Les inégalités économiques sont en croissance depuis déjà plusieurs décennies dans l'ensemble des sociétés démocratiques, et cette tendance ne semble pas s'essouffler (Chancel et al., Reference Chancel, Piketty, Saez and Zuchman2022).Footnote 1 Si on peut tolérer certaines inégalités dans la sphère économique, il faut s'inquiéter en démocratie de leur traduction en inégalités politiques. Comme nous le rappellent à juste titre des philosophes comme Michael Sandel (Reference Sandel2014) et Debra Satz (Reference Satz2012), certaines choses ne devraient pas être à vendre. C'est le cas de la voix citoyenne, non seulement lorsqu'elle s'exprime dans l'urne, mais aussi lorsqu'elle participe à la formation de l'opinion dans l'espace public, entre les élections. Laisser au marché le soin de réguler la démocratie peut rapidement avoir pour effet de reproduire les inégalités de la sphère économique dans la sphère politique. D'une part, cela a le potentiel de menacer le principe d’égale liberté politique qui devrait gouverner cette dernière et, d'autre part, de miner la production de certains biens collectifs essentiels à la vie démocratique, notamment des gouvernements responsables et représentatifs.
L'importance de l'argent en démocratie relève de l’évidence. Il représente le « carburant » de la joute politique (Stanbury, Reference Stanbury and Gunlicks2019 : 68). D'abord, le système démocratique a un coût, ce qu'on ne manque pas de rappeler à chaque élection. Mais surtout, plus un candidat ou un parti dépense lors d'une élection, plus il profite de ressources pour embaucher du personnel, assurer des opérations de communication efficaces, intervenir sur les réseaux sociaux, louer des locaux pour la tenue d’événements partisans, se déplacer sur le territoire, et ainsi de suite. On aimerait penser que la compétition démocratique couronne le parti qui propose les meilleures idées, mais une visibilité publicitaire ou quelques lignes de communication efficaces peuvent compenser pour la vacuité du contenu d'une campagne (Marland et al., Reference Marland, Giasson and Small2014). En revanche, un candidat ou un parti qui profite de peu de ressources aura bien moins de chance de s’établir, indépendamment de ce qu'il propose (Rambaud, Reference Rambaud2017). Tout ça sans compter l'influence de l'argent dans la sphère publique, hors de la compétition démocratique formelle, notamment dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Le pouvoir de l'argent n'est bien sûr qu'un des écueils qui menacent les régimes démocratiques. Il se range aux côtés de la désinformation et des fausses nouvelles (Reglitz, Reference Reglitz2022), de la manipulation partisane du découpage électoral (Beitz, Reference Beitz2018), des ingérences externes dans les processus électoraux (Service canadien du renseignement de sécurité, 2021), des formes de discrimination systémiques qui minent les opportunités d'influence de certains groupes de citoyens (Fricker, Reference Fricker2013 ; Young, Reference Young1990 : 39–65), entre autres phénomènes qui nuisent à la formation de l'opinion, au respect de l’égale liberté politique et à l'expression de la volonté populaire. En fait, l'influence de l'argent en politique n'est peut-être même pas la plus sérieuse menace à la démocratie, mais c'est sans doute celle à laquelle il est le plus facile de s'attaquer par le recours à différents mécanismes institutionnels.
Pour cette raison, tout régime démocratique ne se vaut pas du point de vue du contrôle de l'influence de l'argent sur la compétition démocratique: les instruments auxquels un État peut avoir recours pour atténuer – rarement neutraliser – les effets des inégalités économiques sont nombreux et peuvent prendre différentes formes. Nous voulons ici mettre en lumière la dimension normative des trois principaux instruments auxquels on a généralement recours pour mitiger l'influence de l'argent dans la compétition démocratique, ainsi que le contexte dans lequel ils furent institués, remodelés – et parfois démantelés – au Canada, ainsi qu'au Québec, qui se distingue sur cette question à bien des égards du palier fédéral. Ainsi, après avoir présenté quelques considérations conceptuelles et contextuelles au sujet des dépenses électorales et de la reconnaissance juridique des partis politiques au Canada et au Québec (section I), nous nous intéresserons à trois mécanismes institutionnels distincts: la limitation des dépenses électorales (section II), le plafonnement des contributions privées (section III) et le financement public des élections et des partis politiques (section IV).
Il ne s'agit toutefois pas uniquement de décrire ces instruments, qui sont déjà bien documentés dans la littérature (van Bienzen, Reference van Biezen2003 ; Bordeleau, Reference Bordeleau2003 ; Gauja, Reference Gauja2010 ; Turgeon, Reference Turgeon2012 ; Montigny et Villeneuve-Siconnelly, Reference Montigny and Villeneuve2018 ; Cagé, Reference Cagé2020). Le principal objectif de cet article est de réfléchir aux justifications normatives spécifiques à chacun de ces instruments, et d'en comprendre leur complémentarité. Plus largement, il s'agit d'offrir un cadre pour penser les enjeux de financement électoral en philosophie politique, un sujet trop souvent laissé dans l'ombre par la théorie démocratique. C'est pourquoi cet article propose un survol des différents enjeux normatifs qui concernent le financement électoral, mais qui pourraient mériter un développement individuel plus approfondi.
