Introduction
Les crises sanitaires produisent des effets transversaux. Non seulement elles menacent la santé publique, mais elles bouleversent aussi l’ordre socio-politique établi en raison de leurs retombées protéiformes sur la stabilité financière, sociale et politique des États (Battin Reference Battin2020). Perturbatrices, dévastatrices et même destructives, les crises sanitaires menacent en même temps l’existence de l’être vivant et celle des entités socio-politiques.
Par crise, on entend « un état de fait, transitoire, un moment déterminant, mais à l’issue indéterminée » (Poirot-Mazeres, Theron et Larrieu Reference Poirot-Mazeres, Theron and Larrieu2012, 161), qui anéantit un état considéré comme ordinaire et stable. Dans le domaine sanitaire, la notion de crise désigne « des événements touchant réellement ou potentiellement un grand nombre de personnes, affectant la santé et pouvant éventuellement augmenter le facteur significatif de mortalité ou surmortalité » (Lepage et Guillaumot Reference Lepage and Guillaumot2020, 3). Elle est associée aux notions de pandémie et d’épidémie lorsque le taux de mortalité lié aux problèmes de santé dépasse les frontières de l’État et prend des dimensions transnationales (Mahfoudh Reference Mahfoudh2020, 361).
Bien qu’elle soit accolée au domaine sanitaire, la notion de crise n’est pas étrangère au jargon juridique. En atteste sa généalogie. En grec ancien, « Krisis » signifiait le processus de raisonnement. Il indiquait aussi le jugement finalement adopté (Poirot-Mazeres, Theron et Larrieu Reference Poirot-Mazeres, Theron and Larrieu2012). Selon Galien, « le nom de jugement (crise) dans les maladies vient par métaphore de ce qui se passe au tribunal, pour signifier le prompt changement dans la maladie » (cité par Pigeaud Reference Pigeaud2006, 10). Le jumelage entre la notion de crise dans le domaine juridique et dans le domaine sanitaire n’est pas anodin. Il renvoie à la nécessaire mobilisation de l’outil juridique en vue de mettre en place une politique publique capable d’endiguer les pandémies ou, du moins, d’en limiter les effets néfastes.
Le recours à l’instrument juridique n’est pas la réponse ultime à la gestion de la crise sanitaire. D’autres éléments s’y ajoutent, comme l’existence d’une infrastructure sanitaire solide et le poids du budget alloué à la gestion du risque épidémique (Lunel Reference Lunel2020). Pour autant, l’existence d’un dispositif juridique pour encadrer la gestion de la crise sanitaire demeure indispensable en vue d’en garantir la bonne gouvernance. Cette dernière est largement tributaire du respect par les pouvoirs publics des normes juridiques constitutives du dispositif juridique de la gestion de la crise sanitaire.
La notion de norme est au centre d’intérêt de plusieurs disciplines scientifiques dont, notamment, la sociologie et la science juridique (Ramognino Reference Ramognino2007, 13). La divergence des angles de vue utilisés pour examiner la notion de normes explique la divergence des définitions proposées pour l’identifier. La définition retenue, dans cette étude, serait celle de Kelsen selon laquelle la norme est « la signification d’un acte de volonté », de quelque chose qui « doit avoir lieu » (Reference Kelsen1996, 2). Par conséquent, les normes attributives de compétence désignent les prescriptions juridiques déterminant les autorités compétentes pour gérer les crises sanitaires ainsi que les pouvoirs dont elles disposent (Millard Reference Millard2007). L’étude de ces normes juridiques permettrait d’identifier la configuration du pouvoir normatif lors des crises sanitaires. Il s’agirait de vérifier si lesdites normes bénéficient, en Tunisie, d’un degré suffisant de cohérence et d’intelligibilité, favorisant la bonne gouvernance de la crise sanitaire. Cette question mérite d’être posée, notamment eu égard à la persistance de la pandémie et aux réactions transversales qu’elle a suscitées auprès des pouvoirs publics et des citoyens (Hirsch Reference Hirsch2020). La réflexion prend une acuité particulière en Tunisie, dans la mesure où la pandémie de coronavirus intervient dans un contexte socio‑politique transitoire marqué par la fragilité des pouvoirs publics institués après la révolution de 2011 (Blaise Reference Blaise2021). Dès lors, on peut se demander si la crise sanitaire ne risque pas d’affecter la stabilité du régime politique en Tunisie (Zylberman, Reference Zylberman2012).
Les interrogations suscitées par la politique publique de gestion de la crise reflètent les défis auxquels s’expose le pouvoir normatif dans la plupart des États. La crise sanitaire a bouleversé le processus normatif et l’a mis en situation de malaise. Imprégné par le caractère évolutif et imprévisible du virus de la Covid-19, le pouvoir normatif est redevenu également momentané et instable. Il a été contraint de procéder à des accommodements fréquents des normes juridiques en vue de suivre l’évolution de la situation épidémique. On peut se demander néanmoins si ces interventions, multiples et ponctuelles, imposées par les circonstances sanitaires permettent de satisfaire l’objectif de gouvernance de la fonction normative.
L’examen des politiques publiques menées actuellement par plusieurs États, tels que la France, la Belgique et l’Italie, pour traiter la pandémie permet de dégager nombre de similitudes entre elles. Les politiques sanitaires se rejoignent au niveau de l’intensification du pouvoir de l’organe exécutif au détriment du pouvoir législatif. Ce dernier est, désormais, relégué à un rang dérisoire. Néanmoins, appliqué en Tunisie, ce choix mérite réflexion à plus d’un titre.
D’abord, il peut être analysé dans le cadre d’une approche comparative, marquée par la référence privilégiée aux politiques sanitaires française et allemande. L’invocation de ces deux politiques se justifie par des considérations historiques s’agissant du droit français, et par l’originalité de l’approche allemande de gestion de la pandémie. La démarche comparative est étoffée par le mouvement de standardisation du droit qui implique un rapprochement au niveau des systèmes juridiques (Chevallier Reference Chevallier2001, 37). L’invocation des systèmes juridiques belge et canadien s’inscrit dans ce cadre.
