel de leurs études en France avant de revenir au Maroc.
L’œuvre de G. Ayache incarne le mieux le second trait constitutif de l’école de Rabat, soit la critique d’une épistémologie coloniale certes particulièrement généreuse en études de l’État marocain, mais l’enfermant dans un système : l’exceptionnelle résistance des tribus rencontrée par les colonisateurs au Maroc, étalée dans le temps long d’une « pacification » qui ne s’achève qu’en 1934, a requis un savoir pointu sur les modes habituels de gouvernement des montagnes par le Makhzen, les institutions politiques locales et la géométrie des alliances intertribales. Robert Montagne (1893-1954), officier de marine du protectorat reconverti en ethnologueFootnote 41, souhaitait ainsi comprendre la dynamique politique du pays berbère, réputé indocile au pouvoir des sultans, associé à une civilisation urbaine et arabe. En modélisant l’impossibilité d’un empire uni, il lègue un pli de pensée à des générations d’administrateurs et d’historiens. Comme le remarque l’anthropologue Abdellah Hammoudi, de telles « notions claires et logiques » viennent rétablir la géométrie dans un ensemble hétérogène qui paraît, depuis l’extérieur, confus, en figeant dans de mêmes sous-ensembles (le canton, le caïd, la tribu) les termes du débatFootnote 42. En somme, le Makhzen se présente comme l’autorité surplombante d’une « anarchie organisée » livrée à un mouvement perpétuel et cyclique, dynamique à l’origine de la distinction – d’abord popularisée par Charles de Foucauld, l’un des premiers explorateurs du Maroc, et rapidement assimilée par les orientalistes – entre « blad makhzen » et « blad siba ».
Le Maroc serait ainsi fracturé entre un pays soumis à l’autorité des sultans, fondamentalement les grandes villes et les plaines (le blad makhzen), tandis que les montagnes ou les marges désertiques (le blad siba), hostiles à la domination d’un chef, resteraient rétives à son autorité. La division est commode : le fait de contester l’unité nationale du Maroc et de mettre en avant l’inachèvement de son État justifie le protectorat, alors voué à forger l’unité d’un Maroc moderne. Cette première approche du Makhzen par son antagonisme avec le monde berbère fait alors autorité. Édouard Michaux-Bellaire (1857-1930), orientaliste français et conseiller de la direction des Affaires indigènes, est chargé de rédiger l’article « Makhzan » de la première édition de l’Encyclopédie de l’Islam en 1936Footnote 43. Le Makhzen y apparaît comme un pouvoir essentiellement séculier à la vocation modeste : « il ne s’agissait ni d’organiser le pays, ni même de l’administrer, mais de se maintenir en contenant dans ses limites la dissidence avec l’aide des tribus guish [de l’armée]Footnote 44 ». Ce Makhzen de façade, représenté par ses souverains, ministres, grands et bas officiers d’une couronne protégée par des guerriers d’origine servile, est moins défaillant que rusé, entretenant « l’anarchie ambiante »Footnote 45 dans le but de ne laisser émerger de ce jeu à somme nulle aucun rival sérieux. Les résultats de cette recherche exercent une influence durable sur les ouvrages anthropologiques ou historiques de référence jusqu’aux années 1960.
Dans le sillage des figures du mouvement national contestant l’assimilation du Makhzen à un faux ÉtatFootnote 46, G. Ayache entend dissiper le mythe d’une anarchie-siba, « péché originel que le Maroc a dû trainer depuis l’aube des temps jusqu’à 1912, heure de la France et de la rédemptionFootnote 47 ». En contestant la pertinence des oppositions entre Arabes et Berbères, islam des villes et islam des campagnes, il pose les fondements d’une histoire du Maroc soucieuse de retrouver les racines d’une unité nationale. D’une manière parallèle à l’école de Rabat, A. Laroui, historien et plus généralement intellectuel marquant de sa génération, incarne lui aussi cet élan nationaliste de la pensée historique. Formé à la Sorbonne, il porte la conviction, forgée dans les mêmes eaux marxistes, que la modernité est l’horizon commun de l’humanitéFootnote 48. Dans le contexte des années 1960 et 1970 où l’État post-indépendant est l’acteur principal du « développement », autre horizon commun, il offre une image neuve et saisissante du xixe siècle marocain jusqu’alors connu du public francophone à travers les seuls historiens du protectorat. Son ouvrage Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain enjambe la période coloniale pour trouver les racines du nationalisme alors au pouvoir dans les années 1970Footnote 49. L’inspiration de la lutte contre le protectorat vient d’un fond contradictoire où sultans, savants et guerriers s’opposaient, dans un xixe siècle de périls, sur les directions possibles que la « réforme » devait prendre au Maroc. A. Laroui distingue un sens restreint du Makhzen (ceux qui reçoivent un salaire du trésor sultanien, sorte de fonction publique) et un sens large qui inclut un grand nombre d’« ordres sociaux » : la ẖāṣṣa (élite urbaine), les tribus alliées, les prestigieuses familles descendant du prophète (chorfa), les individus ou lignages auxquels une région ou une tradition prêtent une baraka particulière (saints et marabouts), en somme, un monde d’alliances adoptant l’islam comme langage commun.
Si les textes de G. Ayache et de A. Laroui ont souvent plus valeur de tribune que d’étude empirique, ils impriment deux directions pour l’histoire du Makhzen. Celui-ci entretient d’abord avec la société marocaine des rapports qui ne se résument pas à l’impôt ou à l’armée, c’est-à-dire à l’antagonisme avec la tribu. Les rituels, alliances généalogiques et croyances dans la baraka du sultan tissent un lien spirituel entre le souverain et ses sujets. Ensuite, la division du territoire en deux « blad-s » ne reflète pas la gamme élargie des allégeances, contestations ou indifférences qui séparent les palais des plaines ou de la montagne. Les historiennes et les historiens qui succèdent à cette génération, éloignés de la gauche réprimée par le Palais à partir de 1965, renoncent à forger un modèle historique au profit exclusif de la prudente monographie. C’est aux subtilités locales qu’ils se consacrent, gardant en tête la maxime de G. Ayache, comme inspirée de La Fontaine : le passé marocain a été déformé par l’épistémologie coloniale tel le bâton courbé par l’eau, mais la raison le redresseFootnote 50.
De l’histoire nationale à l’histoire sociale (années 1970-années 1990)
L’école de Rabat ouvre donc un champ d’investigation où le Makhzen constitue un objet central, au risque d’en exagérer l’importance dans l’histoire du Maroc. L’historien Abdelahad Sebti faisait remarquer que l’œuvre de A. Laroui tendait à présenter le Makhzen comme le pivot indispensable d’une société dont l’harmonie, qui doit tout à l’État, n’est menacée que par l’Europe, si bien que ce « makhzéno-centrisme » des « origines » contribue à la légitimation de la monarchieFootnote 51. Les évolutions de l’école historique sont dépendantes d’un contexte politique qui, après les émeutes de Casablanca réprimées en 1965, se raidit progressivement. Les historiens français ont parfois présenté cette période comme celle d’une histoire monarchique officielle destinée à renforcer un trône confisquant tous les pouvoirs au détriment des partis politiquesFootnote 52. Le conservatisme makhzénien se serait alors incarné dans la politique d’arabisation à marche forcée de l’enseignement supérieur – pourtant commune à tout le Maghreb – appliquée à l’université de Rabat par des recteurs proches du trôneFootnote 53. L’Université, lieu de contestation dans les années 1970, est particulièrement victime du tournant sécuritaire opéré par le régime de Hassan II, qui s’enfonce dans des « années de plomb » où la liberté d’expression, acquis précieux de l’indépendance, disparaît dans la répression policière. Les intellectuels maghrébins constatent alors que le cadre national, théâtre privilégié de leurs productions après l’indépendance, prend un tour carcéral sous les régimes autoritaires qui se répandent dans toute l’Afrique du NordFootnote 54.