Avec cette visée plus générale en tête, nous nous pencherons dans les dernières sections de ce texte sur deux objections auxquelles il faut faire face lorsque l'on réfléchit à la justification des instruments de contrôle du financement électoral. La première objection concerne la liberté d'expression (section V). Pour certains, la limite des dépenses électorales, le plafonnement des contributions, la restriction de la place de l'argent privé par le financement public briment la capacité d'expression des citoyens dans l'espace public. Comme l'argent fournit des moyens de produire et partager du discours politique, toute forme de régulation visant à restreindre les dépenses électorales et la publicité financées par les tiers reviendrait à limiter la quantité d'expression qu'un citoyen ou qu'une association peut exprimer, et brimerait ainsi leur droit fondamental à la liberté d'expression.
Une autre objection importante concerne la liberté d'association et se penche plus particulièrement sur le statut des partis politiques, qui sont les premiers concernés par les régulations discutées (section VI). Il faut rappeler qu'un parti politique n'est pas un organisme public, mais une association privée, qui a une existence propre hors de l'appareil gouvernemental. À ce titre, comment peut-on justifier de limiter ses dépenses, et plus encore de plafonner les contributions privées qu'on peut y verser ? Qu'est-ce qui fait le propre d'un parti politique, qui le distingue d'autres associations privées, et qui peut justifier sur le plan normatif de réglementer son financement ?
Ce travail s'appuie sur une conception de la démocratie que nous avons défendue dans de précédents travaux et que nous entendons, non pas comme un régime politique parmi d'autres ou comme un simple mode de décision collective, mais comme un idéal, celui de l’égale liberté politique (Robichaud et Turmel, Reference Robichaud and Turmel2020). Il ne s'agit pas, en soi, d'une conception très controversée de la démocratie. Elle s'inscrit dans une longue tradition en idées politiques que l'on peut faire remonter à Aristote (Narbonne, Reference Narbonne2020). C'est plutôt sur le contenu des principes d’égalité et de liberté que les avis divergent. Or, on présume dans ce qui suit, contre certaines conceptions minimalistes de la démocratie, que le respect de ces principes ne peut être garanti uniquement par l'octroi de droits individuels. La réalisation de cet idéal implique également que les citoyens jouissent des conditions matérielles leur permettant de participer à la vie démocratique, qu'ils profitent, par exemple, des moyens nécessaires pour faire usage de leurs droits politiques, qu'ils disposent aussi de sources d'information crédibles, de temps pour se forger une opinion, de lieux où s'exprimer, etc. Cela va dans le sens de ce que la philosophe Nancy Fraser appelle la parité de participation, qu'elle définit comme la possibilité réelle pour les citoyens de participer à la vie publique en tant qu’égaux (Fraser, Reference Fraser2011: 123–124).
Autre précision importante, certaines de nos conclusions dans ce texte s'appuient sur une interprétation bidimensionnelle ou « dyarchique » de la démocratie représentative (Urbinati, Reference Urbinati2014 ; Robichaud et Turmel, Reference Robichaud and Turmel2020: 26–29). Dans cette perspective, ce que l'on appelle démocratie représentative ne se limite pas aux institutions formelles de la décision politique, qu'il s'agisse de l’élection de représentants ou du travail législatif. Son bon fonctionnement dépend également de la sphère publique, entendue en son sens le plus large; tous ces espaces où les citoyens s'informent, délibèrent, critiquent, en un mot, où ils forment et révisent leur jugement politique hors des institutions politiques officielles. Une des leçons que l'on doit aux théoriciens de la démocratie délibérative est que nos préférences, valeurs ou jugements politiques ne sont pas fixes et immuables. Ils sont largement influencés par les sources d'informations, nos réflexions et les discussions que nous pouvons avoir avec les autres, et sont à ce titre constamment révisés (Fishkin, Reference Fishkin2018). Ainsi, la qualité de l'information et des formes de délibération en démocratie va avoir un impact important sur nos choix politiques, en particulier au moment de voter. D'ailleurs, et bien que ce ne soit pas le sujet premier de cet article, il ne faut jamais perdre de vue en lisant ce qui suit que c'est sans doute là, dans la sphère publique, hors des institutions formelles, où l'influence de l'argent en politique est la plus insidieuse.
I. Dépenses électorales et reconnaissance juridique des partis politiques
Qu'est-ce qu'une dépense électorale ? L'article 376 de La loi électorale du Canada définit les dépenses électorales comme les frais engagés ainsi que l'acceptation de produits ou de services par un parti enregistré ou un candidat et des contributions non monétaires qui leur sont apportées, dans la mesure où les biens ou les services faisant l'objet des dépenses ou des contributions servent à favoriser ou à contrecarrer directement un parti enregistré, son chef ou un candidat pendant une période électorale. De manière similaire, l'article 402 de la Loi électorale au Québec considère une dépense électorale comme étant le coût de tout bien ou service utilisé pendant la période électorale pour (1) favoriser ou défavoriser, directement ou indirectement, l’élection d'un candidat ou celle des candidats d'un parti, (2) diffuser ou combattre le programme ou la politique d'un candidat ou d'un parti, (3) approuver ou désapprouver des mesures préconisées ou combattues par un candidat ou un parti ou (4) des actes accomplis ou proposés par un parti, un candidat ou leurs partisans.Footnote 2 Des conséquences sont prévues pour le non-respect des limites. Celles-ci vont d'amendes et de pertes de privilèges électoraux jusqu’à l'annulation de l’élection, si le fautif est un candidat déclaré vainqueur.Footnote 3
Au Canada, l'encadrement législatif des dépenses électorales est relativement récent. En fait, pendant longtemps, les partis politiques n’étaient pas reconnus juridiquement par La loi électorale du Canada, qui ne concernait que les activités des candidats. Les partis étaient surtout considérés comme un véhicule d'identification partisane, et leur financement était largement non réglementé. Ce n'est, en effet, que depuis l'adoption de la Loi électorale de 1963 au Québec et de la Loi sur les dépenses d’élections de 1974 au Canada que les partis politiques sont soumis à une véritable réglementation de leur financement.