Ensuite, la politique sanitaire menée en Tunisie pourrait être étudiée à la lumière des solutions adoptées pour gérer les crises sanitaires antérieures, à l’instar de celle du SARS-2 et de la H1N1. Les renseignements historiques sont puisés également dans l’étude de la gestion de la pandémie de grippe espagnole survenue en 1918 et de la peste, remontant au moyen âge et réapparue à plusieurs époques (Kelly, Keck et Lynteris Reference Kelly, Keck and Lynteris2020). Cet éclairage historique permet de révéler l’existence d’une certaine corrélation entre la gestion chaotique des crises sanitaires et les perturbations des systèmes juridiques et politiques (Bouhdiba Reference Bouhdiba2020, 11). Ainsi, « des pestes d’Athènes, de Rome au temps de Galien, de Justinien et les pestes médiévales firent des millions de morts et furent suivies de famines et bouleversements socio-politiques » (Battin Reference Battin2020, 737).
Enfin, les renseignements tirés de l’étude des politiques publiques de gestion des crises sanitaires antérieures servent à positionner les réactions possibles des citoyens tunisiens vis‑à‑vis des normes juridiques contraignantes, voire liberticides, imposées par les pouvoirs publics en vue de juguler les pandémies. Tout comme la clarté des normes juridiques, le degré d’acceptabilité et de respect, par les citoyens, des mesures sanitaires constitue une condition indispensable de leur réussite. Il constitue un paramètre qui renseigne sur la conception du système juridique et de l’image de l’État qui le véhicule dans la conscience collective. Il renseigne également sur le niveau de cohésion sociale et de solidarité entre les membres de la collectivité.
La gestion de la crise multidimensionnelle générée par la pandémie de Covid‑19 devrait être examinée afin de dégager les réformes requises en Tunisie. C’est l’occasion de se demander si cette crise a permis de mettre au grand jour les défaillances d’un système de gouvernance juridique et politique déjà fragilisé par le contexte de transition politique dans lequel se trouvent les institutions politiques en Tunisie, en plus des crises financières et de la mondialisation. En l’occurrence, ne serait-il pas nécessaire et même urgent, dans ce contexte de crise sanitaire, de repenser le pouvoir normatif et ses modes d’exercice afin d’assurer la transition vers un véritable régime démocratique en Tunisie?
La crise sanitaire provoquée par le coronavirus a généré une situation chaotique qui s’est propagée sur plusieurs plans. En plus de la fragilisation de l’économie du pays et du renforcement des inégalités sociales, elle a eu des retombées sur le système juridique. La crise de la Covid‑19 s’est soldée par une crise du pouvoir normatif, mettant en exergue une véritable crise du droit. Les conflits normatifs de compétence affichés à plusieurs échelles sont de nature à fragiliser le système juridique et affaiblir sa crédibilité vis-à-vis de ses destinataires. L’incohérence de la politique publique menée pour gérer la crise sanitaire pourrait être analysée comme un indicateur de l’inaptitude de l’outil juridique conçu, dans des périodes ordinaires, pour répondre efficacement à des circonstances exceptionnelles et de caractère inédit, comme des pandémies. Afin de ne pas saper les fondements de l’État de droit et du modèle démocratique, il paraît nécessaire de repenser la fonction du droit et du pouvoir le véhiculant en vue de trouver une sortie de crise qui ne se limite pas à la recherche de solutions ponctuelles et palliatives. Face à la désarticulation du pouvoir normatif dont le rythme a été accéléré par la crise sanitaire (I), il paraît urgent de rechercher des perspectives visant à le réarticuler en vue de le rendre plus cohérent et plus performant (II).
I. La désarticulation accélérée du pouvoir normatif
Le pouvoir normatif désigne le pouvoir d’édicter des normes. Ce pouvoir est partagé, dans les situations ordinaires, entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire. Selon la constitution tunisienne du 27 janvier 2014, le pouvoir législatif est exercé par l’Assemblée des représentants du peuple dans les matières déterminées par son article 65. Quant au pouvoir réglementaire général, il est exercé par le chef du gouvernement. Dans les périodes de crise, comme les crises sanitaires, la détermination de l’autorité disposant du pouvoir normatif poserait problème en Tunisie. La constitution comporte un dispositif constitutionnel assez ambigu, offrant à la fois au président de la République et au chef du gouvernement la possibilité d’intervenir. À cette dualité des fondements juridiques constitutionnels s’ajoute un autre dilemme. Afin de combattre le terrorisme, la Tunisie applique, depuis plusieurs années, un régime dérogatoire surnommé l’état d’urgence. La combinaison de tous ces textes juridiques lors de la crise sanitaire met à mal le pouvoir normatif. La panoplie des fondements juridiques susceptibles d’être appliqués à la crise sanitaire a engendré l’effritement du pouvoir normatif au niveau central (1). La situation a été aggravée en Tunisie par d’autres formes de concurrence entre des autorités publiques multiples disposant d’un pouvoir de police administrative (2).
1. L’effritement du pouvoir normatif central
L’intervention du pouvoir exécutif s’est déroulée en trois phases en fonction de l’intensité de la propagation du virus. La première phase a débuté au mois de mars 2020 d’une façon concomitante à la déclaration officielle, par l’Organisation mondiale de santé, de la Covid-19 comme une pandémie mondiale de gravité intense. Cette phase a été marquée par une grande mobilisation des pouvoirs publics dans la majorité des États afin de maîtriser le champ de transmission du virus. La deuxième phase a coïncidé avec le début de la saison estivale et l’affaiblissement des cas de contamination par le virus de la Covid-19. Elle s’est caractérisée par un assouplissement des mesures de confinement et un retour assez conséquent aux conditions de vie normale. Quant à la troisième phase, elle se caractérise par une montée plus ou moins vertigineuse des cas atteints par le virus. Toujours en cours, cette phase est orchestrée par des dispositions juridiques appropriées à l’évolution de la situation sanitaire.
C’est lors de la première phase que les interrogations sur le fondement juridique de l’intervention des pouvoirs publics ont été les plus fortes. La pandémie a été l’occasion de générer un débat constitutionnel assez conséquent sur l’état d’exception sanitaire dans plusieurs États, tels que la France (Feldman Reference Feldman2020, 162), la Belgique (Bouhon et al. Reference Bouhon, Jousten, Miny and Slaustky2020), le Canada (Binette Reference Binette2020) ou l’Allemagne (Germain Reference Germain2020). La solution appliquée, en l’occurrence, était soit d’édicter des lois organisant l’état d’urgence sanitaire, soit de modifier les législations relatives à la protection contre les infections. Toute modification éventuelle des normes suprêmes applicables aux crises sanitaires a été reportée, car elle mériterait une réflexion profondeFootnote 1.
