Introduction
Les relations sino-africaines continuent d'alimenter les débats en relations internationales (Abidde, Reference Abidde and Sabella2022 ; Alden et al., Reference Alden Chris and de Oliveira2008 ; Aurégan, Reference Aurégan2011 ; Chaponnière, Reference Chaponnière2018). Depuis les années deux mille, la République populaire de Chine (RPC) tend à briser le quasi-monopole qu'avaient certaines puissances occidentales sur l'Afrique (Alden et al., Reference Alden Chris and de Oliveira2008 ; Brautigam, Reference Brautigam2010). Avec la fin de l’époque maoïste, sa diplomatie africaine a changé, allant d'un soutien axé sur l'idéologie à un soutien fondé sur des objectifs économiques et géostratégiques (Gabas et Chaponnière, Reference Gabas and Chaponnière2012 ; Gazibo et Chantal, Reference Gazibo and Chantal2011). Cette offensive diplomatique de la RPC fait l'objet de controverse ; elle est tantôt considérée comme une opportunité tantôt comme une menace pour l'Afrique (Hugon, Reference Hugon2008 : 220 ; Gazibo et Mbabia, Reference Gazibo and Mbabia2010 : 521). L’évolution des relations sino-africaines a été marquée par le caractère fluctuant des choix en termes de reconnaissance diplomatique de certains États africains vis-à-vis des deux « Chine », c'est-à-dire de la RPC et de la République de Chine ou Taïwan (Aurégan, Reference Aurégan2017 : 2–3). Historiquement, la distinction entre la RPC et Taïwan résulte de l'issue de la guerre civile en Chine qui a conduit à la victoire en 1949 du Parti communiste chinois dirigé par Mao Zedong au détriment du Parti national de Tchang Kaï-check (Fairbank et Goldman, Reference Fairbank and Goldman2013 ; Cabestan, Reference Cabestan2022). Ce dernier a fondé sur l’île de Formose Taïwan qui revendique depuis lors une indépendance vis-à-vis de la RPC. À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, Taïwan a siégé comme membre permanent au Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations-Unies (ONU) grâce au soutien des États-Unis, avant que la RPC ne reprenne ce siège en 1971.
Depuis lors, Taïwan dispose d'un statut ambigu dans le système international. Tout en étant exclu de l'ONU, il n'en reste pas moins un État comme les autres, disposant des mêmes attributs de souveraineté (Rich et Dahmer, Reference Rich and Dahmer2022 ; Nazet, Reference Nazet2012). Alors que la RPC continue de prôner une seule Chine,Footnote 1 Taïwan revendique avec force son identité. C'est dans ce sens que la présidente de Taïwan Tsai Ing-wen réclame un dialogue d’égal à égal avec la RPC.Footnote 2 Alors que plusieurs États coopèrent avec les deux « Chine », d'autres ont été contraints de choisir entre les deux États. Ce fut le cas du Niger et du Burkina Faso (ex-Haute-Volta) qui font l'objet de cet article. En effet, lorsque ces pays accèdent à l'indépendance en 1960, ils reconnaissent la souveraineté de Taïwan. Dans les années soixante-dix, ils changent de stratégie en s'engageant avec la RPC lorsque celle-ci entre à l'ONU,Footnote 3 le Burkina Faso en 1973 et le Niger l'année suivante. Ils font partie des rares États qui ont eu à reconnaitre les deux « Chine » à deux reprises et étaient parmi les quinze États africains à voter contre l'admission de la RPC à l'ONU (Aurégan, Reference Aurégan2017 : 7). Dans les années quatre-vingt-dix, le Niger et le Burkina Faso décident de rompre avec la RPC et de renouer avec Taïwan, respectivement en 1992 et en 1994. Mais dès 1996, le Niger rétablit ses relations avec la RPC, alors que le Burkina Faso continue sa coopération avec Taïwan jusqu'en 2018.Footnote 4 Comment expliquer ces stratégies de reconnaissance diplomatique fluctuantes vis-à-vis de la RPC et de Taïwan ?
Cet article analyse sur le temps long (1960–2020) les politiques étrangères de ces États quant au principe d'une seule Chine prôné par la RPC depuis 1949. Selon Morin, « la politique étrangère renvoie aux actions ou règles gouvernant les actions d'une autorité politique indépendante déployée dans l'environnement international » (Reference Morin2013 : 12–13). Ce champ d’étude est traversé par des débats épistémologiques et théoriques (Boileau et al., Reference Boileau, Castillo, Damron, Issa, Déloye and Waele2018 : 488–490 ; Hill, Reference Hill2016 : 4). Ces débats montrent que la politique étrangère n'est intelligible qu'au prix d'une méthode éclectique (Morin et Paquin, Reference Morin and Paquin2018 : 27). L'approche éclectique est une démarche intermédiaire combinant plusieurs théories (Sil et Katzenstein, Reference Sil and Katzenstein2010 ; Lake, Reference Lake2013). La notion de « pluralisme structuré » (Dunne et al., Reference Dunne, Hensen and Wight2013) milite pour un dialogue fécond entre approches théoriques plutôt qu'une logique de concurrence. Cette posture insiste sur « la nécessité d'une approche éclectique et empirique qui décloisonne les savoirs et propose des nouvelles clés de compréhension de la politique étrangère » (Boileau et al., Reference Boileau, Castillo, Damron, Issa, Déloye and Waele2018 : 515). Dans cet article, l’éclectisme est utilisé au sens méthodologique et concerne les niveaux d'analyse (Morin et Paquin, Reference Morin and Paquin2018 : 27).Footnote 5 Il s'agit d'observer comment interagissent, d'une part les agents et les structures et de l'autre, les niveaux infranational et supranational (Morin et Paquin, Reference Morin and Paquin2018 : 28 ; Boileau et al., Reference Boileau, Castillo, Damron, Issa, Déloye and Waele2018 : 515).