En 1966, le Comité Barbeau, un comité consultatif sur la limitation des dépenses électorales, propose une reconnaissance juridique des partis pour un développement plus démocratique et égalitaire du système électoral. La loi électorale est modifiée en 1970 et les partis politiques peuvent désormais s'enregistrer officiellement auprès d’Élections Canada. Outre l'aspect juridique, cela permet aussi aux partis d'inscrire leur nom directement sous celui de leurs candidats sur les bulletins de vote et donc d'informer directement les électeurs des différentes affiliations partisanes lors d'un scrutin (Élections Canada, 2021: 118).
Il faudra toutefois attendre quatre autres années pour que soient mises en place des règles financières applicables aux partis politiques. Inspiré des recommandations du Comité Barbeau, le Parlement adopte en 1974 la Loi sur les dépenses électorales qui viendra encadrer beaucoup plus strictement le financement politique. La loi impose pour la première fois des limites aux dépenses électorales des candidats et des partis politiques, elle interdit aux tiers de dépenser de l'argent à des fins partisanes en période électorale et elle oblige la divulgation de la source de toute contribution excédant 100$. Enfin, la loi de 1974 instaure un système de financement public qui prend deux formes différentes ; un crédit d'impôt allant jusqu’à 500$ pour les particuliers qui font des contributions aux partis et aux candidats ainsi qu'un remboursement partiel des dépenses électorales de 22,5% aux candidats qui remportent un minimum de 15% des voix.
S'en suivront dans les décennies suivantes de nombreuses modifications, clarifications et révisions à la loi qui causeront nombre de difficultés d'interprétation et d'application. En 2000, elle sera abrogée et le Parlement adoptera le projet de loi C-2, Loi électorale du Canada. En plus d’être simplifiée et mieux structurée, cette loi interdit la publicité électorale le jour de l’élection et plafonne les dépenses des tiers à 150 000$ au niveau national et à 3000$ par circonscription en période électorale.
Cette législation permet, selon la Cour suprême du Canada, la mise en place d'un « modèle égalitaire » de démocratie électorale. Comme la Cour l'explique, « ce modèle repose sur l'idée que chacun doit avoir une chance égale de participer au processus électoral. Suivant ce modèle, la richesse constitue le principal obstacle à l'égalité de participation. En conséquence, le modèle égalitaire préconise un processus électoral où il faut empêcher les nantis de dominer le processus au détriment des personnes possédant des ressources financières moins grandes » (Harper c. Canada [Procureur général], 2004 1 R.C.S. 827, 2004 CSC 33). Dès la loi de 1974, ce sont les objectifs poursuivis : égaliser les moyens financiers dont disposent les candidats et les partis, accroître la transparence et la confiance du public en exigeant la divulgation de leurs sources de revenus et de leurs dépenses ainsi que d'augmenter la participation citoyenne en instaurant des incitatifs fiscaux. Trois principaux outils, sur lesquels nous nous pencherons dans les sections suivantes, sont mobilisés à ces fins : la limitation des dépenses électorales, le plafonnement des contributions privées et le financement public des partis.
II. Limitation des dépenses électorales
Au Canada, comme au Québec d'ailleurs, les dépenses électorales des candidats dans la circonscription où ils se présentent, et des partis dans les circonscriptions où ils ont un candidat, sont limitées à un montant maximal, calculé en fonction du nombre d’électeurs dans la circonscription. C'est le premier instrument important auquel le régime a recours pour assurer l’équité de la compétition démocratique.Footnote 4 Comme l'explique la Cour suprême:
Au Canada, le législateur a choisi de régir le processus électoral principalement […] en réglementant les dépenses électorales par des dispositions exhaustives sur le financement des élections. Ces dispositions visent à permettre à ceux qui souhaitent participer au débat électoral de le faire à armes égales. Leur participation permet aux électeurs d'être mieux informés; aucune voix n'est étouffée par une autre. (Harper c. Canada [Procureur général], 2004 1 R.C.S. 827, 2004 CSC 33)
Ainsi, la réglementation et la limitation des dépenses électorales auraient pour objectif d'assurer, d'abord et avant tout, une certaine équité entre les candidats et les partis (Pelletier et Montigny, Reference Pelletier, Montigny and Pelletier2012 : 47).
À trop insister sur la dimension égalitariste de ces réformes, on en vient toutefois à perdre de vue une autre raison de limiter les dépenses, qui devrait convaincre davantage des citoyens moins sensibles aux considérations de justice : les limites imposées aux dépenses admissibles en période électorale sont nécessaires afin d’éviter que la compétition démocratique ne se transforme en une course vers l'abîme entraînant un important gaspillage de ressources, et donc une perte pour l'ensemble de la collectivité. Et ce gaspillage ne concerne pas que l'utilisation de fonds publics. Tout citoyen a intérêt à éviter que l'utilisation faite des ressources, publiques ou privées, soit inefficace, voire même dommageable.