L’édiction de lois spéciales conçues pour gérer l’urgence sanitaire a eu le mérite de ne pas effacer le parlement du paysage juridique. En France, le Parlement a fréquemment rappelé son rôle dans la détermination de la politique sanitaire d’urgence en vigueur. Il n’a pas hésité à exiger du gouvernement qu’il revienne fréquemment à lui pour assurer le caractère indispensable et proportionné des mesures prises pour juguler la pandémieFootnote 2. Pour autant, des voix autorisées ont contesté, en France, l’adoption des lois relatives à l’état d’urgence sanitaire en se basant sur leur impact restrictif de l’exercice des libertés (Rousseau Reference Rousseau2020).
En Tunisie, le fondement constitutionnel de l’intervention du pouvoir exécutif pour gérer la crise sanitaire a donné lieu à une véritable querelle juridique. Deux articles ont été mis en concurrence : l’article 80 et l’article 70 de la Constitution. Le premier accorde au président de la République des pouvoirs exceptionnels dans les circonstances exceptionnelles. Le second autorise le chef du gouvernement, sur habilitation législative, à agir par décrets‑lois dans des situations semblables. La mise en œuvre de l’article 80Footnote 3 a précédé celle de l’article 70 de la Constitution tunisienneFootnote 4. Mais tous deux ont continué, pendant une période, à coexister, mettant ainsi en relief le bien-fondé de leur cumul (Gargouri Reference Gargouri2020, 20). Après cette période de cohabitation, l’article 70 a pris le devant de la scène. Sur sa base, le chef du gouvernement a repris le monopole du pouvoir normatif. Néanmoins, la gestion chaotique de la crise sanitaire lui a valu sa destitution non seulement du dossier sanitaire, mais aussi de toute la vie politiqueFootnote 5. Depuis le 25 juillet 2021, l’article 80 a été de nouveau activé. Désormais, le pouvoir normatif a été repris par le président de la République. Par la suite, un décret présidentiel comportant des mesures exceptionnelles relatives à l’organisation des pouvoirs publics a été édicté. Il en est résulté un véritable chambardement des institutions politiquesFootnote 6.
Le conflit de compétence normatif au sein du pouvoir exécutif appelle plusieurs observations.
D’abord, il a généré une situation peu compatible avec les exigences de l’État de droit, en raison de l’ambiguïté du régime de contrôle juridique des dispositions prises sur la base des articles 80 et 70 de la constitution (Naifar Reference Naifar2020, 27). Les décrets‑lois promulgués sur la base des lois d’habilitation sont de nature hybride et ne sont pas soumis à un régime de contrôle juridictionnel précis. L’ambiguïté du régime de contrôle juridictionnel s’accentue, en Tunisie, en l’absence d’instauration de la cour constitutionnelle prévue par la Constitution et qui serait appelée, entre autres, à clarifier le pouvoir juridique.
Ensuite, l’association, en pratique, de deux fondements juridiques réservés aux circonstances exceptionnelles atteste de l’hésitation des pouvoirs publics à mener une politique sanitaire urgente coordonnée. Les perturbations liées à la supervision de l’exercice du pouvoir normatif mettent en relief la faible visibilité de la politique sanitaire appliquée. Certes, le choc qu’a exercé la pandémie sur les choix de politique publique pourrait expliquer les perturbations ressenties au niveau de son traitement. Elles sont compréhensibles dans la mesure où la pandémie s’est singularisée par son caractère imprévisible qui heurte toute tentative de prévision et d’anticipation. Mais, la coordination et la solidarité entre les différents acteurs politiques intervenant dans la gestion de la crise contribuent à augmenter les chances de bonne gouvernance de la pandémie et éviter qu’elle ait des effets pervers sur la stabilité socio-politique en Tunisie.
Enfin, la mise en œuvre d’une dualité de régimes exceptionnels dans la même période prend une acuité particulière en Tunisie qui subit, par ailleurs, l’application d’un troisième régime exceptionnel relatif à l’état d’urgenceFootnote 7. Ce dernier donne des pouvoirs extrêmement larges aux autorités administratives qui peuvent ordonner des mesures liberticides, peu compatibles avec les exigences de l’État de droitFootnote 8. Les deux régimes constitutionnels dédiés à la gestion de la pandémie de Covid-19 viennent se greffer sur le régime inhérent à l’état d’urgenceFootnote 9. Tous les trois appellent des réflexions sur leurs interactions possibles. D’ailleurs, les arrêtés pris par les préfets de Sousse et de Sfax énonçant le confinement partiel sont basés sur le décret régissant l’état d’urgenceFootnote 10. De même, le décret gouvernemental du 14 octobre 2020 a fait renvoi, dans ses visas, à un décret‑loi pris sur la base de la délégation accordée au chef du gouvernement d’exercer un pouvoir normatif sur la base de l’article 70 de la Constitution, alors même que ce décret-loi n’a pas été approuvé par l’Assemblée des représentants du peupleFootnote 11. Ce décret peut faire l’objet de deux remarques.
D’un côté, le décret du 14 octobre 2020 susmentionné semble relever de l’adoption implicite, par les pouvoirs publics en Tunisie, de la position du conseil constitutionnel français selon laquelle les ordonnances se transforment en lois, même si elles ne sont pas approuvées par le parlement, dès lors qu’elles ont été déposées par le gouvernement à son siège à l’expiration de la période de délégationFootnote 12. D’un autre côté, ce décret atteste de l’existence d’une certaine continuité entre les différents régimes exceptionnels appliqués en Tunisie. Combinés, ces régimes exceptionnels peuvent glisser vers un régime ordinaire permanent (Rousseau Reference Rousseau2020). D’ailleurs, la superposition de ces régimes exceptionnels conjuguée au renforcement des tensions politiques à l’occasion de la gestion de la pandémie ont servi de propulseur à l’institution d’une nouvelle phase transitoire entamée à partir du 25 juillet 2021.