Si la monarchie pèse de tout son poids sur l’Université, l’histoire n’en est pas la principale victime, à l’inverse de la sociologie ou de la science politique. Il existait certes une histoire proche du Palais, incarnée en particulier par l’historiographe du royaume Abdelwahab Benmansour, chef du cabinet royal en 1961 puis directeur des archives royales en 1975. Sous son impulsion, les archives mènent une politique de publication de sources orientée par les préoccupations politiques de la monarchie, liées plus particulièrement au Sahara, politique qui se prolonge jusqu’à nos jours. Certains sujets sensibles donnent lieu à des formes de prudence, comme le remarque Driss Mansouri par exemple pour l’histoire de l’armée au xixe siècle, armée au sein de laquelle furent préparées deux tentatives de coup d’État dans les années 1970Footnote 55.
Dans l’ensemble toutefois, la réduction de ce courant historiographique à une production intellectuelle pro domo, au service de la gloire royale, semble excessive. La monarchie investit ainsi d’autres espaces mémoriels pour diffuser une histoire officielle, s’incarnant notamment dans maintes fêtes et cérémoniesFootnote 56, tout en laissant croître une recherche scientifique – dans des universités certes abîmées. À partir des années 1970, historiens et historiennes font preuve d’une apparente prudence en s’abstenant de toute implication politique, au contraire des fondateurs de l’école de Rabat marqués par leur engagement à gauche. Une figure illustre de la génération suivante est Ahmed Taoufiq, auteur en 1976 de l’une des premières thèses en arabe soutenues à Rabat, futur ministre des Habous et des Affaires islamiques au long cours, en poste depuis 2002Footnote 57. Les principaux débats historiographiques de ces années s’éloignent de toute analogie avec le présent et se concentrent en particulier sur le xixe siècle. L’étude du Makhzen historique à travers le siècle d’élection de ce courant historiographique, allant de 1830 (invasion d’Alger) au protectorat (1912), présente trois avantages : combattre l’épistémologie coloniale sur son propre terrain (le Maroc « précolonial ») à l’aide d’abondantes archives, ce qui diminuait l’intérêt du Maroc des siècles précédents, trop isolé de l’Europe ; conserver une distance avec le Makhzen de la période coloniale, réputé endormi ou, pire encore, compromis avec la France, attitudes au sujet desquelles un silence pudique était de circonstance ; enfin, entretenir une certaine prudence vis-à-vis du Makhzen le plus récent, dans le contexte du règne autoritaire de Hassan II – tant qu’elle n’investissait pas le temps présent, la recherche dans les universités restait assez libre du choix de ses sujets.
Pour l’étude de ce xixe siècle, les historiens marocains construisent sur les bases posées fermement par Jean-Louis Miège, maître de conférences à l’université de Rabat avant d’occuper des postes de Professeur en France. À l’appui d’archives étrangères – biais que lui reproche G. AyacheFootnote 58 –, le maître ouvrage de J.-L. Miège montre l’étendue de la crise d’un Makhzen confronté à de graves déficits fiscaux, à des révoltes et des famines, dans un contexte d’ouverture de l’économie marocaine à l’Europe, synonyme de concurrences accrues et de lourdes dettes dues à la défaite contre l’Espagne à Tétouan en 1860Footnote 59. Ce travail s’inscrit dans une période de brève concorde entre historiens marocains et français à l’heure de la coopération : la première grande histoire du Maroc de 1967 juge sévèrement les tentatives du Makhzen pour moderniser son appareil administratif (collection intègre des impôts, recettes commerciales régulières, conscription efficace, etc.)Footnote 60.
Ces travaux, qui associent le Makhzen à une sorte d’iceberg inamovible surpris par un brusque changement de climat, ont fait l’objet, dans le contexte d’une Université désormais arabisée et dépourvue de coopérants, d’un débat parmi les historiens marocains. Cette réaction vit plus ou moins s’affronter deux thèses : l’échec des réformes serait dû soit à l’immixtion des puissances étrangères qui avaient combattu un réformisme autochtone – thèse qui dédouane plutôt le Makhzen ; soit à une opposition conservatrice interne, renforcée par des soutiens étrangers qui auraient pris les sultans en tenailleFootnote 61. Dans cette perspective, la personnalité réformatrice des princes, notamment de Moulay Hassan (r. 1873-1894), dont le règne est de loin le plus remarquable et le plus étudié du siècle, s’oppose aux résistances du Makhzen – associé en ce sens à l’idée d’un outil parfois indocile du trône. Les historiens marocains ont alors conduit des recherches dans les fonds étrangers, étudiant le rôle majeur de la Grande-Bretagne dans cette prédation impérialisteFootnote 62 ou les institutions de protection qui concoururent à la déliquescence du MakhzenFootnote 63. Du point de vue des sources locales, M. al-Mannūnī propose une réflexion sur l’échec des réformes, qu’il impute lui-aussi à l’hostilité de la cour pour toute initiative rapportée à la main de l’étrangerFootnote 64. D’une manière générale, le grand colloque sur la réforme (iṣlāḥ) tenu à Rabat en 1983 montre l’ouverture des historiens marocains à la comparaison et, à regarder la liste prestigieuse des participants, la centralité de ce thème dans l’historiographieFootnote 65.
Ce débat n’a pas véritablement opposé deux camps, comme les partisans de la contrainte ou du consentement ailleurs, mais ces deux options se trouvent plus ou moins accentuées selon la nature des sources convoquées par les monographies ou l’identité de leur auteur. La synthèse collective la plus récente dirigée par Mohamed Kably adopte d’ailleurs ces nuances : les causes externes et internes se conjuguent dans une sorte de cercle vicieux où les puissances européennes imposent au Maroc des réformes en prétendant agir pour son bien tout en sabotant leurs conséquences bénéfiques, diminuant en retour son emprise sur la sociétéFootnote 66. Cette Histoire du Maroc rend compte d’un tournant – pris selon l’historien Muḥammad al-Manṣūr autour de 1975 – de l’« histoire nationale » (tārīẖ waṭanī) à l’« histoire sociale » (tārīẖ ijtimāʿī), inspirée par l’« école » des AnnalesFootnote 67. Pour ne pas résumer ces travaux à leur contexte d’écriture, souvent surdéterminé par l’atmosphère politique, nous proposons de nous intéresser aux méthodes de cette histoire sociale. Le Makhzen est ainsi saisi à travers une diversité d’approches et de sources qui constituent l’apport, trop méconnu en France, de cette école historique et de ses héritiers. Sans que des sous-courants ne se distinguent, les historiens et les historiennes ont présenté le Makhzen sous différents angles que nous résumons ici en trois familles : le Makhzen matériel, approche la plus étoffée, le Makhzen spirituel et la sociologie historique de l’État.
Le Makhzen matériel : l’État et la société
Dans sa relation à ses sujets, l’État marocain a d’abord été étudié au prisme de ses préoccupations : la collecte des impôts, le maintien de l’ordre et la conduite de la guerre. Ces relations reposent sur un consensus social dont historiennes et historiens ont éclairé les fondements et les fragilités. Le Makhzen reçoit l’adhésion du peuple à condition de garantir la sécurité et la stabilité sociale face aux fléaux qui traversent le Maroc moderne – désastres climatiques, agressions étrangères, désordres intérieurs. C’est dans l’accomplissement incertain de ces devoirs, selon le talent du sultan ou la clémence d’une époque, que le Makhzen révèle des traits originaux, à travers ses négociations avec les tribus, sa faculté à se mouvoir dans tout le territoire, son intervention dans l’économie, et notamment sa vocation nourricière. Les contours de ces « politiques » du Makhzen ont fait l’objet de nombreux travaux issus de traditions historiographiques différentes, de la monographie de tribu à l’histoire économique, avec une présence régulière de l’anthropologie. Dans cet esprit, le Makhzen est envisagé au prisme de ses ressources, financières et matérielles, et de sa capacité à agir sur la société, capacité mesurée dans le contexte d’adversités intérieures et extérieures qui menacent, notamment au xixe siècle, l’exercice de sa souveraineté.