Le constructivisme sert de cadre théorique à cet article. Cette théorie reconnait la primauté de la structure sur l'agent, mais considère les structures comme moins matérielles qu'idéelles (Onuf, Reference Onuf2012). Elle se caractérise par une démarche interprétative, un pluralisme épistémologique et une posture de voie intermédiaire entre le matérialisme et l'idéalisme (Boileau et al., Reference Boileau, Castillo, Damron, Issa, Déloye and Waele2018 : 487). Ses postulats soulèvent des controverses ontologiques et épistémologiques. Si, pour certains, le constructivisme est compatible avec une ontologie et une épistémologie positiviste (Wendt, Reference Wendt1999), d'autres insistent sur une perspective strictement interprétative (McSweeney, Reference McSweeney1999). Nous souscrivons à la première démarche qui combine une épistémologie positiviste avec une ontologie post-positiviste (Wendt, Reference Wendt1999). En clair, si la réalité sociale existe et peut être étudiée, « cette réalité n'est pas déjà donnée là, mais elle est ce que les croyances partagées des acteurs en font » (Marchesin, Reference Marchesin2008 : 60). Le constructivisme « appréhende la politique étrangère comme le résultat d'un ensemble d'idées, de pratiques intersubjectives et de normes qui constituent et façonnent l'identité d'un État et orientent ses choix sur la scène internationale » (Meijer, Reference Meijer, Roux and Savarese2019 : 276).
Il insiste sur les significations sociales des faits et la manière dont les acteurs les interprètent (Wendt, Reference Wendt1999). Les objets comme l’État ou l'anarchie sont ainsi perçus comme des construits sociaux (Balzacq, Reference Balzacq2016 : 165–249). De ce fait, son postulat clé est que l'intérêt national n'est pas fixe et constant ; il est malléable car « les décideurs agissent en fonction d'intérêts construits dans un contexte social particulier » (Morin et Paquin, Reference Morin and Paquin2018 : 35). Pour interpréter ces changements d'intérêts, les constructivistes ont recours à la notion d'identité d’État (Weldes, Reference Weldes1996). Comme le montre Wendt (Reference Wendt1992 : 398), c'est cette identité changeante qui fonde la conception de l'intérêt national.Footnote 6 La problématique met en évidence la façon dont l'intérêt national influence les politiques étrangères du Niger et du Burkina Faso quant au principe d'une seule Chine prôné par la RPC. L'analyse montre que les allers-retours observés dans les stratégies de reconnaissance diplomatique vis-à-vis des deux « Chine » sont révélateurs d'une construction sociale de l'intérêt national façonnée à la fois par des logiques domestiques et systémiques étroitement imbriquées.
I. Les « Chine » comme enjeu de la politique domestique
Loin d’être un donné, l'intérêt national apparaît comme le résultat des représentations et des perceptions des dirigeants du Niger et du Burkina Faso quant à leurs intérêts dans des contextes particuliers. Leurs stratégies de reconnaissance diplomatique vis-à-vis des deux « Chine » étaient non seulement tributaires de certains conflits politiques, mais également reflétaient des enjeux de légitimation politique.
1. La concurrence politique
Les dynamiques de la vie politique nationale sont un angle d'analyse pertinent de la fabrique de l'intérêt national. Les politiques diplomatiques du Niger et du Burkina Faso à l’égard de la RPC et de Taïwan ont été façonnées par les conflits politiques internes liés d'abord au contexte de la Guerre froide et ensuite aux transitions démocratiques des années quatre-vingt-dix.
Les conflits de la Guerre froide : bouter le « péril communiste » hors du territoire
Dans le contexte des années soixante, la reconnaissance diplomatique de Taïwan par les deux États était dictée par des facteurs idéels et conjoncturels. Ce choix était non seulement l'expression d'un rejet de l'idéologie communiste, mais aussi un moyen de neutraliser les partis d'opposition. Au Niger, ce rejet de la RPC par le Président Hamani Diori (1960–1974) était lié aux conflits politiques internes (Abdou Karimou, Reference Abdou Karimou2021). Cette variable domestique a influencé la conception de l'intérêt national ici perçu en termes de sécurité physique et de préservation d'une identité nationale. Diori opta en effet pour Taïwan et refusa de suivre la France qui reconnut la RPC le 27 janvier 1964. Taïwan, dont l'ambassadeur présenta ses lettres de créances le 17 août 1965, apporta une aide au Niger dans le domaine de la riziculture. En octobre 1971, le Niger vota contre la motion qui a conduit à l'entrée de la RPC à l'ONU. Selon Aly Talba (Reference Talba2013 : 43), cette position s'expliquait par l'existence d'une opposition armée conduite par le parti Sawaba de Djibo Bakary et soutenue par la RPC. Le président Diori accusait la RPC de soutenir la « subversion terroriste » en Afrique (Talba, Reference Talba2013 : 67).