Le recours massif à l’instrument juridique par le pouvoir exécutif porte-grief au pouvoir normatif. Outre le fait qu’il conduit à éclipser le pouvoir normatif originaire du processus de création des normes juridiques, il peut amener à fragiliser le système politique dont elles émanent, dès lors qu’il illustre la faiblesse de planification chez les décideurs politiques. Les leçons de l’histoire en témoignent. Ainsi, le recours abusif aux ordonnances a été à l’origine de la chute du régime de la Restauration, consacré par la Charte constitutionnelle de 1814 (Rolin Reference Rolin and Mathieu2008, 611). De même, les historiens des épidémies ont mis en relief le rôle joué par la mauvaise gestion des crises sanitaires dans la précarisation des empires et leur disparition. Selon eux, la peste d’Athènes (460-400 AC) a fait des ravages dans les troupes de guerriers et a largement contribué à la défaite d’Athènes vis-à-vis de la ligue du Péloponnèse. Il en est de même de la peste de Rome (de 165 à 190) qui « eut probablement un retentissement socio‑politique qui a été invoqué dans la chute de Rome » (Battin Reference Battin2020,738).
En dépit du changement de cadre historique, les retombées des crises sanitaires sur les régimes socio-politiques actuels ne sont pas des moindres. Attribuables en partie aux chevauchements des pouvoirs au niveau du pouvoir central, les conflits de compétence connaissent d’autres formes en rapport avec l’exercice du pouvoir de police administrative.
2. La concurrence entre les pouvoirs de police administrative
Le caractère inédit et imprévisible de la crise sanitaire déclenchée par la pandémie de Covid‑19 a causé des perturbations normatives liées à l’exercice du pouvoir de police administrative. Entendu comme « l’ensemble des interventions de l’administration qui tendent à imposer à la libre action des particuliers la discipline exigée par la vie en société » (Rivero Reference Rivero1985, 384), le pouvoir de police administrative a été impacté par la crise sanitaire. On a assisté ainsi à une superposition des autorités disposant d’un titre de compétence pour intervenir. Il en est résulté, dans plusieurs cas, des contradictions au niveau des mesures de police administrative qui ont été prises (Benhssan et Torki Reference Benhssan and Torki2020, 157). La superposition des pouvoirs de police administrative a été patente lors de la première phase de gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19. Tout comme la Tunisie, des pays comme la France (Symchowicz Reference Symchowicz2020) et l’Italie (Severino Reference Severino2020) en ont été victimes.
Grâce à la contribution de la doctrine (Hammami-Marakchi Reference Hammami-Marakchi2020, 133) et de la jurisprudence (tribunal administratif, 19 novembre 2002), les interventions des autorités de police administrative ont été mieux coordonnées. Même en présence d’une crise sanitaire nationale, les maires gardent leur compétence pour intervenir par des mesures normatives générales plus restrictives des libertésFootnote 13, dès lors que ces mesures sont justifiées par des données locales spécifiques et proportionnées à la gravité de la situation (Conseil d’État français, ordonnance du 17 avril 2020Footnote 14).
Pour autant, les pouvoirs publics tunisiens ont probablement décidé de changer d’approche concernant la gestion de la pandémie. Si, dans la première phase, les autorités locales ont été sensibles à la gravité de la crise sanitaire et ont pris, dès le début, des décisions de police administrative (Hammami-Marakchi Reference Hammami-Marakchi2020, 137), force est de constater que leur place dans la gestion de la pandémie s’est considérablement réduite dans la phase actuelle. En contrepartie, les préfets ont vu leur position s’affermir suite à leur sollicitation par le chef du gouvernement dans son communiqué du 29 octobre 2020 relatif aux mesures de prévention de la Covid-19. Désormais, les préfets des gouvernorats les plus touchés par la deuxième vague épidémique se sont attelés à édicter des arrêtés précisant les mesures nécessaires pour réaliser le confinement régional partielFootnote 15. De même, les ministères concernés se sont mobilisés, chacun dans son domaine, pour prendre des mesures juridiques similairesFootnote 16.
Lors de la deuxième vague de la Covid-19, l’ensemble des arrêtés pris en application du communiqué du chef de gouvernement ont constitué les outils juridiques de gestion de la crise sanitaire. Le recours à ce dispositif juridique marque un changement dans les orientations générales de la politique de crise sanitaire adoptée en Tunisie. Durant les premiers mois de la pandémie, les pouvoirs publics se sont mobilisés pour rechercher le fondement constitutionnel le plus approprié pour asseoir les mesures exceptionnelles et liberticides envisagées. En revanche, dans la période actuelle de gestion de la pandémie, les mesures prises par les ministres et les préfets reposent sur un simple communiqué dont le contenu n’a pas été consigné dans un décret gouvernemental publié au journal officiel de la République tunisienneFootnote 17. D’ailleurs, l’arrêté du préfet de Sousse pris le 29 octobre 2020 ne mentionne, dans ses visas, que le communiqué de la Présidence du gouvernementFootnote 18. Quant aux arrêtés des préfets de Sfax et de Tunis, ils ont cité, outre les lois relatives aux conseils régionaux et les maladies contagieuses, le décret du 26 janvier 1978 portant organisation de l’état d’urgence en Tunisie et les décrets pris sur sa base.
La diversité des fondements juridiques invoqués pour asseoir les mesures de lutte contre la propagation de la Covid-19 interpelle le juriste. En dépit de la similitude du contenu des arrêtés préfectoraux, les visas cités sont différents. On peut dès lors se demander si cette divergence n’illustre pas un malaise quant à la recherche du fondement juridique le plus approprié pour justifier les mesures de confinement partiel et de fermeture des établissements scolaires et universitaires. Ne témoigne-t-elle pas d’un désordre normatif préjudiciable à la qualité de la norme juridique?
Lacunaires sur le plan strictement juridique, les mesures prises pour gérer la pandémie interpellent quant à leur bien-fondé. Elles dévoilent l’obstination des pouvoirs publics à opter pour une approche centralisatrice et verticale du traitement de la crise. Les préfets constituent ainsi les représentants des autorités centrales au niveau régional. Néanmoins, cette approche qui conduit à marginaliser, de plus en plus, le pouvoir local a montré ses limites, non seulement en Tunisie, mais aussi dans d’autres pays dont l’expérience nous inspire, comme la France (Institut Montaigne 2020, 11).