Les monographies régionales et le Maroc au xixe siècle
Pour mettre en application les principes d’une histoire plus proche des réalités marocaines et pour dissiper le modèle colonial d’un Makhzen incapable, historiennes et historiens ont d’abord voulu lui donner l’épaisseur sociale qui lui faisait défaut. Pour Aḥmad al-Tawfīq, l’État marocain doit d’abord se comprendre comme une « interaction entre les gouvernants et les gouvernésFootnote 68 », alors que le Makhzen était jusque-là souvent cantonné à ses relations avec l’Europe, saisies à travers les archives diplomatiques ou le regard des voyageurs européens. Dans ce cadre, les tribus sont apparues comme les lieux les plus indiqués pour inaugurer une nouvelle manière d’écrire son histoire : insoumises ou collectrices d’impôts, elles sont les principales actrices de la siba. Unités de population fondamentales de la société marocaine aux contours discutés, leur puissance d’identification, elle, ne fait pas débatFootnote 69. Au cœur de l’abondante correspondance échangée entre les sultans et leurs délégués dans le territoire (les caïds), la monographie de tribu met en pratique le programme énoncé par G. Ayache sur les documentations qu’il appelait « nationales ». Ce dernier, comme A. Laroui, voit dans la tribu non l’envers ou l’ennemi de l’État, mais une partie intégrante de son gouvernement. La fonction d’arbitrage du Makhzen entre les différentes tribus ainsi que sa capacité à épouser l’hétérogénéité des territoires et des populations justifient, aux yeux de G. Ayache, « la nécessité de l’État »Footnote 70.
C’est dans ce contexte que la monographie de tribu est devenue un genre florissant, une « mode »Footnote 71 dans les universités marocaines à partir des années 1970, en héritage non pas des monographies régionales qui avaient fait les grandes heures de l’historiographie française du début du siècle, mais bien d’une histoire locale marocaine. Tout en bénéficiant de ce « souffle d’érudition ancien »Footnote 72, les historiens de l’école de Rabat se démarquent pourtant de cette tradition en avançant l’ambition d’un propos général sur l’histoire du Maroc à partir d’un cas particulier. Quatre auteurs sont généralement retenus par l’historiographie marocaineFootnote 73. Dans son ouvrage de 1976, Aḥmad al-Tawfīq étudie la tribu des Īnūltān du Grand Atlas, près de Demnat (sud-ouest), soumise au Makhzen l’essentiel du temps, mais souffrant d’une augmentation de la pression fiscale au xixe siècle. Ce livre magistral d’histoire sociale, reposant sur un travail quantitatif considérable, entend montrer, à partir de l’étude d’une région villageoise, la circulation entre le niveau local et le niveau central du Makhzen. L’auteur s’y propose d’examiner une « cellule » pour connaître le corps tout entier, sans besoin de dresser l’inventaire de toutes ses « côtes et vertèbres »Footnote 74. De son côté, ʿAlī al-Muḥammadī s’est penché, dans son livre de 1989, sur la tribu des Aït Bā ʿAmrān, confédération berbère du sud spécialisée dans le commerce transsaharien et en conflit régulier avec le Makhzen, pour restituer le regard même de la tribu, dans une échelle locale qui communique avec celle de la nationFootnote 75. Raḥma Bū Ruqiyya présente quant à elle une forte ambition théorique dans l’introduction de son ouvrage de 1991 et propose une contribution pluridisciplinaire, à la fois historique, sociologique et anthropologique, pour comprendre le Makhzen dont elle étudie les relations avec la tribu des Zemmour, confédération berbère du Moyen Atlas. Son interrogation sur la possibilité d’identifier Makhzen et État vise bien l’autorité elle-même à travers sa relation avec les sujetsFootnote 76. Enfin, ʿAbd al-Raḥmān al-Mūddan se consacre à la tribu des Īnāwan des environs de Fès et de Taza – très proche du pouvoir mais résidant dans ses marges –, dont il cherche à expliquer le soulèvement lors de la rébellion de Bū Ḥmāra en 1902. Cette question est un prétexte pour interroger les relations entre la société rurale et l’État avant le protectoratFootnote 77.
Ces monographies restent muettes sur leurs modèles, pourtant perceptibles dans leur méthode : forte influence de l’histoire quantitative pour A. al-Tawfīq – influence d’autant plus sensible que les sources statistiques sont inexistantes ou éparpillées pour le Maroc du xixe siècle ; procédés propres à la micro-histoire dont l’essor est contemporain de leurs ouvrages ; approche foucaldienne d’une société saisie par ses marges. Seule R. Bū Ruqiyya met en avant quelques références, empruntées surtout à Karl Marx et à Michel Foucault. Ces auteurs marocains baignent en effet dans un climat scientifique international qu’ils ne peuvent ignorer : R. Bū Ruqiyya a soutenu sa thèse à l’université de Manchester, ʿA. al-Mūddan à Princeton (mais sur un autre sujet), d’autres encore à ParisFootnote 78. Les auteurs cités dans ces travaux constituent des adversaires plutôt que des inspirations, au service de la réfutation de la théorie segmentaire de Robert Montagne à Ernest Gellner, exception faite d’Ibn Khaldūn, incontournable penseur des rapports entre l’État et la tribu au xive siècle.
Fruits d’une méthode commune, ces ouvrages portent sur des tribus d’origine, de milieu et d’habitudes politiques variés, et s’articulent autour d’un même ensemble de questions dont le Makhzen est l’invariable centre de gravité. Leur étendue chronologique dérive directement de cette préoccupation : après un développement liminaire où plusieurs siècles sont embrassés rapidement dans des chapitres thématiques portant sur « l’écologie » de la tribu (généalogie, milieu naturel, peuplement, etc.), les parties diachroniques pivotent toutes autour de Moulay Hassan, énergique réformateur du gouvernement des provinces et animateur d’un règne particulièrement généreux en archives. Rares sont les incursions, comme celle de R. Bū Ruqiyya, dans les années suivant l’indépendance. La monographie locale existe aussi pour les xviie ou xviiie siècles, comme celle de Muḥammad Mazzīn. Elles n’ont toutefois pas les mêmes préoccupations : étudiant Fès et sa banlieue, M. Mazzīn s’intéresse aux relations entre villes et campagnes à travers la démographie, les comportements urbains et les relations économiques – le Makhzen s’estompe dans la crise politique de la dynastie saadienneFootnote 79.
Restituons d’abord leurs conclusions sur le visage concret du gouvernement marocain, avant d’évoquer plus loin leurs analyses de l’idéologie makhzénienne. Ce gouvernement s’incarne d’abord dans la figure du caïd : chargé du commandement d’une région ou d’une tribu et dépositaire de prérogatives fiscales et policières, il est l’œil et la main du Makhzen sur le territoire. À travers lui, c’est l’emprise du Makhzen sur la tribu qui est examinée et, finalement, l’obéissance fiscale ou militaire. En dessous du caïd, les cheikhs sont parfois élus, parfois désignés par le Makhzen, mais toujours issus du territoire qu’ils doivent administrer. ʿA. al-Muḥammadī souligne ainsi la « dualité » (izdiwājiyya) d’une fonction représentant le Makhzen auprès de ses sujets, et ses sujets auprès du khalīfa (délégué) du sultan : les cheikhs doivent sans cesse composer avec des intérêts contradictoiresFootnote 80. Les rapports entre le Makhzen et son caïd sont changeants : informateur indispensable du premier, le second échange constamment avec le sultan des présents, des privilèges ou des lettres sur tous les sujets, qu’il s’agisse d’une révolte anti-fiscale ou du prix des timbresFootnote 81.
Les historiens s’intéressent en particulier aux politiques de Moulay Hassan pour mettre fin aux infidélités de ses représentants : multiplication du nombre de caïds, remplacement des caïds issus des tribus par des « caïds makhzen », recrutés parmi les groupes militaires d’esclaves qui l’entourent. Pour les Īnāwan, ʿA. Muddan note que ce type de caïd n’est en fonction que quelques années, au début de la décennie 1880, fruit d’une tentative avortée du sultan de changer sa politique administrative ; en voulant imposer aux tribus des serviteurs qui lui étaient étrangers, le sultan a oublié « d’habiller sa politique d’un vêtement tribalFootnote 82 », précaution jusqu’alors gage de succès. Cette action rappelle en fait celle du sultan Moulay Slimane (r. 1792-1822), qui voulut imposer des caïds allogènes à tous les territoires de son empire, des Sharqiyya du Sud aux bourgeois de Fès, suscitant partout la même oppositionFootnote 83. Le Makhzen joue toutefois sur plusieurs tableaux et, à ces quelques exceptions près, les pratiques de consultation sont fréquentes pour choisir un caïd ; parfois, si celui-ci dégénère en tyran, les habitants peuvent se tourner vers le sultan dans l’espoir que leurs plaintes aboutissent à sa destitutionFootnote 84. Le degré de stabilité d’une tribu dans le giron caïdal dépend de facteurs personnels et d’une tactique sultanienne vis-à-vis d’une famille de notables où il entre autant de confiance que de ruse, quand le Makhzen joue avec les rivalités locales.