Avec son « Armée de libération », le Sawaba lança ses attaques en 1963 à partir de sa base au Ghana (Talba, Reference Talba2013 : 50 ; Salifou Reference Salifou2010 : 131–139). Outre le Ghana, d'autres combattants du Sawaba ont été formés en RPC et en Algérie (Talba, Reference Talba2013 : 50). En réponse, le parti progressiste nigérien/Rassemblement démocratique africain (PPN/RDA) du président Diori créa une milice, la « Jeunesse pionnière », dont les membres seront formés par des israéliens (Salifou, Reference Salifou2010 : 133 ; Walraven, Reference Walraven2017 : 489–452). Le cas du Niger se distingue de celui du Burkina Faso où la lutte armée ne faisait pas partie de la stratégie de l'opposition. Cependant, comme son allié Diori, le président Maurice Yaméogo (1960–1966) considérait le communisme comme une menace. Sa diplomatie était pro-occidentale et anti-communiste. Il présentait un de ses opposants, Joseph Ouédraogo, comme un « agitateur communiste » à la solde de Pékin (Guirma, Reference Guirma1991 : 142). Comme Diori, Yaméogo avait établi des relations diplomatiques avec Taïwan au détriment de la RPC depuis 1963.
Sa politique étrangère qui « se voulait progressiste au départ » (Palm, Reference Palm2011 : 198) a été marquée par un rapprochement avec le Ghana et une tension avec la Côte d'Ivoire. Par la suite, il s'est réconcilié avec le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny (Aurégan, Reference Aurégan2016).Footnote 7 Ses alliances internes et externes l'ont conduit à préférer Taïwan à la RPC à l'instar du président Diori. L'anticommunisme que partageaient ces deux présidents était un facteur idéel décisif dans leur rapport à la RPC. Au niveau des élites dirigeantes, le poids du catholicisme au Burkina Faso et de l'Islam au Niger renforçait cette posture anticommuniste. Cette idéologie était perçue comme une vision athée incompatible avec l'identité culturelle des communautés locales. C'est d'ailleurs pour cette raison que certains leaders socialistes comme Modibo Keita du Mali ont élaboré la notion de socialisme africain. Ce fut donc à la fois des déterminants idéels et conjoncturels qui ont influencé la fabrique de l'intérêt national qui, comme le montre Waldes (Reference Weldes1996), a un caractère fondamentalement historique. À la fin de la Guerre froide, les conflits liés à la transition démocratique ont modifié la conception de l'intérêt national.
Les conflits inhérents aux transitions démocratiques : entre conservation et rupture
Dans les deux pays, les conflits politiques liés au passage à la démocratie dans les années quatre-vingt-dix ont influencé la conception de l'intérêt national. Ce dernier était appréhendé en termes de santé économique. Alors qu'en 1994 au Burkina Faso, Blaise Compaoré rompt avec la RPC en vue, entre autres raisons, de consolider son régime, au Niger, cette rupture, décidée en 1992 par le premier ministre Cheiffou Amadou, visait à soutenir un changement de régime. En effet, au Burkina Faso, l'aide taïwanaise a servi à apaiser les tensions sociales dans un contexte de crise. Au pouvoir depuis 1987, l'enjeu pour le président Compaoré était d’éviter une alternance. Dans le cas nigérien par contre, l'enjeu était de parachever la transition enclenchée en 1991. Une partie de l’élite déchue aspirait encore à déstabiliser le régime de transition (Niandou Souley, Reference Niandou Souley and Idrissa2008 : 233–254). L'objectif du Premier ministre Cheiffou Amadou était de résoudre la crise financière pour éviter le retour au pouvoir de l'ancienne élite dirigeante. C'est dans ce contexte que, « confronté à des problèmes de trésorerie » (Jackou, Reference Jackou2000 : 196), il a décidé de rompre avec la RPC en vue de contracter une dette auprès d'une banque taïwanaise.
La garantie de Taïwan était « nécessaire pour signer des accords de prêts entre le gouvernement du Niger et la banque » (Jackou, Reference Jackou2000 : 196–197). Taïwan ne pouvait accorder cette garantie sans être reconnu diplomatiquement par le Niger. Les dirigeants taïwanais avaient mobilisé leur « diplomatie du chéquier ». Le Niger a d'abord bénéficié d'un prêt de 50 000 000 $ et ensuite d'un prêt complémentaire de 10 000 000 $ (Dagra, Reference Dagra and Idrissa2001 : 201). Cet appui a servi à apaiser la tension sociale (Elischer, Reference Elischer2013 : 11). Le choix du Niger illustre la construction sociale de l'intérêt national dans des contextes spécifiques. Si dans ce cas, l'aide taïwanaise était un soutien économique à la transition démocratique, au Burkina Faso, celle-ci a contribué à préserver la stabilité du régime Compaoré. Celui-ci a utilisé l'aide taïwanaise pour assurer sa survie en évitant des mesures sociales drastiques. Par ailleurs, contrairement au Burkina Faso où le président Compaoré avait le monopole de la politique diplomatique, au Niger, le Premier ministre n’était pas le seul maître à bord.