Comme toute compétition, l’élection politique peut aisément dérailler, couronner des vainqueurs pour les mauvaises raisons, ou entraîner d’énormes coûts collectifs. Ainsi, sa régulation, comme dans le cas de la compétition économique, sert d'abord et avant tout à dissuader certains comportements individuels qui en menaceraient la stabilité ou la désirabilité. La compétition démocratique, dont les règles sont déterminées par les institutions publiques, vise à déterminer quels élus auront le privilège d'utiliser les leviers institutionnels de l’État pour mettre de l'avant leur vision de la société. Les partis politiques rivalisent dans l'arène démocratique, cherchent à convaincre les citoyens de la supériorité de leur programme, afin d'obtenir le mandat de le réaliser. En principe, cela devrait pousser chacun à se dépasser, à se montrer plus persuasif, à faire la preuve de l'adéquation entre sa vision de la société et le désir majoritaire de l’électorat (Robichaud et Turmel, Reference Robichaud and Turmel2020 : 49–53). L'imposition d'une limite aux dépenses électorales vise donc également à garantir que la compétition démocratique soit en phase avec cet objectif.
Pour le comprendre, il faut se rappeler que ceteris paribus ce qui importe financièrement dans la compétition démocratique n'est pas de dépenser beaucoup, mais de dépenser plus que l'adversaire, afin de profiter d'un avantage comparatif. C'est la raison pour laquelle on peut s'attendre, en l'absence d'encadrement, à des augmentations fulgurantes des montants investis dans les campagnes électorales. On n'a qu’à regarder du côté des élections présidentielles américaines où, à l'exception de l’élection de 2016, les sommes investies par les 2 principaux partis doublent à chaque élection depuis 20 ans. En 2020, c'est plus de six milliards de dollars qui ont été investis dans la campagne présidentielle (Goldmacher, Reference Goldmacher2020).
Ces investissements démesurés ne contribuent pas à améliorer la qualité de la compétition. Les candidats ne sont pas meilleurs et les partis n'offrent pas de plateformes électorales plus sophistiquées ou attrayantes parce que les campagnes sont plus coûteuses. Le public n'est pas non plus nécessairement mieux informé des positions respectives des partis et des candidats. L'augmentation des dépenses amène cependant les partis à devoir consacrer davantage d’énergie à la levée de fonds – et moins à ce qui importe vraiment pour la vie démocratique. C'est le propre de la compétition que d'encourager ceux qui s'y engagent d'investir efforts et ressources pour la remporter. Cette dynamique permet souvent de produire des résultats qui sont collectivement désirables. Mais la compétition peut également s'emballer et cesser de produire des bénéfices collectifs. Elle ne fait alors qu'imposer des coûts à l'ensemble des participants.
Cela ne détourne pas simplement l’énergie des politiciens et des partis, mais aussi leurs orientations idéologiques, ou à tout le moins leurs priorités en matière de politiques publiques. Dans une compétition électorale où le financement provient majoritairement des mieux nantis (Cross, Pruysers, et Currie-Wood, Reference Cross, Pruysers and Currie-Wood2022 : 147), il peut par exemple être tentant de proposer des politiques, notamment des politiques fiscales, qui sont à l'avantage de ces derniers, peu importe la demande pour de telles politiques ou leurs conséquences sur le reste de la population.
Ce besoin croissant de financement les expose aussi davantage à la corruption (Petak et Mataković, Reference Petak and Mataković2015). Il est de toute évidence plus difficile de résister aux pots-de-vin, ou aux « enveloppes brunes », quand on a besoin de plusieurs centaines de milliers, sinon de millions de dollars pour se faire élire.
La limitation des dépenses électorales est donc un outil important pour assurer un processus de participation démocratique équitable, mais il est également essentiel si l'on vise à ce que la compétition électorale produise les fruits escomptés.Footnote 5 Il s'agit au fond d'imposer un cadre réglementaire qui a pour but de décourager des comportements qui sont peut-être rationnels du point de vue des candidats ou des partis, mais qui sont collectivement désavantageux. C'est l'un des principaux rôles de la législation sur le financement électoral. Cela permet ainsi de limiter un gaspillage de ressources, privées et publiques, mais aussi de contrer une perte dans la qualité des débats (et des publicités électorales), et enfin de participer à atténuer le risque de corruption.
III. Plafonnement des contributions privées
Dans la section précédente, on a insisté sur le fait que la réglementation des dépenses électorales ne servait pas qu’à assurer « l’égalité démocratique », mais qu'elle avait également comme visée la garantie d'une saine compétition électorale. La limitation des dépenses électorales n'est cependant pas suffisante pour cela. Il est également nécessaire, afin de protéger l’égale liberté politique des citoyens et notamment l'exigence d’égale opportunité d'influence qui en découle, de limiter le financement privé grâce auquel les partis financent leurs campagnes et leurs activités politiques. C'est pourquoi les lois électorales provinciale et fédérale limitent les contributions financières que peut apporter un particulier à un candidat, à un parti ou à une association de circonscriptionFootnote 6.
C'est le Québec qui, à la fin des années 1970, a été la première circonscription à introduire un tel plafond au pays. Au Canada, la Loi modifiant la Loi électorale du Canada et la Loi de l'impôt sur le revenu de 2004 restreint les contributions à 5000$ par an à un parti enregistré, ses associations de circonscription et ses candidats et limite celles des entreprises et syndicats à 1000$. En 2006, le gouvernement conservateur réduit le montant des contributions des particuliers à 1000$ et interdit entièrement celles faites par les entreprises et syndicats. Il augmente toutefois le plafond annuel des contributions à 1500$ en 2014 et prévoit une augmentation de 25$ par an. D'où un montant de 1725$ en 2024. Aux deux paliers gouvernementaux, les citoyens ont droit de payer une somme annuelle supplémentaire allant jusqu’à 25$ pour l'adhésion en tant que membre à un parti politique.
