Après l’essai d’Alain BoureauFootnote 1, la biographie d’Ernst Kantorowicz proposée ici par Robert E. Lerner vient offrir de nouveaux éléments de compréhension sur la vie de ce médiéviste allemand exilé aux États-Unis qui a exercé une fascination considérable et durable sur plusieurs générations d’historiens et d’intellectuels. Médiéviste américain et spécialiste reconnu du millénarisme, des prophéties et des hérésies au Moyen Âge, R. E. Lerner accomplit ici un travail dont il faut souligner la rigueur et la précision. « Une vie d’historien » donc, mais racontée par un historien avec un scrupule qui rend hommage à EKa (c’est ainsi qu’on le surnommait et que R. E. Lerner le désigne dans la biographie).
Le premier défi posé par une biographie de Kantorowicz est d’ordre documentaire. Là où A. Boureau a proposé un essai libre de reconstitution volontiers discontinue de la vie de l’auteur des Deux Corps du roi Footnote 2, R. E. Lerner s’engage dès la fin des années 1980 dans un projet de longue haleine qui l’a conduit à dépouiller une documentation intimidante, à la fois massive et écrite en anglais et en allemand. Le matériau, principalement épistolaire, est consolidé par les archives des papiers de Kantorowicz conservés à New York ainsi que par des entretiens menés dans les années 1990 par R. E. Lerner. Avec une aisance qui empêche l’enquête de plomber le récit, R. E. Lerner navigue dans les nombreuses correspondances (qu’il s’est parfois procurées lui-même) d’EKa. Il recompose ainsi la trame de son existence dans une biographie très solidement sourcée, en œuvrant méticuleusement à éclairer les zones d’ombre et à dresser des tableaux vivants des milieux traversés par l’historien (le milieu universitaire de Heidelberg, la fréquentation de l’Institut des Monumenta Germaniae Historica à Berlin, l’ambiance de travail d’Oxford ou de Princeton).
La vie de Kantorowicz présente un second défi, non moins important, à qui voudrait entreprendre sa biographie. Elle semble en effet se scinder en deux phases qui se tournent résolument le dos et qu’il s’agit de réarticuler. On sait qu’à la fin de sa vie, EKa refusa de laisser un autographe sur son Frédéric II Footnote 3, assénant que l’auteur de cette biographie n’existait plus. Un tel reniement intellectuel instaure une rupture radicale et problématique entre ces deux pans de sa vie.
Durant la première partie de son existence, EKa, issu d’une famille juive sécularisée de Poznań ayant fait fortune dans le négoce d’alcool, traverse l’Allemagne de la République de Weimar en historien dilettante et rentier, jusqu’à ce que la crise financière de 1929 et la montée du nazisme ne viennent remettre en question ce rythme. EKa gravitait alors autour de Stefan Anton George, un célèbre poète symboliste animant, tel un Meister, un cercle élitiste et nationaliste de disciples fanatiques sur lesquels il exerçait une considérable influence. C’est dans ce contexte qu’EKa, revenu encore plus fervent patriote de la Première Guerre mondiale, compose la biographie inspirée de L’Empereur Frédéric II. Dans la lignée ésotérique du poète, EKa se fit, jusqu’en 1934, le héraut d’une mystique nationale cristallisée autour du concept d’« Allemagne secrète », sorte d’empire spirituel qui reste cependant exempt de tout racisme et se tient explicitement à bonne distance de l’idéologie nazie.