Il partageait le pouvoir diplomatique avec le président de la République, le général Ali Saibou. Ce dernier a usé de ses prérogatives pour instrumentaliser la décision de rétablir les relations avec Taïwan. Successeur du général Kountché en 1987, il fut maintenu dans des fonctions protocolaires pendant la transition. Pour le rétablissement des relations avec Taïwan, le général Saibou conditionna son accord par la libération de deux de ses amis officiers, incarcérés pour des crimes politiques (Jackou, Reference Jackou2000 : 197). C’était dans ce contexte que les autorités ont reformulé leurs conceptions de l'intérêt national et réajusté leur diplomatie envers les deux « Chine ». La rupture avec la RPC procédait d'un changement des représentations dicté par des logiques internes différentes, celle de la rupture au Niger et celle de la conservation au Burkina Faso. Ainsi, « les décideurs agissent en fonction d'intérêts construits dans un contexte social particulier » (Morin et Paquin, Reference Morin and Paquin2018 : 35). Ce postulat explique l'instrumentalisation par ces deux États de la reconnaissance diplomatique de la RPC à des fins de légitimation politique.
2. La quête de légitimité politique
Les logiques de construction d'entreprises de domination ont influencé la fabrique de l'intérêt national. En effet, l'intérêt national était lié aux représentations des dirigeants quant aux stratégies matérielles et symboliques visant à asseoir leur légitimité politique. Autrement dit, les stratégies de reconnaissance diplomatique vis-à-vis des deux « Chine » étaient déterminées par la façon dont les dirigeants percevaient la légitimation de leur pouvoir.
La légitimation par le « concret »
La légitimation politique désigne le processus par lequel les gouvernants suscitent l'adhésion des gouvernés (Balzacq et al., Reference Balzacq, Baudewyns, Jamin, Legrand, Paye and Schiffino2014 : 89–93). Les positions diplomatiques du Niger et du Burkina Faso vis-à-vis des deux « Chine » ont été déterminées par les stratégies de légitimation. Le cas du général Ibrahim Mainassara Baré (1996–1999) au Niger est à cet égard illustratif. Auteur du coup d’État du 27 janvier 1996, le général Baré va se maintenir au pouvoir par la force jusqu'au coup d’État qui lui coûtera la vie le 9 avril 1999. L'une de ses premières décisions a été le rétablissement des relations diplomatiques avec la RPC. Le général Baré mobilisa la RPC pour lancer des chantiers de développement pour compenser son déficit de légitimité (Aurégan, Reference Aurégan2022).) La coopération avec la RPC était perçue comme l'une des stratégies pour stabiliser son pouvoir face à une opposition farouche (Idrissa, Reference Idrissa and Idrissa2008 : 199). Pékin a été ainsi mobilisé pour la résolution du problème d'approvisionnement en eau de la ville de Zinder où le général Baré a eu du mal à se faire accepter. Ce choix n’était pas fortuit. D'abord, cette ville était le fief de l'ancien président Mahamane Ousmane qu'il a renversé en 1996. Ensuite, ce problème d'eau que les gouvernements antérieurs n'ont pas pu régler était une priorité pour les habitants de cette ville. La RPC a repris tous les projets initiés par Taipei et renforcé ses investissements dans le pays.
Déjà sous le régime du général Seyni Kountché (1974–1987), la réalisation de deux infrastructures sportives, à savoir un palais des sports et un stade de football, symbolisait la fécondité de la coopération sino-nigérienne (Dagra, Reference Dagra and Idrissa2001 : 213). Au Burkina Faso, le choix du général Sangoulé Lamizana (1966–1980) de reconnaitre la RPC en 1973 était partiellement lié à l'idéologie militariste de l’époque. L'armée était convaincue d’être la seule entité apte à sauvegarder les intérêts nationaux (Palm, Reference Palm2011 : 235–236). C'est pourquoi, la décision de rompre avec Taïwan a été prise à l'insu du Premier ministre civil Gérard Kango Ouédraogo (Ouédraogo, Reference Ouédraogo2009 : 306). Celui-ci était convaincu du projet des militaires de rester au pouvoir en mobilisant à cette fin les retombées de la coopération avec la RPC. Pour les militaires, la coopération avec la RPC était une opportunité pour renforcer leur emprise sur l’État. En 2018, la décision du président Roch Kaboré (2015–2022) de rompre avec Taïwan n’était pas étrangère à sa stratégie de légitimation politique comme le montre le projet de l'hôpital de Kua à Bobo-Dioulasso.
Ce projet que la RPC s'est engagée à financer devait renforcer son assise politique dans cette ville stratégique considérée comme délaissée au profit de Ouagadougou. Cependant, cette entreprise de charme a été perturbée par une controverse liée au choix du site qui était une forêt classée.Footnote 8 Dans le cas du Niger entre 2008 et 2009, la coopération avec la RPC a renforcé des velléités autoritaires. Alors que son second mandat présidentiel s'achevait en 2009, le président Mamadou Tandja (1999–2010) décida de s'accrocher au pouvoir. Pour réaliser ce projet, il mobilisa la RPC dans l'exploitation du pétrole en brisant le quasi-monopole de la France dans le secteur minier (Schritt, Reference Schritt2018). En forgeant l'image d'homme de rupture, il a consolidé son assise politique à travers ce projet pétrolier (Gazibo, Reference Gazibo2007 : 13–16). Les exemples de projets pétrolier (Niger) et hospitalier (Burkina Faso) montrent que les aides de Pékin ont servi indirectement à consolider la légitimité politique des autorités. Au-delà de leurs aspects concrets, les stratégies de légitimation politique avaient également une dimension symbolique.