Le plafonnement des contributions privées tente de répondre à deux problèmes auxquels fait face la compétition démocratique. D'abord, les partis proposant des politiques favorables aux mieux nantis ont plus de facilité à recueillir des dons politiques que les partis dont la base électorale est moins riche. Il est plus facile de convaincre une entreprise ou un riche militant de donner 1 million de dollars, que de convaincre 100 000 citoyens de donner chacun 10$. Mais il y a pire. Les partis, peu importe leur positionnement sur l’échiquier politique, sont aussi moins enclins à proposer des politiques qui sont susceptibles de déplaire aux plus fortunés. Pour faire suite aux propos de la section précédente, la déréglementation a des conséquences sur les orientations politiques des partis et des candidats. Et les partis favorables à la déréglementation sont aussi souvent les plus susceptibles d'en profiter (Young et Jansen, Reference Young and Jansen2011 : 200 ; Aucoin et Bakvis, Reference Aucoin, Bakvis, Johnston and Sharman2015 : 236).
Dès lors que le succès électoral dépend de la capacité des partis à convaincre les électeurs de financer leur campagne, on favorise les partis et les idées qui plaisent à ceux qui ont les moyens d'offrir un tel financement.Footnote 7 Aux États-Unis, par exemple, les préférences politiques moins progressistes des plus fortunés et la frilosité des partis à proposer des politiques qui déplaisent aux plus riches sont mises en évidence par les travaux de Martin Gilens qui portent sur la réalité américaine (Gilens, Reference Gilens2012). Si on en croit ses conclusions, le public n'a à peu près aucune influence significative sur les décisions qui sont prises par les instances législatives. Même lorsque la grande majorité des Américains soutiennent un changement de politique, celui-ci n'a lieu que s'il est également désiré par les plus riches. Autrement dit, les couches populaires et la classe moyenne n'obtiennent ce qu'elles veulent que lorsque leurs intérêts sont alignés sur ceux des plus puissants. Gilens parle à ce sujet d'un régime de « démocratie par coïncidence » (Page et Gilens, Reference Page and Gilens2020).
Comme l'explique le politologue Jan-Werner Müller, il ne s'agit pas ici de montrer du doigt les plus riches : « il est plus important de réfléchir à l'infrastructure sous-jacente de la démocratie, en particulier à la nature du système des partis et aux règles de financement des campagnes électorales, qui influent très largement sur ce système. S'il existe une sécession des plus riches, nous dit-il, c'est parce que cette infrastructure le permet » (Reference Müller2022 : 68–69). Or, la réglementation des dépenses est un élément important de cette infrastructure d'une démocratie représentative fonctionnelle. Et imposer une limite aux contributions des citoyens et des organisations réduit encore davantage l'influence de l'argent dans la compétition, en évitant notamment que quelques riches donateurs puissent financer massivement un candidat ou un parti. De telles limites peuvent contribuer à assurer l'indépendance des élus, qui ne sont plus tenus de courtiser les plus fortunés pour financer leur campagne et qui doivent leur financement à un nombre important de supporters et non à une poignée de gros joueurs. Ces limites augmentent aussi la transparence du processus électoral et évitent que ne se crée un sentiment de redevance des politiciens envers certains donateurs et une perception négative des partis politiques. Le plafonnement tend ainsi à égaliser les opportunités d'influence des citoyens, les très riches ne pouvant donner beaucoup plus que les autres. Cela contribue alors à nous rapprocher de l'idéal démocratique d'un poids égal de chaque voix citoyenne dans la décision politique.
Pour autant, on n'a toujours pas affaire à une compétition parfaitement équitable. La législation actuelle engendre en effet trois problèmes de justice démocratique. D'abord, il y a un simple problème de capacité inégale à verser la contribution maximale. Rares sont en effet les citoyens qui peuvent se permettre de donner le montant maximum permis. Si, au Québec, il n'est que de 100$ par année, au fédéral, il se chiffre à 1725$ en 2024. Or, plus cette contribution peut être élevée, plus le fossé en termes d'influence politique se creuse entre les plus riches et les moins nantis.
Mais ces montants ne disent pas tout du problème démocratique. Ce qu'il faut surtout rappeler au sujet de la loi canadienne, c'est que les donateurs peuvent bénéficier d'une déduction fiscale, c'est-à-dire qu'ils peuvent se faire rembourser une partie de leur don par l’État. C'est sans doute là une façon efficace d'encourager les citoyens à soutenir financièrement leur candidat ou leur parti préféré (Scarrow Reference Scarrow2007 : 202), mais les modalités fiscales de cet important incitatif font en sorte qu'il est surtout intéressant pour les plus riches. Ainsi, au Canada, un citoyen qui verse le maximum permis à un parti, soit 1725$, ne paie pas nécessairement l'entièreté de ce montant, car il peut profiter d'un crédit d'impôt non remboursable allant jusqu’à 650$. Le gouvernement réduira donc de 650$ le montant dû en impôt fédéral. La contribution dudit citoyen ne lui coûtera réellement que 1075$ Il profite alors d'un crédit dont ne peuvent bénéficier les citoyens aux revenus plus modestes, ceux-ci payant forcément moins d'impôts. Puisqu'il ne s'agit pas d'un remboursement direct, mais d'une réduction de la charge fiscale, une personne qui, sur une année, ne devrait pas au moins 650$ en impôt fédéral ne pourrait pas profiter pleinement de ce crédit, même si elle était en mesure de verser le maximum permis – ce qui demeure somme toute assez peu probable. L'incitatif fiscal s'avère plus intéressant pour les plus riches.
Une troisième injustice apparaît lorsque l'on tient compte du fait que le crédit d'impôt offert à ceux qui versent des contributions politiques est financé collectivement. Le 650$ en réduction fiscale est pris en charge par l'ensemble des contribuables. Cette forme d'injustice est particulièrement préoccupante dans la mesure où non seulement les moins nantis assument une plus grande part de la facture de leurs contributions, mais en plus ils assument une partie de la facture des plus fortunés.