La seconde partie de sa vie commence quand les conditions de travail et de recherche pour un Juif allemand, tout nationaliste qu’il soit, deviennent trop complexes et périlleuses, et finissent par pousser EKa à l’exil, dans un premier temps à Oxford, puis aux États-Unis. C’est alors un historien qui, toujours fantasque et brillant dans les conversations, change tout en même temps de rapport à l’écriture historique et de positionnement politique : apparaît ainsi la seconde manière Kantorowicz, fondée sur un usage pléthorique de notes de bas de page souvent digressives (par opposition au récit du Frédéric II où imagination et invention avaient libre cours) et d’où résultent des articles d’une érudition ciselée et considérés par EKa lui-même comme des « pièces de cabinet ». Le sommet en fut évidemment les Deux Corps du roi, qui articule une variété impressionnante de sources (droit, iconographie, littérature, numismatique, théologie, etc.) dans une synthèse brillante de théologie politique, à l’influence décisive, et que le Surveiller et punir de Michel FoucaultFootnote 4 fait redécouvrir en France. Cette période est aussi celle d’un repositionnement politique plus nettement marqué à gauche et attaché à l’indépendance des intellectuels, comme en témoigne son refus du serment de loyauté auquel le maccarthysme entendait le soumettre après-guerre.
Comment et pourquoi l’auteur du Frédéric II s’est-il transformé en celui des Deux Corps du roi ? Comment le nationaliste conservateur devint-il un résistant farouche aux tentatives d’inféodation intellectuelle de l’anticommunisme américain ? C’est la grande réussite de la biographie de R. E. Lerner que d’atténuer les discontinuités entre ces deux phases et de décrire dans le détail ces années de transition et de bascule marquées par les incertitudes et les contingences, telles que les aléas de son recrutement, les déboires financiers et la précarité administrative et statutaire d’un historien qui avait jusque-là travaillé dans le confort que la fortune familiale lui avait octroyé.
Trois points méritent également d’être soulignés pour la qualité de leur traitement dans cette biographie. En premier lieu, la reconstitution des débats historiographiques autour du Frédéric II est aussi passionnante que scrupuleuse. En effet, la réaction du positivisme allemand ne se fit pas attendre face à un portrait de l’empereur qui semblait cumuler plusieurs péchés méthodologiques : usage libre de sources nouvelles et originales ; affleurement d’opinions politiques et de partis pris ; écriture fondée sur l’imagination créatrice et l’évocation poétique d’une « vision iconique » d’un empereur mythifié ; et, en définitive, incursion de la fiction. Le médiéviste Albert Brackmann mena la charge méthodologique contre EKa et son congé donné à l’objectivité. Comme le souligne R. E. Lerner, les deux acteurs de la controverse suivirent des trajectoires inversées : alors qu’EKa prit ses distances avec le nationalisme, Brackmann, d’abord réticent à mêler politique et recherche, devint un militant de l’Ostforschung à la solde du gouvernement nazi.
Ensuite, à côté des œuvres canoniques publiées, R. E. Lerner donne à voir l’historien allemand au travail, en train d’œuvrer laborieusement à des ouvrages qui lui pèsent (le fameux Ergänzungband, volume d’érudition venant compléter L’Empereur Frédéric II), de concevoir des projets de recherche parfois avortés (son étude sur l’Interregnum, qui suit la mort de Frédéric II, ou celle sur les rapports entre le royaume d’Angleterre et la Sicile), ou encore d’élaborer différentes stratégies pour accélérer son recrutement aux États-Unis.
Enfin, la biographie de R. E. Lerner avance avec prudence et subtilité sur la question, délicate et décisive, du positionnement politique d’EKa après les années 1930, période durant laquelle ce fervent nationaliste eut affaire aux purges antisémites dans les universités allemandes. Frédéric II fut lu par Hitler, Göring et Mussolini, et l’on a pu accuser EKa de véhiculer un fascisme esthétisé et sulfureux. Certains poussèrent le raisonnement jusqu’à un point périlleux, formant l’hypothèse que Kantorowicz aurait été nazi s’il n’avait été juif. S’il est vrai qu’EKa maintint son engagement national avec constance et intégrité, R. E. Lerner avance, preuves à l’appui, qu’avec un sens remarquable du défi contre les autorités nazies, il fut même « le seul professeur allemand à avoir pris publiquement la parole contre l’idéologie nazie pendant toute la durée du troisième Reich » (p. 276). L’Allemagne nazie et Hitler lui inspirèrent une révulsion et une haine à la hauteur des monstruosités commises, de sorte qu’« il y a nombre de continuités dans la pensée et la carrière de Kantorowicz, mais pas sur ce sujet » (p. 453).