En Tunisie, il est regrettable de remarquer que les pouvoirs publics n’ont pas saisi la crise sanitaire actuelle pour consolider les rapports entre le pouvoir central et le pouvoir local. En effet, l’exploitation des opportunités permises par la décentralisation aurait été un terrain fertile pour exprimer des solidarités et coopérations mutuelles entre toutes les parties prenantes. Elle est, au demeurant, l’une des solutions préconisées en vue de réarticuler le pouvoir normatif et le rendre plus performant et plus harmonieux.
II. La réarticulation urgente du pouvoir normatif
La crise sanitaire qui continue encore à perturber l’ordre juridique entraîne des séquelles structurelles sérieuses. Les retombées multidisciplinaires et transnationales de la pandémie de Covid-19 incitent à positionner les mesures juridiques édictées pour y remédier dans un cadre plus profond, permettant éventuellement d’engager des pistes de réflexion en vue de rénover la fonction du pouvoir normatif (1) et de réinventer le processus de production des normes juridiques (2).
1. La rénovation de la fonction du pouvoir normatif
La crise sanitaire a mis à nu les dysfonctionnements du système normatif. Bien qu’elle ne soit pas l’élément déclencheur, elle a révélé les défaillances d’un système de production des normes dépourvu d’une vision systémique et globale. Dès le début de la pandémie, les pouvoirs publics se sont dirigés vers la règle juridique comme outil principal de sa gestion. Bien qu’il soit indispensable, le recours à l’instrument juridique semble exagéré. La gestion de la pandémie a débouché sur une inflation de textes juridiques dont l’application n’a duré parfois que quelques semaines (Baccouche Reference Baccouche2020, 13). Préparés dans la hâte, certains textes juridiques ont été modifiés quelques heures après leur publication au journal officielFootnote 19. Les textes juridiques ponctuels ont continué à affluer pendant la deuxième vague de propagation de la pandémie avec un rythme moins soutenu et un renvoi possible aux décrets‑lois édictés lors de la première phase de gestion de la pandémieFootnote 20. Plus tard, la résurgence vertigineuse des cas de contamination par la Covid-19 a amené les pouvoirs publics à reprendre des mesures juridiques favorables au confinement partiel appliqué par le pays et reposant sur des décrets-lois adoptés lors de la première phaseFootnote 21.
En dépit de sa présence assez forte dans le paysage socio-politique comme moyen ultime de gestion de la pandémie de Covid-19, la norme a vu son statut fragilisé et sa légitimité contestée aux yeux de ses destinataires. Les manifestations de la résistance à son égard des citoyens tunisiens sont remarquables. En dépit de la pandémie, les marchés sont demeurés hyper‑saturés et les cafés surpeuplés. Les contestations réitérées sur le bien-fondé du choix des secteurs économiques bénéficiant des mesures d’aide financière font l’objet du même constat (Chékir Reference Chékir2020).
A priori, on peut être amené à expliquer le refus, par une bonne partie de la population, des règles de conduite prescrites par les textes juridiques, par le caractère brusque du cadrage des comportements individuels qu’elles impliquent. Néanmoins, cette explication ne paraît pas solide si l’on met en exergue le relâchement, de plus en plus constaté, des citoyens vis-à-vis des règles juridiques imposées (Ghattas Reference Ghattas2021).
Le refus d’obtempérer aux prescriptions juridiques liées au confinement est à situer dans un contexte historique démontrant l’apparition de réactions similaires lors des épidémies anciennes. Selon un auteur, « le Covid-19 ne faisait que reproduire les schémas du passé, à tous les stades, que ce soit au niveau des modes de transmission, des stratégies mises en place par les différents acteurs, ou des réactions pas toujours constructives – il faut le reconnaître – des populations » (Bouhdiba Reference Bouhdiba2020, 18). La résistance exprimée par une partie de la population canadienne à propos du vaccin lors de la pandémie de variole qui sévit à Montréal en 1885, s’inscrit dans le droit fil de ces propos (Prud’homme et Claveau Reference Prud’homme and Claveau2018).
Nourrie des pandémies survenues dans le passé, la discréditation des normes juridiques aux yeux de ses destinataires s’explique également par des données actuelles. Les tensions politiques ressenties au sein du gouvernement ont hypothéqué l’efficacité de la politique publique et porté grief à l’image des pouvoirs publics aux yeux des citoyens. Faisant écho de ces tensions, l’outil juridique a été instrumentalisé. On peut se demander si l’obstination du pouvoir exécutif à obtenir une habilitation du pouvoir législatif pour avoir le monopole de la norme et de l’action, sous prétexte d’assurer la célérité au niveau de l’intervention des pouvoirs publics, ne constitue pas un aveu de l’inefficacité de la norme législative en tant qu’instrument de régulation des rapports socio-économiques. Si la lenteur de la procédure législative en est la cause principale, il est temps de la simplifier! L’adoption d’une procédure accélérée, combinée avec l’introduction de la possibilité de vote à distance pour les députés, via des applications numériques assurant l’authentification des votes, serait envisageable. Une telle proposition permettrait de redonner vie aux modes d’exercice de la démocratie représentative dans la mesure où elle favoriserait l’implication du parlement dans la gestion de la crise. Elle contribuerait à assurer une meilleure gouvernance du pouvoir normatif.
Pour autant, la complexité de la procédure législative et sa lenteur ne sont qu’une partie du problème. Si la norme juridique a vu sa valeur davantage précarisée lors de la gestion de la pandémie, c’est qu’elle ne répond pas forcément à l’objectif d’intérêt général qu’elle est censée réaliser. La méfiance suscitée actuellement vis-à-vis des vaccins contre la Covid-19, traduit l’idée assez répandue dans la conscience collective, de manipulation des règles juridiques en vue de satisfaire des intérêts corporatifs égoïstes.