La légitimation par les symboles
Le symbole comme signe exprimant une idée est important en politique. Le travail de symbolisation procède d'une logique de légitimation politique (Aupiais, Reference Aupiais2005). La volonté des dirigeants d'utiliser des symboles dans leur stratégie de légitimation a affecté leur conception de l'intérêt national. Ainsi, la reconnaissance diplomatique de la RPC ou de Taïwan n’était pas fondée sur une conception figée de l'intérêt national. L'approche par les symboles corrobore la force heuristique du constructivisme. Au Niger, les cas des régimes Baré et Tandja illustrent la connexion entre politique étrangère et travail de légitimation symbolique. Face au déficit de légitimité, le général Baré ne s'est pas limité aux politiques concrètes; il a aussi investi dans les symboles. Son échec à construire une assise politique solide l'a conduit à ce registre de légitimation. Ainsi, dans la foulée du rétablissement des relations avec la RPC, il décida de rebaptiser le stade de football construit par la RPC du nom du général Seyni Kountché.
Ce stade avait été débaptisé à l'issue de la Conférence nationale qui s'est tenue dans son enceinte en 1991. Le Stade « général Seyni Kountché » a été ainsi rebaptisé « Stade du 29 juillet », cette date étant celle de l'ouverture de la Conférence nationale. Le Stade « général Seyni Kountché » montre la force du symbole comme un signe surchargé de sens. À travers cet acte, le général Baré se présentait comme l'héritier du général Kountché dont il fut un proche. Kountché était « l'ami de Pékin » et la rupture avec ce pays sous le régime de transition en 1992 a été dénoncée par les caciques de l'ancien régime. La RPC était la porte d'entrée pour réhabiliter KountchéFootnote 9 et en même temps légitimer le régime Baré. Cette posture d'héritier de Kountché a porté ses fruits car elle lui a permis de rallier à sa cause certains acteurs politiques (Shérif, Reference Shérif2014 : 211). Le rétablissement des relations avec la RPC apparaît ici comme un instrument de politique intérieure visant à légitimer un pouvoir conquis par les armes. Cette décision s'expliquait par la perception selon laquelle la coopération avec la RPC pouvait rehausser l'assise politique du régime.
Cette approche symbolique est repérable dans la stratégie de Mamadou Tandja, un autre héritier du général Kountché, qui a renforcé ses liens avec la RPC à un moment critique. Le recours à la coopération avec la RPC pour faire prospérer son projet politique en 2009 véhiculait une image de dirigeant « souverainiste ». Vers la fin de sa présidence, Tandja avait développé une diplomatie contestataire visant à réduire la dépendance du pays à l’égard des partenaires occidentaux. La RPC était le symbole de cette logique de rupture. Au Burkina Faso, le rétablissement des relations avec la RPC décidée par le président Kaboré en 2018 a été justifié par une rhétorique de rupture avec le régime Compaoré (Saidou, Reference Saidou2020). Ces facteurs domestiques malgré leur pertinence heuristique n’épuisent pas le sens de la politique étrangère des deux pays à l’égard des deux « Chine ». Ces facteurs sont en effet étroitement imbriqués à des logiques systémiques.
II. Les « Chine » au prisme des logiques systémiques
Les choix en matière de reconnaissance diplomatique vis-à-vis des deux « Chine » ne font sens qu'en les étudiant par le prisme des changements de rapports de force au niveau global. La construction de l'intérêt national en lien avec le principe d'une seule Chine prôné par la RPC a été tributaire d'un double rapport, d'une part à l'Occident, et de l'autre à la puissance de la RPC.
1. Le positionnement stratégique face à l'Occident
Le choix de reconnaître Pékin ou Taipei a été influencé par la façon dont les dirigeants politiques percevaient leur rapport au monde occidental. Leurs politiques sur le principe d'une seule Chine défendu par la RPC ont ainsi été le reflet d'une doctrine diplomatique tantôt pro-occidentale tantôt anti-occidentale.
L'affirmation d'une doctrine pro-occidentale
Les stratégies de reconnaissance diplomatique du Niger et du Burkina Faso vis-à-vis des deux « Chine » ont été liées au legs colonial. L'intérêt national consistait en une inclusion dans le monde occidental. Selon cette stratégie, la France était le meilleur protecteur contre la politique « agressive » de la RPC. Ces représentations sur l'Occident expliquent les comportements des États burkinabè et nigérien sur le principe d'une seule Chine défendu par la RPC et rejeté par Taïwan. Les logiques de puissance entre États dans le monde et entre l'Occident et les États africains ont influencé la fabrique de l'intérêt national. Celui-ci était appréhendé en termes de sécurité à la fois économique et physique. Le rejet de la RPC par les présidents Yaméogo et Diori était une posture collective des États du Conseil de l'Entente (Dagra, Reference Dagra and Idrissa2001 : 210), une organisation créée en 1959 par le Niger, le Dahomey (actuel Bénin), la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et la Côte d'Ivoire. Le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny présentait la RPC comme un danger pour l'avenir de l'Afrique (Aurégan, Reference Aurégan2017 : 17). Ces leaders appartenaient à « l’école réformiste de l'unité africaine » (Godé, Reference Godé2014 : 41) s'opposant aux « progressistes » comme Sékou Touré de la Guinée.