La solution n'est pas d’éliminer entièrement les contributions privées, qui permettent aux citoyens de se sentir impliqués dans le soutien à un candidat ou un parti et, en retour, qui obligent ces derniers à faire l'effort de convaincre un groupe important de citoyens de s'engager concrètement en sa faveur. Mais il n'est pas nécessaire pour réaliser ce double objectif – impliquer les citoyens et inciter les partis à s'adresser à un groupe le plus large possible – que ces contributions soient élevées. Nous pourrions même affirmer qu'un plafond bas, comme celui imposé par la Loi modifiant la Loi électoral du Québec en 2013 – qui limite les contributions privées à 100$, favorise ce double objectif.Footnote 8 C'est à notre sens la seule voie qui permette de minimiser le type d’équité dont il a été question dans cette section sans pour autant éliminer entièrement les bénéfices qui peuvent être associés au système des contributions privées.
IV. Financement public des élections et des partis politiques
Une objection pourrait à cette étape paraître fatale : la vie démocratique a un coût et les partis ont besoin d'argent afin de poursuivre leur mission. Un important plafonnement des contributions privées risque donc de leur couper les vivres. Mais cette objection fait fi d'un autre instrument qui participe à un financement juste et équitable de la compétition démocratique : le financement public des élections (Turgeon, Reference Turgeon2012). Si l'on veut minimiser l'influence indue de l'argent privé dans la compétition, une option évidente est de privilégier l'argent public. Ce type de financement peut prendre diverses formes, dont un remboursement partiel des dépenses électorales, comme c'est le cas au Québec et au Canada. Il est aussi possible de financer directement les partis.
D'ailleurs, lorsqu'en 2003 le Parlement canadien sous le gouvernement libéral de Paul Martin a adopté le projet de loi C-24, qui deviendra un an plus tard la première loi à instaurer un plafond sur les contributions politiques à l’échelle fédérale (L.C. 2004, ch. 24), il s'assure d'autoriser aux côtés de ce plafond le financement direct des formations politiques fédérales par le biais d'une allocation annuelle calculée au prorata du nombre de votes obtenus lors de la dernière élection générale (opération qui coûtait alors moins d'un 1,00$ par année par Canadien). La loi bonifie ainsi le financement public en offrant 1,75$ par vote aux partis ayant un reçu 2% des votes à travers tout le pays ou 5% des votes dans les circonscriptions où ils présentaient des candidats. Il augmente aussi le taux de remboursement des dépenses électorales à 50%.
Au Québec, le système de financement public comprend trois mesures distinctes. Premièrement, l'article 82 de la Loi électorale prévoit une allocation calculée proportionnellement au pourcentage des votes valides obtenus par un parti politique aux dernières élections générales, une somme égale au produit obtenu en multipliant le montant de 1,82$ par le nombre d’électeurs inscrits sur les listes électorales utilisées lors de ces élections. Lors d’élections générales, en respectant ces mêmes modalités, s'ajoute à cela une allocation supplémentaire de 1,00$. Deuxièmement, la loi prévoit aussi un revenu d'appariement annuel. Pour chaque 1,00$ versé à titre de contribution par un électeur à un parti politique, ce dernier reçoit 2,50$ supplémentaire jusqu’à concurrence de 20 000$, et ensuite 1,00$ supplémentaire jusqu’à concurrence de 200 000$.Footnote 9 Un revenu d'appariement supplémentaire est versé selon ces mêmes modalités lors d’élections générales. Finalement, l'article 457 de la Loi électorale prévoit un remboursement de 50% des dépenses électorales engagées et acquittées conformément à la loi à tout candidat proclamé élu ou qui a obtenu au moins 15% des votes valides et à tout parti qui a obtenu au moins 1% des votes valides.
Le financement public des partis prend généralement comme base de référence le nombre de votes obtenus lors des dernières élections. Un plus grand nombre de votes se traduit par un plus grand financement. Or, comme l'explique Jean-Pierre Derrienic, cette façon de concevoir
le financement public se heurte à trois objections. Il est injuste envers les petits partis qui obtiennent peu de votes parce que leurs candidats n'ont aucune chance d’être élus. Il rend difficile la création de nouveaux partis, qui ne peuvent obtenir aucun financement avant de participer à une élection. Et il diminue la responsabilité des dirigeants envers leurs membres, dont les cotisations sont moins utiles. (Derrienic, Reference Derriennic2015 : 240)
Toutefois, ce que l'on a dit du système de financement public au Québec permet de comprendre qu'il est possible d’éviter une part de ces écueils. En faisant dépendre le financement public, non seulement du nombre de votes, mais également des contributions privées, le modèle québécois nous permet de répondre, au moins partiellement, aux trois objections. La première objection, selon laquelle le financement public nuirait aux petits partis, peut être associée au vote stratégique. Malgré une préférence politique pour un petit parti, un citoyen votera peut-être, stratégiquement, pour un parti dont les chances de faire élire un candidat sont plus élevées, participant du même coup à un financement public plus élevé de ce deuxième. Or, le système de financement au Québec permet de dissocier les deux gestes : en donnant à un petit parti, tout en votant stratégiquement pour un autre, on s'assure que le premier profite aussi d'un financement public, qui pourrait lui permettre de prendre une plus grande place lors des élections suivantes. Cela répond donc évidemment du même coup à la deuxième objection, selon laquelle la création de nouveaux partis est freinée par le fait que le financement dépendrait entièrement de la participation à une élection. Enfin, cette forme de financement public évite également le troisième écueil, car loin de diminuer « la responsabilité des dirigeants envers leurs membres », elle lie précisément le financement aux cotisations.