Le caractère fortement liberticide de certaines mesures, comme le confinement dans ses différents degrés et formes, a contribué à aggraver la méfiance des citoyens vis-à-vis des règles juridiques. Désormais, l’État de droit, souvent invoqué pour légitimer le pouvoir d’édiction de prescriptions juridiques par l’État, se trouve sensiblement affecté. D’ailleurs, la similitude des approches juridiques menées par les États pour gérer la pandémie, abstraction faite de la nature du système politique dans lequel elle s’inscrit, conduit à raffiner les divergences entre les systèmes démocratiques et les systèmes autoritaires (Strauss-Khan Reference Strauss-Khan2020). Mis à l’épreuve, l’État de droit, considéré comme pilier dans les pays de tradition démocratique, n’a pas résisté face à l’urgence (Regis, Gaudreault-Desbien et Denis Reference Regis, Gaudreault-Desbiens and Denis2020).
Cependant, considéré comme le fruit d’une longue et douloureuse évolution des systèmes juridico-politiques, l’État de droit, entendu comme un État dans lequel les normes juridiques puisent leur légitimité dans leur observation des valeurs des droits de l’homme, mérite d’être constamment observé (Chevallier Reference Chevallier2017). Garant de l’institutionnalisation du pouvoir et paramètre de son évaluation, il ne pourrait être abandonné sous prétexte de l’existence de circonstances exceptionnelles inédites, quitte menaçantes, de la santé publique et mettant en péril le droit à la vie.
En droit tunisien, le juge administratif se sert des exigences de l’État de droit pour s’assurer du caractère proportionné des mesures de police administrative (arrêts du Tribunal administratif, n° 09200012 du 5 novembre 2020 et n° 26856 23 du mai 2009). Il se base sur les dispositions de l’article 49 de la Constitution pour vérifier si les limites imposées aux libertés fondamentales ne portent pas atteinte à leur substance et n’anéantissent pas complètement leur exercice (Dabbache Reference Dabbache2021). Le juge français suit la même démarche (Lasserre Reference Lasserre2020). Il n’a pas hésité à annuler un arrêté communal imposant le port d’un masque dans son territoire en se basant sur le fait que l’arrêté est susceptible de concerner des personnes ne résidant pas dans la commune et que l’obligation de port de masque n’était pas généralisée, à l’époque, à l’échelle nationaleFootnote 22. Par conséquent, l’arrêté contesté porte à la liberté de circulation et au droit de chacun au respect de sa liberté personnelle une atteinte grave et manifestement illégale (référé, ordonnance n° 440057 du 17-4-2020). Le juge administratif a également annulé les dispositions d’un décret qui interdisent à des personnes présentant des symptômes de la Covid-19, mais non hospitalisées, d’avoir accès à un traitement par hydroxychloroquine. Le droit à la santé se trouve menacé par une différenciation disproportionnée entre les malades pris en charge dans les hôpitaux et ceux qui ne le sont pas (recours pour excès de pouvoir, n° 439764,28 janvier 2021). En revanche, le juge administratif français a refusé la demande du requérant, souffrant d’une insuffisance respiratoire grave, d’ordonner au ministre de la Santé de prendre les mesures nécessaires pour bénéficier d’une vaccination prioritaire contre la Covid-19 dès lors que le risque de contamination par l’intéressé n’est pas manifestement élevé et que le droit au respect de la vie n’est pas particulièrement menacé (Tribunal administratif de Châlons‑en‑Champagne, Ordonnance n° 2100005 du 7 janvier 2021).
Aiguillé par les exigences de l’État de droit, l’outil juridique pourrait être plus performant si l’approche de la fonction du droit était revue dans ces périodes de crise sanitaire (Mahfoudh Reference Mahfoudh2020, 361). L’adoption d’une panoplie de mesures juridiques, ponctuelles ou sectorielles, ne fait que favoriser la segmentation des normes juridiques. Faute d’une vision globale, l’efficacité de cette démarche serait compromise, ou du moins, insignifiante. En revanche, l’option en faveur d’une réforme systémique des règles juridiques, axée sur l’allégement de leur formalisme excessif et leur libération du caractère bureaucratique, pourrait être envisageable (Baccouche Reference Baccouche2020, 14). En outre, l’exploitation de toutes les potentialités ouvertes par le système juridique en vigueur serait préférable à la multiplication des régimes juridiques provisoires. Le recours récent à la loi de 1989 relative aux conseils régionaux pour asseoir l’intervention des préfets dans la gestion de la deuxième vague de la pandémie de Covid-19, en dépit de tous les reproches qu’on peut formuler à son sujet, n’est qu’une illustration des opportunités autorisées par le droit commun pour gérer les crises. L’existence de failles au niveau de l’édifice juridique ne saurait servir comme prétexte pour écarter ses dispositions et les supplanter par des normes dérogatoires. Cependant, elle pourrait constituer une parade pour réformer, au besoin, les textes juridiques en vue d’assurer plus de connectivité entre eux. La qualité de la norme juridique et son applicabilité en tirerait profit et entraînerait, ipso facto, une mise en valeur de l’État, en tant qu’institution à la fois productrice et garante de sa mise en œuvre. En l’occurrence, la réponse du droit aux crises de tous ordres, y compris les crises sanitaires, ne serait ni hâtive, ni ponctuelle (Rousseau et Foucher Reference Rousseau and Foucher2016). Le recours à l’instrument juridique, dans cette optique, servirait de moyen, permettant de revoir le rôle de l’État en tant que producteur des normes. Pour y parvenir, le processus de production des normes mérite d’être réinventé, en vue de lui permettre de composer avec les métamorphoses qu’il subit actuellement.
2. La réinvention du processus normatif
Depuis le début de la crise sanitaire liée à la propagation de la Covid-19, l’État a consolidé ses interventions, non seulement dans le domaine sanitaire, mais aussi dans les domaines économique et social. Ses efforts se sont concentrés sur l’amélioration de l’infrastructure des services de santé publique et la fourniture des équipements de protection contre le virus, comme les masques chirurgicaux et des gels. Ils se sont orientés également vers le soutien financier des secteurs économiques et des personnes vulnérables, notoirement touchés par les mesures de confinementFootnote 23. L’instrument juridique a été déployé pour y parvenir.