Dès lors, leurs choix diplomatiques reflétaient leur rejet du communisme. Ils refusèrent de s'aligner sur la politique de la France qui a reconnu la RPC en 1964. Il s'agissait ainsi pour les présidents Diori et Yaméogo de s'insérer dans une diplomatie pro-taïwanaise. Lors du vote sur l'admission de la RPC à l'ONU en 1971, le Burkina Faso et le Niger avaient voté contre, tandis que la France avait voté pour. Le président Diori fut ainsi considéré comme « l'allié indocile » (Talba, Reference Talba2013 : 43) de par son refus de suivre la politique diplomatique de la France sur Taïwan. À l’époque, pour départager les deux « Chine » à l'ONU, les États-Unis avaient exercé des pressions sur les États africains pour faire triompher l'idée de double reconnaissance ou à défaut le rejet de Pékin.Footnote 10 En cédant à ces pressions, le Niger et le Burkina Faso marquaient leur ancrage dans le monde libéral. La France, tout en reconnaissant Pékin, les préférait dans ce giron occidental plutôt que de les voir basculer vers l'Est (Ki, Reference Ki2008 : 201).
Les stratégies quant aux deux « Chine » révélaient une volonté d'autonomie des deux États à l’égard de la France.Footnote 11 Diori et Yaméogo avaient manifesté çà et là ces velléités, le premier vers la fin de son régime et le second au tout début. Le refus de Yaméogo de signer l'accord de défense avec la France en 1961Footnote 12 et son rapprochement avec le Ghana en sont des illustrations (Palm, Reference Palm2011 : 82–88). Sa diplomatie « virevoltante » (Ki, Reference Ki2008 : 131) connut une seconde phase qui le ramena dans le giron franco-ivoirien (Guirma, Reference Guirma1991 : 126). Par contre, pour Diori, cette quête d'autonomie fut plus affirmée, comme en témoignent ses divergences avec la France sur la guerre du Biafra au Nigeria (Salifou, Reference Salifou2010 : 142). En dépit des tensions sporadiques avec la France, la diplomatie de ces deux États dans les années soixante et soixante-dix était restée pro-occidentale. Si certaines décisions vis-à-vis des deux « Chine » exprimaient une diplomatie pro-occidentale, d'autres par contre marquaient une volonté d'autonomie à l’égard de l'Occident.
La RPC comme alternative à l'Occident
Les contextes internationaux et la configuration des rapports de force entre la RPC et les puissances occidentales ont modifié la conception de l'intérêt national. L'analyse montre deux cas de figure. Dans un premier cas, les décisions diplomatiques visaient la poursuite d'intérêts immédiats, tandis que dans le second, elles s'inscrivaient dans une logique de rupture avec l'Occident. Les décisions relatives à l’établissement des relations avec la RPC dans les années soixante-dix s'inscrivaient dans la première démarche. Le général Lamizana au Burkina Faso et le général Kountché au Niger qui avaient pris ces décisions n’étaient pas engagés dans une rupture avec les puissances occidentales (Dagra, Reference Dagra and Idrissa2001 : 179). Au Burkina Faso, par exemple, l'ouverture vers les pays de l'Est enclenchée en 1967 sera stoppée au début des années soixante-dix en faveur d'un resserrement des relations avec l'Occident (Ki, Reference Ki2008 : 107). L'ouverture vers Pékin visait à diversifier les relations diplomatiques.
La diplomatie du président Diori au Niger vers la fin de sa présidence relevait de cette logique. Dans les années quatre-vingt-dix, les décisions des deux pays de rompre avec la RPC et de renouer les relations avec Taïwan étaient également révélatrices de leur volonté d'accroître leur autonomie diplomatique. En effet, aussi bien pour le Premier ministre nigérien Cheiffou Amadou que pour le président Blaise Compaoré, il ne s'agissait pas d'un rejet total de l'Occident, mais d'une stratégie ponctuelle visant à résoudre les problèmes domestiques immédiats. Du reste, même si le Burkina Faso a maintenu ses relations avec Taipei pendant une longue période, cette stratégie était compatible avec son alliance avec la France.
Par contre, les stratégies du président Tandja entre 2008 et 2009 et de Sankara (1983–1987) vis-à-vis de Pékin étaient des options de rupture stratégique. Sankara lança une doctrine diplomatique anti-impérialiste et socialiste (Ki, Reference Ki2008 : 171–172) qui lui dictaient une option en faveur de Pékin plutôt que de Taipei. Au Niger, la stratégie de Tandja s'inscrivait dans la même logique de changement d'alliance mais dans un contexte différent. Contrairement à Sankara, le « souverainisme » de Tandja n'était pas lié à l'idéologie gauchiste, mais plutôt à la défense de l'intérêt national, ici interprété en termes d'autonomie. Son objectif était de trouver des alliés alternatifs pour soutenir son projet politique controversé. L'octroi des marchés de l'exploitation du pétrole à la RPC concrétisait cette volonté politique (Schritt, Reference Schritt2018). Ces exemples montrent comment la reconfiguration du système international modifie la conception de l'intérêt national à l’égard des deux « Chine ». Ils montrent également l'enchevêtrement entre les logiques domestiques et les logiques systémiques. L'intérêt national a été également influencé par les perceptions des acteurs nationaux sur la puissance de la RPC.