Les historiens décrivent surtout un consensus entre élites rurales et citadines contre l’essentiel du peuple marocain. Les institutions locales ainsi que les assemblées communautaires (jamāʿa), décrites jadis par les ethnologues de la période coloniale comme le lieu d’une démocratie berbère rétive à l’obéissance, sont au contraire présentées en auxiliaires, avec le Makhzen, d’une concentration de la terre au profit d’une aristocratie foncière dont les ambitions, cernées par le droit musulman et la coutume, ne sont nullement égalitairesFootnote 85. D’un point de vue juridique, c’est un autre totem qui est combattu : loin d’opposer droit musulman d’essence urbaine et coutume imprégnée de fond berbère, les historiens montrent que la justice coutumière (ʿurf) et la justice musulmane du qāḍī avancent généralement en harmonie. Ces monographies concluent toutes à une forme de pragmatisme du Makhzen, qui préfère voir régner un droit coutumier plutôt que de risquer, par une obstination à imposer d’autres interprétations, la multiplication des conflitsFootnote 86. En somme, l’existence d’institutions locales et coutumières n’est en rien contradictoire avec l’allégeance au Makhzen.
Le Makhzen apparaît ainsi comme une autorité souple, soucieuse de réconcilier les réalités locales et les exigences nationales. Souvent victimes d’un effet d’archives, versant parfois dans la stylisation de l’image du Makhzen, ces monographies ont tendance à décrire un équilibre au long cours que les troubles du xixe siècle sont venus briser. L’ingérence commerciale des Européens, les dettes contractées après les guerres perdues contre l’Espagne, la multiplication des périls à la frontière ont poussé le Makhzen à intervenir davantage dans la société marocaine. Comme Alexis de Tocqueville cherchant dans les vices de l’Ancien Régime les germes de la Révolution, les historiennes et les historiens marocains montrent que l’ivresse de la centralisation affaiblit le Makhzen avant sa chute définitive plutôt qu’une présence intermittente sur le territoire. Attirée par les bénéfices fiscaux, la main de l’État s’est appesantie sur une « économie de manque »Footnote 87, entraînant un dérèglement des relations avec la tribu. Pour R. Bū Ruqiyya, ce n’est finalement qu’au xixe siècle que le Makhzen, jusqu’alors autorité surplombante, « méta-sociale »Footnote 88, voulut devenir un État au sens moderne en faisant correspondre son autorité politique avec un territoire et des frontières déterminées.
La souplesse de la politique makhzénienne, si elle demeure un acquis fort de cette historiographie, fut établie d’une manière déconnectée des travaux de sociologie rurale ou de science politique, pourtant contemporains et beaucoup plus critiques du Makhzen. Cette déconnexion s’explique par le sort de la sociologie marocaine des années 1960 aux années 2000. Deux enquêtes furent conduites au Maroc pour fonder, d’une manière alors prometteuse, la sociologie marocaine. Rémy Leveau, conseiller juridique au cabinet du ministre marocain de l’Intérieur de 1968 à 1974, tire de cette expérience les matériaux d’un livre sur les liens entre la monarchie et les notables locaux. Le cœur du système politique revient alors, comme dans les monographies de tribu, aux campagnes : le trône plonge ses racines dans le pays par l’intermédiaire des élites rurales, court-circuitant les partis politiques et les élites urbainesFootnote 89. Même prisme rural chez Paul Pascon : sociologue adepte du marxisme épistémologique obtenant la nationalité marocaine en 1964, il mène une série d’enquêtes appliquées dans le Sud pour montrer le caractère « composite » de la société locale, où plusieurs strates (sultanienne, coloniale, notabiliaire) s’accumulent sans s’annulerFootnote 90. Cette recherche se veut autonome et même critique de l’État qui perpétue, par le pouvoir caïdal – au cœur même de l’historiographie du xixe siècle des tribus –, sa pesanteur et sa violence sur la société.
Ces deux travaux, profondément inscrits dans le tissu social marocain que les auteurs ont longuement exploré, ne prennent pas greffe avec l’école historique ni même avec l’Université. En 1970, le Palais ferme l’Institut de sociologie, fondé seulement dix ans auparavant, en raison de sa « dérive gauchiste »Footnote 91. À l’exception de A. Laroui, adepte d’un historicisme marxiste destiné à expliquer le « retard » pris par le monde arabe vers la modernité, les historiens et historiennes se sont tenus plutôt éloignés d’un néo-marxisme qui exerçait son influence – certes considérable – parmi les sociologues débattant du mode de production le plus adapté au Maroc. Parmi ces derniers, P. Pascon, désireux de corriger une exagération dont les monographies de tribu se rendent coupables, est l’un des seuls à s’essayer à l’approche historique : si le schéma de la siba simplifiait l’équation du Makhzen, cela ne signifiait pas pour autant que la « guerre civile » n’existait pasFootnote 92. Ces monographies régionales ont toutefois établi que la contestation ponctuelle d’un impôt, d’un caïd tyrannique ou d’une interdiction commerciale n’aboutissait pas à la rupture complète avec le Makhzen. Dans son enquête ethnographique sur le Haut Atlas, J. Berque consacre quelques pages au « moment épisodique » du caïd, qui correspond à un besoin ponctuel mais ne repose pas sur un consensus social, si bien qu’il y a « incompatibilité entre le pouvoir caïdal et l’institution villageoise »Footnote 93. La souplesse du Makhzen et le pluralisme juridique s’expliquent aussi par les intermittences de sa présence.
Mobilités : ḥarka et maḥalla du sultan
Au-delà de leur dimension locale, les monographies de tribu ont imprimé un pli pour toute une tradition d’études académiques sur le Makhzen, moins saisi par une introspection sociographique que par ses relations avec la société. Lassés par les images d’un État déconnecté de tout fond local et tombant sur les tribus comme une catastrophe ponctuelle pour prélever conscrits et impôts, historiennes et historiens se sont interrogés sur les formes de manifestation de l’autorité dans la société sans la réduire à l’exercice de la violence. Ces relations ne peuvent être établies sans tenir compte de la mobilité du sultan, autre modalité de son ancrage territorial dans les tribus et, finalement, de sa temporalité : la venue du Makhzen sur les routes, ses apparitions irrégulières mais spectaculaires sont d’autres façons de mesurer sa présence physique dans la vie des Marocains des siècles passés.
À défaut d’une représentation permanente par la présence de caïds ou d’une manière apparemment redondante avec eux, le sultan peut ponctuellement nommer des délégués (nuwwāb) nantis de la confiance du prince et insoupçonnables de tout intérêt particulier dans des conflits locaux qu’ils sont chargés d’arbitrerFootnote 94. La présence du prince favorise encore davantage, par la rencontre directe du souverain et de son peuple, l’exercice de ses qualités personnelles de justice. Les dix-neuf expéditions (appelées ḥarka, l’expédition, ou maḥalla, le campement) du sultan Moulay Hassan ont été une fois encore particulièrement scrutées, à travers les récits d’historiens marocains ou les archives de la mission militaire française qui l’accompagnait, sources concordantesFootnote 95. Les historiens et les historiennes ont élargi les fonctions de la ḥarka – sans réduire la violence potentielle de ces expéditions punitives – pour décomposer les relations entre société rurale et État marocain à travers les collaborations ponctuelles entre les élites locales, dont le concours s’avère particulièrement indispensable dans les marges lointaines, et les représentants du sultanFootnote 96.