Les interventions directes massives de l’État dans des secteurs multiples témoignent d’une mutation imprévisible au niveau de ses fonctions. Bien que la mondialisation, très poussée jusque-là, implique moins de présence de l’État, la crise sanitaire a généré un tournant crucial dans ce mouvement. Alors qu’ils pratiquaient des politiques de désengagement de la vie économique et sociale, les États ont été contraints de modifier profondément leurs stratégies. Sous l’effet de la crise sanitaire, on a assisté à un retour au modèle de l’État providence, dans lequel l’État ne se contente pas de jouer la fonction de régulation des secteurs socio-économiques (Giraud Reference Giraud2020). Il intervient directement dans plusieurs secteurs économiques. Il agit seul et utilise la règle juridique unilatérale ainsi que son budget pour y parvenir. Ce faisant, il reproduit le même schéma que celui appliqué dans plusieurs pays, lors de la gestion de crises antérieures récentes et anciennes, sanitaires ou autres. Sa stratégie d’action rappelle le plan d’action adopté aux États-Unis et en Europe, pour faire face à la crise des subprimes (Bouvier Reference Bouvier2020). Elle rappelle, en outre, les politiques publiques adoptées pour la gestion de crises sanitaires antérieures, pourtant moins aiguës par leur ampleur que celle de la Covid-19, telles que le H1N1 et l’EBOLA en Afrique (Maylis Reference Maylis2020).
La présence massive de l’État dans la gestion de la crise sanitaire actuelle a eu pour effet d’éclipser tous les acteurs potentiels pouvant contribuer à la gestion de la crise. Les conflits normatifs de compétence, survenus en particulier pendant la première phase, n’ont pas eu pour effet de multiplier les acteurs et de les diversifier. Qu’elles agissent à l’échelle centrale ou régionale, les autorités publiques ont toutes la même casquette. Elles représentent l’État et agissent en son nom et sous les ordres de ses autorités centrales. Tout au long de la gestion de la pandémie, les paramètres et outils de son action n’ont pas connu de changements notables. Refermé sur soi, l’État est considéré comme l’ultime recours pour faire face aux crises. Il a exclu d’autres plans impliquant plus d’acteurs en dehors de ses structures intrinsèques, sous prétexte qu’ils pourraient favoriser les corporatismes et les conflits d’intérêts. En témoigne la gestion verticale du marché des masques au début de la pandémie et le refus d’associer les laboratoires privés et cliniques au plan d’action Covid-19.
Appliqué par un nombre important d’États, le plan d’action vertical et monopolisé, moyennant la règle juridique unilatérale, a vite révélé ses limites (Institut Montaigne, n°37). L’État a été poussé, tant par la fragilité des finances publiques que par la réalisation de la difficulté qu’il aurait à surmonter seul la crise multidimensionnelle générée par la pandémie, à modifier le plan de gestion de la crise. Le secteur privé opérant dans le domaine de la santé a été sollicitéFootnote 24. Le choix, presque obligé, d’impliquer le secteur privé dans la gestion de la pandémie a eu pour effet d’élargir la sphère des acteurs qui y sont associés.
Louable en soi, la diversification des acteurs dans la détermination de la politique sanitaire pose des enjeux multiples. Afin de ne pas aboutir à la décomposition du pouvoir, l’implication du secteur privé exige son encadrement par des garde‑fous. Pour y parvenir, l’État est appelé à jouer pleinement son rôle de régulateur du secteur privé afin de faire face aux pratiques abusives éventuellement menées par certaines cliniques et certains laboratoires d’analyses médicales (Chevallier Reference Chevallier2004, 473). L’exercice de la fonction de régulation par l’État n’est pas aisé dans les circonstances actuelles. Submergé par sa fonction de marchand et précarisé par la pénurie des fonds alloués au soutien financier des activités et personnes vulnérables, l’État ne peut pas jouer sa fonction régulatrice de façon optimale s’il n’intériorise pas les mutations requises lors de l’exercice de ses fonctions. Le passage d’un État providence à un État stratège requiert l’adoption d’une nouvelle approche de la politique sanitaire publique (Boublil Reference Boublil2014; Chevallier Reference Chevallier2007, 372). En vue de préparer la sortie de crise avec moins de dégâts, la stratégie reposerait sur trois axes complémentaires : la démocratisation de l’action publique, l’introduction des applications numériques dans le traitement de la pandémie et l’application des outils de la légistique dans la conception des normes juridiques. Ces trois axes contribueraient à modifier le processus de production des normes. Ils faciliteraient la gouvernance de la politique sanitaire.
La démocratisation de l’action publique requiert un engagement à l’égard d’une approche partenariale du processus de conception des normes juridiques. En effet, malgré les améliorations constatées sur ce plan, l’association de différents acteurs en matière de gestion de la pandémie reste cantonnée à la prise en charge des personnes atteintes par le virus. L’exercice du pouvoir de décision reste enveloppé dans une sphère regrettable d’unilatéralité. Dès lors, le changement passe par la multiplication des acteurs, non seulement au niveau de l’action, mais aussi au niveau de la prise de décision. Certes, la gestion de la pandémie a été l’occasion de faire participer les comités scientifiques au processus d’édiction des normes juridiques. L’association des experts au pouvoir normatif donne une nouvelle image à l’exercice du pouvoir normatif en lui conférant une dose de démocratie participative. Néanmoins, l’association des comités scientifiques à l’œuvre normative demeure précaire, car elle est provisoire. L’implication des scientifiques au niveau de la mise en œuvre d’une politique sanitaire qui s’inscrit dans la durée exigerait l’instauration d’une haute autorité de santé, invitée à participer au pilotage des politiques sanitaires de l’avenir. La mise en place de simples comités ne semble pas suffisante pour répondre aux défis sanitaires à la fois prévisibles et imprévisiblesFootnote 25. Par ailleurs, l’implication d’acteurs variés du secteur privé et de la société civile pourrait contribuer à consolider le sens de la solidarité et accroître la responsabilité commune face au danger sanitaire. Dans cette optique, l’État ne serait pas envisagé comme le responsable unique de toute la politique sanitaire, bien qu’il garde une place importante (Khoury Reference Khoury2016). Le rôle joué, en Allemagne, par des sociétés multinationales comme Volkswagen et Lufthansa dans la fourniture des équipements médicaux, pourrait servir d’exemple (Institut Montaigne, n°38).