Le modèle traditionnel, qui lie le financement aux votes, et le modèle québécois n’épuisent toutefois pas l'ensemble des possibles. On peut très bien imaginer une multitude de formes de financement public. Dans certains pays, il existe d'autres mesures hybrides qui conjuguent à la fois préférence privée et financement public. Par exemple, en 2017, la ville de Seattle a mis en place des Democracy Vouchers (« chèques démocratiques ») pour les élections municipalesFootnote 10. Pendant l'année précédant les élections, la ville offre aux citoyens jusqu’à quatre chèques d'une valeur de 25$ qu'ils peuvent remettre aux partis de leur choix (Cagé, Reference Cagé2020 : 438–439). À noter que les citoyens doivent s'inscrire eux-mêmes au programme et déposer une demande à chaque élection. Autre exemple, il existe en Italie un système de financement de la « démocratie par l'impôt » qui permet aux citoyens de déduire 0,2% du montant total d'impôt à payer pour financer un parti en inscrivant son code de référence dans son rapport annuelFootnote 11. Toutefois, puisque le montant que chaque citoyen peut « transférer » à un parti est déterminé en fonction de son revenu imposable, ce système favorise largement les électeurs les plus fortunés en subventionnant leurs préférences davantage que celles des plus démunis, et ce, avec de l'argent public (Cagé, Reference Cagé2020 : 122).
Le rôle du financement public est de minimiser, sinon de neutraliser l'effet corrosif de l'argent privé en démocratie. Un financement public à quelle hauteur et dans quelle proportion du financement total permettrait d’éviter les effets délétères du financement privé ? Difficile à dire (et ce n'est certainement pas aux philosophes d'y répondre). Il semble évident cependant que plus la place de l'argent privé est importante, plus les inégalités économiques s'invitent dans l'arène politique.
Limitation des dépenses, plafonnement des contributions, financement public, chacun de ces instruments joue un rôle important, mais complémentaire. Le financement public, pour être efficace, doit en effet aller main dans la main avec une régulation stricte des dépenses ainsi que des contributions privées, sans quoi il risque d’être simplement étouffé par ces dernières. Ces mesures ont fait beaucoup pour améliorer la qualité de la vie démocratique. Il faut toutefois que les citoyens soient pleinement conscients de leur apport. Par exemple, il est facile de dire que cet argent pourrait être mieux utilisé ailleurs, pour financer le système de santé ou d’éducation par exemple. La réalité est qu'un financement efficace et équitable de ces services publics dépend d'une saine démocratie qui est elle aussi coûteuse. Ce n'est toutefois pas la plus sérieuse critique adressée à ces instruments. On se penchera dans les deux prochaines sections sur deux objections fondamentales, qui soulèvent leur lot de questions difficiles pour la philosophie politique du financement électoral : l'objection de la liberté d'expression et celle de la liberté d'association.
V. L'objection de la liberté d'expression
Une objection forte à la limitation des dépenses et des contributions électorales s'appuie sur l'idée que l'argent privé peut être identifié à une forme de discours. Ainsi, puisque l'argent fournit des moyens de produire et partager du discours politique, certains jugent toutes formes de régulations visant à plafonner les contributions et à restreindre les dépenses électorales et la publicité financée par les tiers comme une attaque à la liberté d'expression. En limitant les dépenses permises, on se retrouve à limiter la quantité d'expression qu'un citoyen ou qu'une association peut exprimer, ce qui reviendrait à brimer leurs droits fondamentaux.
C'est pour cela que la Cour suprême américaine, dans l'affaire Buckley vs Valeo (1976), jugea que, s'il était acceptable de plafonner les contributions directes aux partis politiques pour diminuer les risques de corruption quid-pro-quo, il était toutefois anticonstitutionnel de plafonner les dépenses électorales des candidats et des partis politiques ainsi que les dépenses indépendantes. La Cour déclara que
l'idée selon laquelle l’État peut restreindre la parole de certains acteurs de notre société afin d'amplifier la voix relative des autres est totalement étrangère au Premier Amendement, qui a été conçu pour assurer la plus large diffusion possible d'informations provenant de sources diverses et antagonistes et pour assurer un échange d'idées sans entrave pour le bien public. (Buckley vs Valeo, 424 U.S. 1, 48 : 24; notre traduction)
Dans l'affaire Citizens United v. Federal Election Commission (2010), la Cour suprême étend cette protection aux associations et aux entreprises privées qu'elle considère comme faisant partie des acteurs contribuant à la discussion, au débat ainsi qu'au partage d'information et d'idées que le Premier Amendement protège (Citizens United v. Federal Election Commission [08-205] : 26). La source des dépenses n'a pas d'importance, les individus, les compagnies privées, les syndicats et les groupes d'intérêts (notamment les Super-PACS) peuvent dépenser sans limites afin de produire et partager de la publicité politique, tant que l'argent n'est pas transféré directement aux partis ou aux candidats.