La thématique de la mobilité dans le Maroc du xixe siècle a donné lieu à l’un des grands livres de l’école de Rabat, celui de A. Sebti sur la sécurité des routes. En revenant aux sources locales, l’historien souhaite saisir matériellement les manifestations concrètes du Makhzen sur le territoire. La sécurité des routes éloignées, comme celles des montagnes, est confiée à des protecteurs de circonstance, parfois agents du sultan, sensibles à différentes formes de corruption conservées dans l’évolution sémantique du mot zaṭāṭa qui les désigne justement. Dénoncés pour leur insécurité par les sources européennes avant le protectorat, le voyage et les routes sont des « métaphores pour parler du pouvoir » dans le Maroc ancienFootnote 97. La distinction Makhzen/siba est commandée par la géographie des axes routiers, selon que leur sécurité incombe aux forces des tribus ou à l’armée du Makhzen, selon que la route mène à une capitale ou laisse paître un troupeau : les routes se croisent et leurs carrefours sont l’occasion d’alliances ou de conflitsFootnote 98. C’est bien au contact de son territoire que le Makhzen, allant son chemin, se voit restitué dans la complexité de ses relations avec la société rurale, qui constitue l’essentiel de sa population jusqu’à la fin du xxe siècle.
Politiques économiques et alimentaires
De la sécurité des routes, où circulent troupeaux, commerçants et grains, dépend en fait toute une économie du monde rural, à laquelle le Makhzen n’est pas étranger. La fortune commerciale des premières dynasties chérifiennes, notamment dans leurs échanges avec les régions subsahariennes, est un indicateur de leur grandeur ou de leur déclinFootnote 99. À l’aide d’un ensemble de sources comptables, de registres et de listes qui foisonnent au xixe siècle alors que l’État se bureaucratise et que l’économie se monétarise, historiennes et historiens se sont surtout intéressés à d’autres questions. Au-delà des temps de l’impôt ou de la guerre, la présence de l’État marocain dans la société se remarque dans les moments d’adversité périodique, telles les disettes ou les famines provoquées par des sécheresses. La menace de disette, écrit l’historien Bernard Rosenberger, était constante, si bien que la notion même d’année normale devient discutableFootnote 100.
Comme dans ses fonctions répressives, l’étude de l’action préventive ou protectrice du Makhzen a provoqué un débat sur son efficacité. B. Rosenberger, qui a commencé sa carrière d’enseignant à l’université de Rabat, constate les limites de la présence du Makhzen pour les siècles modernes : lors de la période saadienne, marquée, à l’exception du règne flamboyant de Aḥmad al-Manṣūr (1578-1603), par des divisions durables et coûteuses, la modestie de l’État oblige la société à « s’organiser sur une base localeFootnote 101 ». Les dynasties maraboutiques, de plus en plus autonomes à Dila ou dans le Tazeroualt (Moyen Atlas et Sud marocain), s’emparent de ces fonctions d’assistance, et la charité du saint envers les pauvres devient une redistribution indispensable pour sauver la vie de paysans ruinés. À partir de la dynastie Alaouite au xviie siècle, l’inépuisable générosité des saints et de leurs confréries se voit progressivement concurrencée par l’accumulation de grains par les sultans, fruit de l’écrasement de leurs adversaires. Dans le prolongement de l’important article de Hamid Triki et de Bernard RosenbergerFootnote 102, le livre de Muḥammad al-Amīn al-Bazzāz sur les épidémies et les famines entend réhabiliter une « fonction sociale du Makhzen »Footnote 103 négligée par des sources européennes très négatives, notamment au xixe siècle, quant à la supposée insensibilité du pouvoir marocain à la misère. Il établit un fort contraste entre le xviiie siècle et l’action encore possible du Makhzen et un xixe siècle où les étrangers rétifs à son autorité et la corruption généralisée viennent à bout de toute tentative de contrôle. L’État dispose de nombreux outils économiques : la surveillance des marchés, et donc des prix, par l’institution du muḥtasib Footnote 104 ; la distribution de pain sous forme d’aumône (ṣadaqa) ; l’approvisionnement des marchés par le blé venu de ses entrepôts ; l’interdiction du stockage indu des spéculateurs ; l’importation de grains de l’étranger. Les réactions du sultan n’apparaissent guère spontanées, mais répondent plutôt à un dialogue, à une demande des fonctionnaires ou de la société : pour M. al-Bazzāz, la modestie des moyens du Makhzen ne rend pas sa politique économique négligeable pour autant. Cette affirmation a pu être discutée, notamment par Nicolas Michel qui soutient que le Makhzen, malgré une ampleur de moyens sans comparaisons avec d’autres familles, se comporte comme un « notable privé »Footnote 105, dont l’effort charitable, répondant à une obligation morale certaine, ne s’est pas mué en institutionFootnote 106.
La banalité du Makhzen pourrait servir de conclusion à un certain nombre d’études sur ses relations avec la société : à la tête d’une armée dans un pays de tribus surmilitarisées, propriétaire opulent au milieu de riches confréries et dynasties locales, arbitre parmi les lignages saints des conflits entre tribus, il est sans cesse concurrencé. Il possède toutefois une carte en plus dans son jeu : son itinérance, les trajets du sultan qui sillonne le pays au gré des circonstances et sans itinéraire prédéterminé, trait commun à d’autres gouvernements maghrébins. La maḥalla est aussi un outil précieux pour le gouvernement des beys de TunisFootnote 107. Comme le remarque Jocelyne Dakhlia, la mobilité est ainsi un devoir pour le souverain, « maître des routes » qui mène un « jihad intérieur »Footnote 108 et fertilise les sols par sa présence symbolique, croyance qui explique la correspondance de son cortège avec le temps des moissons. L’historienne achève son article sur le pouvoir itinérant avec une hypothèse forte : en se déplaçant, l’État maghrébin est « contraint de reconnaître une mosaïque de villes et de tribus où chaque groupe ne représente jamais que lui-mêmeFootnote 109 », en contraste avec la masse indistincte des sujets imposables (et plus précocement recensés) de l’Empire ottoman.
La monarchie marocaine partage pourtant quelques traits avec des États moyen-orientaux nés de la dissolution de l’empire au début du xxe siècle. La composante tribale joue un rôle décisif dans la formation de ces nouveaux États, comme en Jordanie ; l’esprit de corps né de la vie nomade ou des alliances familiales, parfois résumé à un lointain souvenir, influence encore les formes de solidarités qui charpentent les institutions naissantesFootnote 110. Les historiens et les historiennes de l’Égypte ont également souligné l’importance de la violence dans la construction au xixe siècle d’une nation née, selon Khaled Fahmy, de la contrainte généralisée de la conscription sous le règne de Muḥammad ʿAlī (r. 1805-1848) et de son refus par la population ruraleFootnote 111. Pareil antagonisme fait penser aux expéditions des sultans marocains. Le Maroc n’a pourtant pas importé, comme le khédive d’Égypte ou les sultans ottomans, le modèle militaire européen ; ses réformes sont tardives et inabouties. Autre singularité, la centralité du Makhzen est moins le fait d’une tribu qui s’impose sur les autres, comme les Saoud en Arabie, qu’un autre type de pouvoir, serti dans un système dynastique dont le principe excède la seule généalogie. Cette centralité procède aussi d’un discours sur lui-même, en grande partie original, associant à la force de l’épée une idéologie qui, tout autant que ses armées ou ses subsides, s’infiltre dans la société.
Le Makhzen spirituel : idéologie et symbolique du pouvoir marocain
Le Makhzen matériel est saisi à travers une grande gamme d’archives nouvelles, diplomatiques, comptables, commerciales, administratives ; autant de sources propres à une « histoire événementielle », paradoxale pour des historiens qui prétendaient, comme le rappelle A. Sebti, saisir les « structures »Footnote 112. L’historien, tout en soulignant l’importance de sources hagiographiques ou généalogiques dans l’histoire de la société marocaine, ne sépare pas histoire textuelle et histoire archivistique, mais appelle à une combinaison des deux. Cet aspect culturel ou idéologique du pouvoir n’est en effet pas absent des monographies de tribus : l’impression de dispersion que donnaient les relations du sultan avec ses sujets serait incomplète sans l’appréhension de la dimension spirituelle de son pouvoir, qui seule intègre chaque segment tribal dans un ensemble cohérent.