2. L'empreinte de la puissance de la RPC
Le caractère fluctuant de la stratégie diplomatique des deux États à l’égard des deux « Chine » peut s'expliquer par la façon dont les dirigeants appréhendaient la puissance de la RPC. L'analyse des rapports de force entre Pékin et Taipei et de l'implication de la RPC dans la sécurité au Sahel permettent d’étayer cet argument.
Les rapports de force fluctuants entre Pékin et Taipei
Les stratégies africaines face aux « Chine » ont été contraintes par l’évolution des rapports de force entre ces deux États depuis 1945 (Abidde, Reference Abidde and Sabella2022 ; Alden et al., Reference Alden Chris and de Oliveira2008). Les décisions diplomatiques étaient fonction de la façon dont les rapports de force entre les deux « Chine » étaient perçus. Au début des années soixante, Taïwan, fort du soutien des États-Unis, était en position de force et s'est imposé à l'ONU au détriment de la RPC jusqu'en 1971. Étant donné la diplomatie pro-occidentale du Burkina Faso et du Niger, la préférence pour Taïwan était logique. Avec l'entrée de la Chine à l'ONU en 1971, les rapports de force changent de manière drastique, entrainant la volte-face des deux États (Ki, Reference Ki2008 : 201). Ce revirement étant d'autant plus inévitable que dans les années qui ont suivi, la RPC a intensifié sa diplomatie africaine (Brautigam, Reference Brautigam2015 ; Hugon, Reference Hugon2016). Avec la fin de la Guerre froide, les rapports de force changent à nouveau, cette fois-ci légèrement en faveur de Taïwan.
La répression de Tiananmen ayant érodé l'image de la RPC, Taïwan en a profité pour un retour en force en Afrique (Aurégan, Reference Aurégan2011 : 384). Cette évolution a modifié la vision des dirigeants africains sur les deux « Chine », d'où les décisions du Niger et du Burkina Faso de rompre avec la RPC et de rétablir leurs relations avec Taïwan dans les années quatre-vingt-dix (Abegunrin, Reference Abegunrin and Manyeruke2020). Au Burkina Faso, le succès de la « diplomatie du chéquier » taïwanaise a été facilité par la déception du président Compaoré vis-à-vis de Pékin. Ses attentes vis-à-vis de la RPC n'ont pas été satisfaites bien qu'il ait été le premier chef d’État africain à visiter ce pays après Tiananmen (Aurégan, Reference Aurégan2011 : 386). Taïwan a profité de cette coïncidence d'intérêts avec le Burkina Faso et le Niger confrontés à une crise financière (Aurégan, Reference Aurégan2011 : 398). Outre les enjeux domestiques, les décisions de ces pays étaient le résultat des changements induits par la fin de la bipolarité. Ces changements contextuels révèlent le caractère dynamique de l'intérêt national (Wendt, Reference Wendt1999).
La montée en puissance de la RPC depuis les années deux-mille a permis de déloger Taïwan dans plusieurs pays. Cette reconfiguration de l'arène internationale n'a pas eu dans l'immédiat des effets sur le Burkina Faso ; malgré l'adoption d'une nouvelle politique africaine de la RPC en mai 1996 par le président Jiang Zemin (Gazibo et Mbabia, Reference Gazibo and Mbabia2010 : 528). Le Burkina Faso était « l'exception africaine entre les deux ‘Chine’ » (Aurégan, Reference Aurégan2017 : 7). En 2017, il s'agissait du pays le plus peuplé des 21 États reconnaissant Taïwan (Aurégan, Reference Aurégan2017 : 11), d'où son statut de vitrine de Taïwan en Afrique. Contrairement au Niger qui a renoué avec la RPC dès 1996, le Burkina Faso est resté fidèle à Taïwan jusqu'en 2018. Ce contraste était partiellement lié à des facteurs domestiques, notamment l'alternance politique. Au Niger, l'arrivée au pouvoir du général Baré en 1996 déclencha un revirement diplomatique, tandis qu'au Burkina Faso, l'absence d'alternance a favorisé la continuité. L'insécurité au Sahel illustre les connexions entre facteurs domestiques et systémiques dans la construction de l'intérêt général.
La volte-face du Burkina Faso de 2018 : la RPC, nouveau gendarme du Sahel ?
L'insécurité dans le Sahel et l'affirmation de la puissance de la RPC affectent la façon dont les dirigeants nationaux appréhendent l'intérêt national (Alden et al., Reference Alden, Alou, Chun and Barber2018). L'image de la RPC comme puissance émergente à laquelle nul ne peut résister a fini par s'imposer à eux et à modifier leur conception de l'intérêt national. La politique africaine de la RPC s'affirme à travers sa sophistication et sa diversification (Gazibo et Mbabia, Reference Gazibo and Mbabia2010 : 534–537). Pékin ne limite plus sa présence en Afrique à l’économie, mais élargit ses interventions à d'autres secteurs (Le Gouriellec, Reference Le Gouriellec2022 ; Alden, Reference Alden2014). C'est la tendance qui se dégage des Forums sur la coopération sino-africaine (FCSA) de Johannesburg en 2015 et de Pékin en 2018. La sécurité, l'environnement, les droits des femmes et des jeunes et plus récemment la lutte contre le coronavirus (Aurégan, Reference Aurégan2021 ; Niquet, Reference Niquet2020) sont autant de sujets au cœur de la coopération sino-africaine.Footnote 13 Cette multi-dimensionalité de la stratégie de la RPC laisse ainsi voir des aspects idéologiques liés à la diffusion du « modèle chinois » (Chaponnière, Reference Chaponnière2008 : 43–45), la poursuite d'intérêts économiques, la coopération technologique, etc. (Cabestan, Reference Cabestan2022).