Par ailleurs, le domaine de l’intelligence artificielle mérite d’être exploré davantage dans la gestion de la crise sanitaire. En Tunisie, ce chantier est encore précoce. Les applications numériques y sont intégrées de façon assez timide. Pour autant, les potentialités qu’elles offrent pour maîtriser la pandémie et sauver, par la même occasion, l’économie sont multiples. Dans les États où elles ont été déployées au service de la politique sanitaire d’urgence, les applications numériques ont ainsi prouvé leur efficacité dans la réduction des cas de contamination par le virus. L’Estonie, Taiwan ainsi que la Corée du Sud ont gagné le défi sanitaire grâce à la place accordée aux applications numériques dans l’identification des foyers de contamination et l’édiction, à temps, des mesures juridiques et sanitaires appropriées pour y faire face (Gaudemet Reference Gaudemet2020). Outre leur impact sur la maîtrise de la pandémie, les applications numériques pourraient contribuer à assurer la reconfiguration souhaitée de l’image du pouvoir normatif et de la vision de l’État auprès des citoyens. À condition de faire l’objet d’un débat sociétal et d’entourer leur utilisation de garde-fous de nature à rassurer le citoyen sur leur caractère éthique, les applications numériques favoriseraient la recomposition du pouvoir, en permettant sa démocratisation (Ziegler Reference Ziegler2016, 155). Le positionnement de l’État dans l’après-Covid-19 est tributaire de la conscience des enjeux et potentialités fournis par l’économie numérique dans tous les domaines, y compris sanitaire. L’intégration des applications numériques dans le processus de conception de la politique publique sanitaire est de nature à diversifier les acteurs intervenant dans l’opération de prévision et de décision publique. Il en résulte une interaction positive entre l’État et son milieu, et un échange fructueux entre le pouvoir et les scientifiques.
Certes, la traçabilité des mouvements de l’utilisateur fournie par les applications numériques présente un danger pour le droit au respect de la vie privée et la protection des données personnelles (Human Technology 2020). En effet, les dilemmes et tensions se sont considérablement renforcés suite à l’intrusion exponentielle des applications numériques dans tous les domaines à l’occasion de la pandémie de Covid-19. Dans plusieurs cas, l’utilisation de ces applications n’est pas laissée au choix du citoyen. Parfois, elle conditionne même l’accès aux services publics et aux prestations (Houssiau, Hunyadi et Tumson Reference Houssiau, Hunyadi and Tumson2020). Toutefois, sans être niées ni banalisées, les dérives éventuelles de l’usage de la technologie artificielle pourraient être traitées grâce à la mise en place d’institutions de pilotage des données obtenues composées d’experts juridiques et médicaux et de spécialistes en technologie, et assistées par des systèmes d’alerte. Cette institution serait sous les auspices de l’État qui en garantit le caractère éthique. La combinaison des politiques et des scientifiques dans la composition de cette institution favoriserait l’ouverture de l’État sur son environnement, sans pour autant conduire à l’éclipser du paysage socio-politique. Partout, l’État est invité à composer avec ce défi et arbitrer les enjeux présents afin d’adopter une stratégie globale et négociée par tous les partenaires impliqués.
Envisagées comme un outil innovant dans tous les domaines, les applications numériques méritent d’accompagner le processus normatif. Les données statistiques et juridiques qu’elles offrent pourraient être explorées d’une façon optimale dans le cadre de la science de légistique destinée aux concepteurs des normes juridiques (Barrau Reference Barrau2016). Considérée comme « l’art de penser et de rédiger les lois et les actes administratifs » (Toure Reference Toure2018), la légistique combine une formation juridique et d’études sociales (Gilberg et Groulier Reference Gilberg and Groulier2018). Son introduction s’intègre dans la politique de réforme juridique et vise à soigner la qualité de la norme juridique. Parmi ses axes fondamentaux figure l’apprentissage du dosage de la nécessité de recours à l’instrument juridique. Ce dernier n’est ni la solution unique, ni le remède miraculeux et convenable à la résolution des crises de tous ordres. Solliciter la norme juridique à tort et à travers est préjudiciable à l’ensemble du système juridique et à l’image du pouvoir politique qui le conçoit.
Conclusion
La crise sanitaire liée à la propagation de la Covid-19 a généré des enjeux multiples et contradictoires. Si elle a favorisé une présence plus accentuée de l’État, elle a révélé aussi les limites liées à l’adoption d’une démarche verticale et régalienne de la politique publique. Le pouvoir normatif a été au centre du déchirement. Persuadés de l’inaptitude du dispositif juridique appliqué dans les circonstances habituelles à répondre efficacement à la pandémie, les pouvoirs publics ont trouvé refuge dans la norme juridique. Ils l’ont adaptée, modifiée et même remodelée à plusieurs reprises pour suivre les conséquences accélérées et bouleversantes de la pandémie. Néanmoins, à force d’être secouée, la norme juridique a perdu une grande partie de sa normativité aux yeux de ses destinataires. Paradoxalement, les citoyens qui requièrent tant la présence de la règle juridique, notamment dans les moments de crise, lui ont tourné le dos et l’ont contestée. Le pouvoir normatif s’en trouve, par conséquent, lésé à la fois au niveau de sa consistance et au niveau de son image dans la conscience collective.
Bien qu’ils rappellent d’autres schémas puisés dans l’histoire des crises sanitaires, les troubles subis par le pouvoir normatif appellent, en urgence, l’engagement d’un changement stratégique de la fonction et du processus d’édiction de la norme juridique. La modification de la culture normative passerait par l’adoption d’une conception plus partenariale que régalienne du pouvoir normatif (Lambert Reference Lambert2021, p.9). L’inspiration des pratiques innovantes suivies par les États précurseurs en matière d’application de la science de légistique, tant prônée par Portalis dans son discours relatif au Code civil français en 1804, pourrait contribuer à reconfigurer le pouvoir normatif. Parce qu’il convient de former et d’informer pour réformer, l’introduction des méthodes et outils de la légistique paraît indispensable en vue de sauver l’image du pouvoir normatif. Partant, c’est la figure de l’État, qui véhicule la norme juridique comme moyen de régulation efficiente et rationnelle des rapports juridiques, qui se trouve reconsidérée.