La nature religieuse de l’État marocain, présentée régulièrement comme la source même de son exception – et le secret de sa longévité –, a suscité, au risque de les schématiser, deux types d’approche : la description d’une idéologie makhzénienne, fondée sur les qualités d’un homme à la fois saint, marabout et descendant du Prophète (sharīf), est devenue, au fil du temps, un exercice perfectionné par les anthropologues. Dans cet esprit, les historiennes et les historiens se sont emparés de certains thèmes ou rituels (le jihād, la cérémonie d’allégeance, ou bayʿa, etc.), avec la prudence requise par le contexte politique où la bayʿa légitimait le pouvoir monarchique pour relire l’histoire d’un règne ou d’un siècle. Seconde méthode, des études reprennent l’exercice de la monographie de tribu, l’appliquant à d’autres groupes sociaux : la monographie de confrérie religieuse (zāwiya ou zaouïa), les interactions entre le sultan et les descendants du prophète (shurafāʾ ou chorfa) ou les docteurs musulmans (ʿulamāʾ ou oulémas) prolongent la question des relations entre Makhzen et société.
Zaouïas, chorfa et oulémas
Pas plus qu’une grande tribu, écrivait A. Laroui, le Makhzen n’est une grande zaouïa. Ces confréries religieuses rassemblent les fidèles d’un saint soufi, contemporain ou ancêtre mythique, autour non seulement de pratiques dévotionnelles, mais aussi d’un patrimoine foncier, d’activités économiques et politiques qu’autorise un rayonnement régional parfois étendu. Leur emprise sur le territoire, leur richesse et leur aura spirituelle ont pu concurrencer le pouvoir du Makhzen et morceler, avec encore plus d’efficacité que les tribus récalcitrantes à l’impôt, l’unité du royaume. L’apogée de leur puissance pourrait se situer dans un long interlude entre la fin du règne de Aḥmad al-Manṣūr (1603), qui laisse l’empire divisé et l’État affaibli, où de grandes maisons comme celles d’Illigh ou de Dila tirent parti de la confusion pour recouvrer une certaine autonomie, et la reprise en main, par les chorfa du Tafilalt, d’un Maroc devenu alaouite avec l’avènement de Moulay Rachid (r. 1666-1672).
C’est à la zaouïa de Dila que l’historien M. Ḥajjī consacre une des plus importantes monographies de confrérie, qui diffèrent surtout de celles des tribus par les sources : les manuscrits historiques parfois conservés localement, emplis de miracles (karāmāt) et de vies tissées de vertus – celles des hommes qui ont fait la gloire de la confrérie –, sont teintés d’une dimension hagiographique netteFootnote 113. Croisant un grand nombre de documents, des livres de voyage aux sources littéraires ou juridiques, l’historien montre l’empreinte de la confrérie dans les affaires politiques du bilād (pays au sens local) et l’étendue de son autonomie ainsi que les relations qu’elle entretenait, pareille à un État véritable, avec les Hollandais, les Anglais ou les Français. L’étude d’un Makhzen en puissance conforte l’idée d’un rapport antithétique, du moins au xviie siècle, entre la confrérie et l’État, constat sur lequel les ethnologues de la période coloniale puis l’anthropologue E. Gellner ont bâti une partie de leur modèle segmentaireFootnote 114. D’après celui-ci, les tribus de l’Atlas sont autonomes vis-à-vis d’un pouvoir central étranger aux arbitrages rendus par des lignages saints et d’un écosystème fondé sur les alliances généalogiques. Les tribus se désintéressent des affaires de l’empire, laissées à une dynastie dont le charisme religieux, lointain, n’est pas de nature à remettre en cause l’indépendance de quasi-gouvernements locaux.
Ce modèle a fait l’objet de critiques à partir d’études consacrées aux xviiie et xixe siècles, période durant laquelle la dynastie alaouite, pour reprendre le mot de P. Pascon, met fin à cette « confiscation du ciel »Footnote 115 par les zaouïas. La rivalité est en effet tout aussi mondaine que spirituelle : la sainteté exubérante d’une famille confrérique peut faire pâlir l’aura du sultan lui-même. À partir d’une étude historique, l’anthropologue A. Hammoudi a montré la continuité entre sainteté locale et sainteté sultanienne en soulignant que les rivalités entre confréries et Makhzen étaient moins dogmatiques que sécuritairesFootnote 116. Au xixe siècle, les stratégies du Makhzen ne manquent pas d’inventivité pour contenir l’influence des zaouïas, comme celles du pays Zemmour, en favorisant alternativement un lignage contre un autreFootnote 117. L’anthropologue Dale F. Eickelman consacre de longues pages à ces manœuvres politiques, dont le raffinement dépend de la connaissance approfondie par le Makhzen des généalogies des Sharqawa, confrérie proche de la dynastieFootnote 118.
Un autre groupe social tout aussi protéiforme que les zaouïas et dont le soutien importe au Makhzen s’impose dès lors que l’on s’intéresse à la question de la sainteté : les Ahl al-bayt, familles affirmant appartenir à la maison du Prophète et, par différents rameaux, à sa descendance sacrée. Ces familles de chorfa, qui occupent tous les rangs de la société, des marches du trône aux faubourgs les plus pauvres, disposent d’un capital symbolique éminent, une bénédiction (baraka) dont les effets salutaires attirent à eux dons, sollicitations et fidélités propitiatoiresFootnote 119. Depuis le xve siècle, les dynasties mènent donc une « politique sharifienne » en concluant une alliance avec les autres familles de chorfa ; une succession de privilèges (dons, pensions, exemptions fiscales) garantit une solide clientèleFootnote 120. À travers l’étude du genre généalogique, A. Sebti montre le souci régulier du Makhzen de vérifier l’ascendance de ceux qui se disent chorfa, ses enquêtes s’associant à une épuration fiscale. Les alliances sont profitables à tous : ʿA. al-Mūddan signale l’importance des chorfa de Ouezzan, ville du nord, véritable « colonne [sand] du Makhzen » dans cette région lointaine où ils font la pluie et le beau temps, en recommandant les caïds ou en les perdant au gré de leurs intérêts, sans pour autant se compromettre avec de pareilles fonctionsFootnote 121. Les grands inventaires des familles inaugurés par Moulay Ismaïl au xviie siècle et prolongés par Moulay Slimane confèrent au sultan une centralité particulière dans la distribution de la baraka, puisque c’est son édit (le ẓahīr) qui accorde leur titre aux chorfa, sans toutefois que la preuve généalogique ne s’y réduiseFootnote 122.
La politique religieuse des sultans est la mieux saisie par les monographies de règne, comme celui de Moulay Slimane étudié par Mohamed el Mansour. Ce souverain original tient à la fois du prince paperassier, organisateur des moindres affaires de son royaume, et du souverain philosophe à la Marc Aurèle, puisqu’il est l’un des savants (ʿālim) les plus réputés de son temps. Il s’appuie donc sur ses anciens confrères, les docteurs en droit musulman (fiqh) formés à la grande mosquée-université de la Qarawiyyīn, pour contrebalancer le poids trop grand des chorfa et des zaouïas, que l’islam de miracles rend suspect aux yeux de ce prince séduit par les théories wahhabites. Son règne éclaire une autre dimension des relations entre Makhzen et oulémas : le sultan organise le corps des étudiants puis des professeurs dans une hiérarchie de classes (ṭabaqāt) au sein de la Qarawiyyīn de Fès, où se noue en fait une alliance entre la capitale spirituelle du royaume et le sultan.
Les relations entre savants et politiques ne sont pas toujours si harmonieuses : les oulémas occupent – parfois avec la réticence de l’homme pieux vis-à-vis des charges temporelles – les fonctions de juges (cadis), qui conservent une autonomie très grande dans leur décision. J. Berque, s’il ne s’est guère intéressé au cœur de la machine makhzénienne, a offert un grand livre sur les oulémas et le pouvoir au xviie siècle dans lequel il se consacre aux savants des centres alternatifs, ennemis du dogme officiel, durant la période d’interrègne entre les dynasties saadienne et alaouite, âge d’or de la zaouïa, au moment d’une « controverse sur la légitimité »Footnote 123. Dans les polémiques qui se multiplient entre savants, cheikhs et gouverneurs, une théorie du pouvoir se forme et l’allégeance due au souverain devient inconditionnelle. J. Berque précise la nature même du pouvoir des Saadiens : au Maroc, l’État moderne naît de la prise de distance des chorfa avec la masse. Les dynasties chérifiennes, « fondateurs d’État », instaurent un consensus au long cours qui procéderait, sous Moulay Ismaïl, de la « distance que sa qualité chérifienne, jointe à son origine saharienne à son armée prétorienne, lui confère par rapport aux populations du MarocFootnote 124 ». J. Berque réunit donc l’étude des groupes religieux et l’idéologie d’un Makhzen situé au sommet d’une hiérarchie céleste.