Dans ce contexte, en termes d'intérêt national, c’était la sécurité physique du Burkina Faso en tant qu’État qui était en jeu. En 2014, face à l'insécurité dans le Sahel, le Burkina Faso, le Mali, le Niger, le Tchad et la Mauritanie ont créé le G5 Sahel (Saidou, Reference Saidou2020). Avec le soutien de la France, le G5 Sahel a lancé une offensive diplomatique pour le financement par l'ONU de sa force conjointe. Avec l’échec de ce plaidoyer, la RPC est devenue une alternative à un moment où celle-ci diversifiait sa politique africaine (Chaponnière, Reference Chaponnière2014 : 195–199). La perspective d'un retrait de la force française Barkhane ainsi que le repli progressif des États-Unis du Sahel ont renforcé le partenariat avec la RPC. La RPC s'est imposée comme un potentiel partenaire pour les projets du G5 Sahel. En mai 2018, la RPC déclara lors de la Table ronde de Bruxelles sur le Sahel que les relations du Burkina Faso avec Taïwan étaient un obstacle à sa coopération avec le G5 Sahel. Ces raisons ont conduit les autres États membres à exercer des pressions sur le Burkina Faso pour l'inciter à rompre avec Taïwan.
Cette condition posée par la RPC fut déterminante dans la décision du président Kaboré de rompre avec Taïwan. Du reste, depuis 2016, l'aide de Taïwan n’était plus à la hauteur des attentes des dirigeants burkinabè. Au-delà de la « diplomatie du chéquier », la pression des pairs du G5 Sahel a précipité cette rupture (Burcu et Bertrand, Reference Burcu and Bertrand2019), d'où le poids des dynamiques régionales. Ces facteurs systémiques s'ajoutaient aux pressions des opérateurs économiques burkinabè plus connectés à Pékin qu’à Taipei, notamment à travers le commerce (Khan Mohammad, Reference Khan Mohammad2014), ce qui illustre l'enchevêtrement entre facteurs systémiques et domestiques. L'homme d'affaires Karim Démé « est l'un des principaux acteurs de l'ombre d'une relation sino-burkinabè longtemps quasi clandestine » (Pedroletti et Tilouine, Reference Pedroletti and Tilouine2019 : 2). Depuis des années, il assistait les Burkinabè dans les procédures d'obtention de visa en collaboration avec l'ambassade de la RPC en Côte d'Ivoire. L'insécurité a été le facteur déterminant qui a précipité la rupture réclamée depuis des années par des acteurs locaux.
Conclusion
Cet article corrobore la fécondité heuristique de l'approche constructiviste de la politique étrangère. Il montre que la politique étrangère est tributaire des contextes internes et systémiques et de la façon dont les acteurs appréhendent l'intérêt national. Les choix diplomatiques du Niger et du Burkina Faso relatifs à la reconnaissance diplomatique envers les deux « Chine » ont été faits dans des contextes critiques. Leurs déterminants étaient ancrés dans des conjonctures historiques qui ont façonné les représentations sur l'intérêt national. Ainsi, si l'anticommunisme a été un facteur décisif dans un contexte de Guerre froide, dans les années quatre-vingt-dix, ce sont les changements géopolitiques dans le monde et les crises politiques et financières qui ont déterminé les stratégies de ces États face aux deux « Chine ». De même, en 2018, l'insécurité au Sahel et l'offensive diplomatique de la RPC en Afrique permettent d'expliquer la décision du Burkina Faso de rompre ses relations avec Taïwan. Ces exemples illustrent les connexions entre facteurs domestiques et facteurs systémiques dans la construction de l'intérêt national.
D'essence méthodologique (Boileau et al., Reference Boileau, Castillo, Damron, Issa, Déloye and Waele2018 : 515), l’éclectisme adopté dans cet article a conduit à combiner des niveaux d'analyse différents. Cette méthode met la focale sur les interactions entre, d'une part, les agents et les structures et, de l'autre, les niveaux infranational et supranational. La démarche est hybride dans le sens où elle concilie une épistémologie positiviste avec une ontologie post-positiviste. Saisi à partir de l'approche de Wendt (Reference Wendt1992), le concept d'intérêt national est fonction des contextes, de la façon dont les acteurs perçoivent leurs intérêts. Il n'est donc pas immuable et intangible comme ont eu tendance à le penser les néo-réalistes. Ce prisme conceptuel s'est révélé pertinent pour élucider les stratégies diplomatiques du Niger et du Burkina Faso vis-à-vis des « Chine ». En effet, tout en reconnaissant la primauté des variables structurelles, cet article met en exergue la capacité des acteurs à domestiquer celles-ci selon leurs intérêts. Plutôt qu'une notion figée, l'intérêt national est un construit social malléable et dynamique que l'approche constructiviste a le mérite d’élucider dans toute sa complexité.
Annexes