Le calife et commandeur des croyants
Ces études historiques n’ont pas toujours de lien explicite avec les modèles anthropologiques élaborés dès les années 1960 autour de l’usage de l’islam par la monarchie marocaine, dont Clifford Geertz est le plus remarquable artisan. Dans une étude comparée avec Java, l’anthropologue décrit l’usage de la baraka que le Makhzen maintient malgré le changement social. La bénédiction recueillie par la dynastie au pouvoir, qu’elle mérite par l’éminence de sa généalogie, l’abondance de ses miracles et le charisme de ses sultans, est au cœur d’une recette alaouite qui fait du roi un « homme fétiche, un homme vivant doté d’un double charisme héréditaire et personnelFootnote 125 ». Historiennes et historiens rendent également compte d’une foi réelle des sujets dans la capacité du sultan à ordonner aux éléments pour susciter des pluies propices ou fertiliser les solsFootnote 126, parmi d’autres motifs de crainte ou d’espoir. Les sultans prétendent, lors de leurs ḥarka-s punitives, faire « l’éducation » (tarbiyya) des tribus, en se présentant comme les protecteurs du « faible contre le fort » quand les ennemis sont accusés de comportements relevant de l’ignorance préislamique (jāhiliyya)Footnote 127. Toutefois, l’étude des grands rituels religieux de la monarchie – comme la cérémonie d’allégeance, bayʿa, ou la consultation, shūrā – reste l’apanage des anthropologues.
Ceux-ci critiquent l’idéologie du régime qui présente ces cérémonies comme des fabriques de consensus, là où elles sont surtout des rappels au devoir d’obéissance servileFootnote 128. La bayʿa est ainsi au centre de la construction politique de la monarchie : sur le modèle de l’investiture du Prophète par la communauté, les sujets reconnaissent le sultan comme imām et calife. La cérémonie les dispose à la soumission, position justifiée par le droit comme remède à la division et au chaosFootnote 129. Chercheuses et chercheurs se sont aussi penchés sur la rencontre entre culture populaire et légitimation de l’autorité royale à travers un cérémonial perpétué par Mohammed V, puis recréé par Hassan II, dont le haut fait reste la construction de la colossale mosquée portant son nom à CasablancaFootnote 130. Les sociologues ont encore constaté une forme de « maraboutisation » de Mohammed V, dont le visage serait apparu à ses sujets dans la lune peu avant l’indépendance, transformation qui permit à la monarchie de s’imposer dans un espace public pourtant de plus en plus séculariséFootnote 131. Dans le sillage d’une histoire des mentalités marquée par l’anthropologie historique, les autrices et les auteurs marocains quittent l’enceinte des confréries ou le toit des grandes familles pour étudier symboles et rituels. Cette confusion entre la légitimité califale et les attributs de la sainteté fait, à première vue, exception dans le monde arabo-musulman. Des études ont montré que la politique du sultan ottoman Abdülhamid II (r. 1876-1909) nouait panislamisme et légitimité califaleFootnote 132, mais la dimension religieuse du pouvoir impérial n’aurait pas pris les atours magiques de la baraka marocaine.
Le monde du Makhzen : histoire administrative
L’essentiel des travaux que nous avons mentionnés s’est intéressé aux frontières entre le Makhzen et la société. Entre l’entourage du souverain et la somme de ses sujets, un ensemble étagé et complexe de fonctions, de proximités familiales ou d’allégeances personnelles constitue un « monde du Makhzen » qui dépasse les frontières formelles de l’État. Certains historiens et historiennes ont saisi le Makhzen depuis l’intérieur dans différents espaces : la cour et l’entourage proche du prince, les bureaux de ses ministères ou encore le camp de ses soldats. Ces travaux relèvent d’abord d’une histoire des groupes sociaux. Chercheuses et chercheurs se sont par exemple penchés sur les tribus d’esclaves, qui constituent la garde prétorienne du sultan, d’origines diverses mais souvent non arabesFootnote 133. Ainsi domestiqués, les esclaves émancipés continuent à occuper de hautes charges dans le Makhzen du xixe siècle, ou du moins leurs descendants, comme Aḥmad b. Mūsā, appelé Bā Aḥmad, maître de fait du Maroc de 1894 à 1900 à la faveur de la jeunesse du prince dont il était le chambellan. Si le Makhzen agit ici comme toute autre maison possédant des esclaves, membres à part entière des familles, Mohammed Ennaji signale que les serviteurs du Makhzen sont tout de même des « esclaves à part »Footnote 134, éduqués et respectés, salariés également, et jamais vendus. Les princes veillent sur cette classe « qui n’a en vue que le service d’État auquel elle était vouée corps et âmeFootnote 135 » et qui devient la mémoire du palais et de ses usages. Ces fortunes de familles serviles ne sont pas sans rappeler la puissance des mamelouks en Tunisie, qui fusionnent rapidement avec une élite bureaucratisée de l’État, mouvement que connaît également le Maroc sans le perfectionner tout à faitFootnote 136.
L’historiographie décrit en effet un changement majeur intervenu au xixe siècle dans la sociologie du Makhzen : l’emprise de ces tribus diminue, et les grandes familles d’origine andalouse de Fès, Tétouan, Tanger retrouvent une place importante parmi les hauts dignitaires de la cour, avec toutefois des homines novi. L’historien Muṣṭafā al-Shābī consacre en 1995 un ouvrage à ces changementsFootnote 137 dans lequel il étudie un ensemble de familles qui sont autant de liens (personnels, institutionnels, religieux) avec le prince, en insistant particulièrement sur la dimension héréditaire de charges et de compétences développées par certaines familles. Cette transmission interne des postes de gouverneurs ou d’intendants financiers pour les familles du Souss ou de Rabat, et de cadis pour les familles de Fès n’a rien des titres de noblesse ou des prébendes héréditaires : « l’expérience » (ẖibra) seule fait durer les carrières, sans automaticitéFootnote 138. C’est toute une comédie humaine qui se révèle dans cet ouvrage, où les marchands s’allient à une noblesse désargentée, où des fortunes explosent ou s’engloutissent parmi ces familles qui donnent leurs noms aux rues des médinas où demeure, faute de leur pouvoir, l’ombre d’un immense palaisFootnote 139.
D’autres facteurs contribuent à l’éclipse des tribus guerrières : l’organisation plus régulière d’une armée de métier (jaysh niẓāmī) à partir des années 1840, au cœur de bien des études, favorise également l’essor du salariat (rudimentaire) et d’une conscription élargie à tout l’empire à mesure que croissent aussi les besoins et la centralisation de l’ÉtatFootnote 140. A. Laroui est l’un des premiers à analyser la rationalisation de l’administration makhzénienne à travers l’essor d’une nouvelle classe de serviteurs du Makhzen situés dans l’administration des douanes, motrice d’un mouvement d’ensemble. La compétence économique devient une norme partagée par des secrétaires, inspecteurs ou intendants des finances (umanāʾ, pluriel de amīn), nouveaux venus au Makhzen, familiers des Européens et isolés des familles anciennes, étrangers aux codes désormais surannés de l’étiquette makhzénienneFootnote 141. Ce corps des umanāʾ a offert à l’historiographie marocaine un de ses plus riches ouvrages : dans Al-umanāʾ bi-l-Maġrib fī ʿahd al-sulṭān Mawlāy Ḥasan, Naʿīma Harāj al-Tūzānī décrit la réforme administrative de Moulay Hassan, qui précédait la réforme fiscale, en la présentant comme une « initiative » du sultan pour préserver ses sujets des menaces de l’étrangerFootnote 142. En décortiquant la composition, la nomination et le travail de ces nouveaux agents de l’administration en essor à partir des années 1880, l’historienne montre l’imposition d’un critère de compétence pour ces intendants présents dans les ports, les marchés et les tribus – avec, à chaque fois, une sociologie bien distincte – chargés de surveiller les dépenses, de distribuer les salaires et de collecter les taxesFootnote 143. L’abondance n’est pas la régularité, et les prosopographies de fonctionnaires proposées par les ottomanistes n’existent pas au Maroc. La bureaucratisation bien plus aboutie au Moyen-Orient offre aux historiens et historiennes un ensemble de fiches de personnel qui reconstituent des « vies de pachas » multipliées dans une constellation de trajectoires, de provinces et de contextesFootnote 144. Le cas marocain est encore réduit à la superposition de minutieuses monographies qui s’arrêtent, du reste, au seuil de la période coloniale, comme si le protectorat avait enseveli dans le xixe siècle les formes anciennes et perdues de son gouvernement.
Bilan critique d’une historiographie : le Makhzen et l’histoire du Maroc
G. Ayache écrivait qu’à défaut de sources locales, « l’histoire du Maroc rester[ait] ce qu’elle est aujourd’hui, une histoire approximative, incomplète, et d’où l’âme du Maroc elle-même, trop souvent, est absenteFootnote 145 ». Ce constat de 1966 n’est sans doute plus d’actualité, et cette âme s’est dispersée dans une somme d’ouvrages d’origines et de genres si différents que la nécessité d’en dresser le bilan s’imposait. Au terme de celui-ci, le Makhzen peut se voir défini par trois éléments : il est d’abord moins une institution formalisée dans le droit qu’un ensemble de relations d’allégeance, de liens interpersonnels de nature politique, généalogique ou spirituelle qui composent une pyramide avec pour sommet le sultan. Le Makhzen est un monde qui déborde les frontières du droit. Il est ensuite une présence réelle dans la société, de nature militaire et économique, caractérisée par son intermittence. La longue itinérance de la cour au fil du temps disparaît toutefois au seuil du xxe siècle, sans que l’aspect irrégulier de l’apparition du Makhzen dans la vie des Marocains ne s’en trouve diminué. Il est enfin une idéologie où l’islam tient un rôle central, moins comme justification de la violence aveugle que comme une exigence dont les termes sont connus de tous ses sujets. Cette idéologie enrobe aussi l’évidence d’un pouvoir qui ne se justifie jamais et qui sature l’horizon politique. En somme, la variété des relations que le Makhzen entretient avec ses sujets disqualifie l’image réductrice d’un deep state étranger à la société qu’il gouverne.
Pour parvenir à ces résultats, l’historiographie marocaine a emprunté un chemin dans l’ensemble singulier, malgré de forts échos avec la croissance concomitante de l’histoire de l’État en France ou ailleurs dans les universités occidentales. Le poids de l’héritage colonial et d’une épistémologie qui vouait le Makhzen à l’impuissance a fait naître chez les historiens marocains des intuitions que l’on retrouve plus tard dans l’historiographie anglo-saxonne, également soucieuse de réhabiliter un État moderne réputé absent : le consensus social peut s’accompagner d’une faible institutionnalisation, les rapports avec la société se définissent autant par la négociation que par la coercition, et l’invisibilité de l’État n’implique pas sa faiblesseFootnote 146. Si les contextes diffèrent entre la Grande-Bretagne des xviiie-xixe siècles et un pays qui n’a connu, à cette même époque, ni transition démographique ni révolution industrielle, il est frappant de constater une même approche relationnelle, privilégiée par les historiennes et les historiens marocains dès les années 1970Footnote 147. La comparaison avec une dynamique historiographique française met en avant les nombreux champs pour l’instant peu labourés par l’histoire du Makhzen : l’histoire des politiques publiquesFootnote 148, l’étude des corps intermédiaires comme les tribunaux de commerce ou d’autres instances consultativesFootnote 149, les approches prosopographiques ou quantitative de l’histoire de l’administrationFootnote 150.
En effet, à l’image de tout courant historiographique, des manques apparaissent dans les travaux de l’école de Rabat. Ils touchent à la fois des périodes entières qui ont du mal à ressortir dans la lumière aveuglante du règne de Moulay Hassan – telle la période subséquente de la régence de Ba Aḥmad (r. 1894-1900) – et des thèmes. Certaines institutions plus autonomes du pouvoir du sultan – la judicature religieuse, les fondations pieuses ou la surveillance des mœurs et des marchés (la ḥisba), qui relèvent toutes du monde étendu du Makhzen – ou des corps intermédiaires telles les corporations de marchand nous restent ainsi largement inconnus, tout comme le rôle que les femmes y jouèrent – quand leur place dans le monde du pouvoir tunisien a bien été soulignéeFootnote 151.
Malgré des chantiers qui restent à entreprendre, une meilleure connaissance de l’historiographie locale change déjà la façon d’écrire l’histoire du Maroc moderne de plus en plus délaissée et devenue quasiment absente en France. Ces travaux donnent au xixe siècle de nouvelles couleurs : il n’est pas qu’une longue éclipse de crises et de catastrophes qui conduisent à la période coloniale, mais une période d’inventions administratives et de bouleversements sociaux. Certes, comme le relevait précocement A. Sebti, la multiplication des thèses sur le xixe siècle a laissé dans l’ombre les siècles passés, qui méritent une attention égale et appellent d’autres étudesFootnote 152. La lacune est toutefois plus dramatique pour le xxe siècle marocain, arpenté par les historiens du protectorat : l’absence de travaux de cette école historique sur la période coloniale l’isole comme une parenthèse que la monarchie refermerait à l’indépendance. Revenir aux transformations du Makhzen moderne constitue pourtant une façon de remettre en perspective le protectorat d’Hubert Lyautey, dont la mémoire pèse lourdement sur la définition actuelle d’une « tradition » marocaine prétendument séculaire. L’étude du xixe siècle nuance fortement la pieuse conservation de la monarchie promise par le maréchal et permet de mettre en évidence les multiples « inventions de la tradition » pratiquées par celui-ciFootnote 153. C’est toute l’histoire du xxe siècle dans ses discontinuités qui se retrouve mise en perspective, contredisant l’idée d’une monarchie qui survit sans changer fondamentalement de nature.
En dehors de l’étude du centre même de l’État, les historiennes et les historiens désireux d’une meilleure connaissance des sources marocaines peuvent trouver des exemples parmi les grands opus de cette historiographie, où se croisent sources nationales, étrangères et locales, sources textuelles (hagiographie, chronique, dictionnaires biographiques) et archives administratives. L’une de ses singularités aura ainsi été d’associer une tradition ancienne d’érudition locale, une proximité réelle avec les sources et les nouveaux outils de l’histoire sociale ou économique. Une meilleure connaissance de cette bibliographie, qui invite à explorer de nouveaux types de documentations et surtout à les combiner, apparaît comme le préalable indispensable à un rééquilibrage de la domination des sources européennes dans l’histoire du Maroc pratiquée en France. Le renouvellement de l’histoire du Maroc peut se traduire par de nouvelles chronologies, sur le modèle tunisien inscrit dans le cadre ottomanFootnote 154, qui embrasseraient période moderne et période coloniale. Il peut encore se prolonger en reliant les résultats empiriques de ces travaux – le caractère polycentrique du Makhzen, la nature à la fois spirituelle et matérielle de son pouvoir – avec des inflexions historiographiques issues de la recherche internationale comme l’histoire globale, pour le moment éloignées de l’Université marocaineFootnote 155.
Ces directions ne trouveront un premier plein accomplissement qu’à de multiples conditions, dont la formation, au Maroc comme ailleurs, dans les langues de l’historiographie et un travail dans les archives locales. De cette façon, historiens et historiennes continueront d’offrir des clefs de lecture du présent tant le Makhzen, qui est une dynamique et un mouvement, est aussi une mémoire pesant sur les façons d’être de ceux qui le côtoient, étrangers, Marocains du Makhzen ou non, et manifestent dans leur comportement la présence d’une « histoire incorporée »Footnote 156. Partis à la recherche d’un « fantôme » qui, comme le disait A. Laroui, « ressemble au père de Hamlet […] [et] commande les mouvements des vivantsFootnote 157 », les spécialistes ont rencontré de nécessaires limites dans la définition des frontières de leur objet. S’il existe des « familles du Makhzen » (ʿāʾilat al-maẖzan), aucun critère ne permet au bout du compte de trancher définitivement l’appartenance ou non : les Marocains savent qui est « makhzanī », et qui ne l’est pas. Seule une fréquentation prolongée du monde makhzénien permet de décrire ce sentiment diffus et en même temps généralisé sur l’appartenance au Makhzen, où l’affiliation de chaque famille, la pente de chaque individu sont connues et où les règles de bonne conduite, enveloppées de silence, vont de soi.