Contrairement à ce qu'affirme la Cour américaine, on peut présumer que, même si l'argent ne va pas directement aux partis politiques, les risques de corruption quid-pro-quo sont bien réels. Ceux qui dépensent des sommes importantes pour favoriser l’élection d'un candidat (ou défavoriser ses adversaires), espèrent évidemment en retirer un bénéfice ultérieurement et l'on peut soupçonner que les dons importants ont le potentiel de fournir « un accès au pouvoir » aux généreux donateurs. À ce sujet, le juge John Paul Stevens, dissident dans l'affaire Citizens United, affirma que si la corruption peut prendre plusieurs formes, « la croyance selon laquelle la corruption quid-pro-quo peut être clairement distinguée des autres formes d'influences inappropriées ne correspond ni à la théorie, ni à la réalité de la politique » (Citizens United v. Federal Election Commission [08-205] : 57). Comme l'explique Juliette Roussin, « en réduisant la corruption au phénomène individuel du pot-de-vin, on s'empêche de comprendre qu'une corruption plus générale de la démocratie est à l’œuvre, dès lors que les décisions démocratiques sont prises sous l'influence dominante de riches contributeurs disposant d'un accès privilégié au pouvoir décisionnel » (Roussin, Reference Roussin2014 : 156).
Aux côtés de la question de la corruption de la démocratie, on peut aussi se demander si ces limites représentent réellement une menace à la liberté d'expression. En effet, il existe déjà de nombreuses autres formes de restrictions à la liberté d'expression qui sont déjà largement répandues et acceptées. Par exemple, il est généralement interdit de partager un discours politique sur des haut-parleurs dans un quartier résidentiel en plein milieu de la nuit, de faire de la sollicitation près des bureaux de vote le jour du scrutin et on limite le temps de prise de parole des élus lors des débats en chambre. Ce que montrent ces exemples, c'est qu'il est parfois acceptable, voire même nécessaire, de limiter la liberté d'expression sous certaines conditions pour atteindre d'autres objectifs légitimes. En fait, comme le souligne Joshua Cohen, les restrictions qui font véritablement problème sont celles qui attaquent directement le contenu du discours, car elles menacent l'existence de certaines opinions et protègent le gouvernement contre certaines critiques (Cohen, Reference Cohen, Byrne, Stalnaker and Wedgwood2001 : 54). Les limites imposées aux dépenses électorales ne rentrent pas dans cette catégorie, car elles ne visent aucun type de discours ou groupe d'individus en particulier, elles restent toujours neutres par rapport au contenu et à l’émetteur.
Le fait de limiter la quantité de discours apparaît tout de même comme inacceptable pour certains. C'est généralement le cas de ceux qui considèrent que les conditions de la démocratie sont réunies dès lors que les droits et libertés des citoyens sont protégés et les règles électorales respectées. Pour Cohen aussi, cela révèle surtout la façon dont on conçoit le rôle du citoyen en démocratie. Si les limites imposées sont jugées comme une attaque au Premier Amendement par la Cour suprême américaine, c'est notamment parce que cette dernière conçoit le citoyen sur le mode du spectateur. La quantité de discours politique est importante, non seulement pour permettre aux différents acteurs politiques de s'exprimer, mais aussi et surtout afin de permettre à l'audience citoyenne de recevoir le plus d'informations politiquesFootnote 12 possible, sans aucun contrôle du gouvernement (Cohen, Reference Cohen, Byrne, Stalnaker and Wedgwood2001 : 60). La source du discours politique n'importe pas, qu'elle soit émise par un individu ou une entreprise, car c'est l'intérêt du récepteur du discours, soit celle du « citoyen spectateur » que l'on cherche à protéger (Cohen, Reference Cohen, Byrne, Stalnaker and Wedgwood2001 : 61). C'est alors au citoyen de décider pour lui-même de la quantité, de la source, du format et du type de discours qu'il désire consommer. En ce sens, toute restriction imposée par l’État est perçue comme une forme de paternalisme inacceptable qui outrepasse l'autorité du gouvernement. Bref, selon cette conception « minimaliste » de la démocratie, les contraintes légales et étatiques qui menacent de réduire la quantité d'information politique à laquelle un électeur est exposé nuisent sérieusement à ses intérêts (Robichaud et Turmel, Reference Robichaud and Turmel2020 : 25–26, 59–60).
Or, lors d'un cas semblable au Canada, la Cour suprême s'appuya sur une conception plus substantielle de la démocratie, qui reconnaît que la compétition démocratique exige des règles strictes pour protéger une égale liberté réelle des citoyens. C'est pourquoi l'article 350 de la Loi électorale du Canada, adopté en 2000, interdit la publicité électorale le jour de l’élection et plafonne les dépenses des tiers à 150 000$Footnote 13 au niveau national et à 3000$ par circonscription en période électorale. En 2004, l'article sera contesté en justice par celui qui allait devenir premier ministre, Stephen Harper, sous prétexte qu'il brime les libertés fondamentales d'expression et d'association énoncées dans la Constitution. Dans l'affaire Harper c. Procureur général du Canada, la Cour suprême du Canada trancha en faveur de la loi, adoptant ainsi une posture bien différente de celle plus haut tribunal des États-Unis. Même si elle reconnaît que ses modalités limitent la liberté d'expression, celles-ci sont justifiables, car l'objectif des plafonds est de « favoriser l’égalité dans le débat politique », « protéger l'intégrité du système de financement applicable aux candidats et aux partis » et de « maintenir la confiance des électeurs dans le processus électoral » (2004 CSC 33). Elle jugea qu'il est légitime de limiter les dépenses pour assurer que la participation au débat politique soit faite à armes égales, que les candidats ciblés par les tiers disposent de ressources suffisantes pour être en état de répliquer et assurer que le débat ne soit pas dominé par les mieux nantis, ce qui, en définitive, permet aux citoyens d’être mieux informés et encourage la participation électorale. À ce sujet, la Cour suprême déclara que « le droit de participer utilement au processus électoral ne se limite pas à élire des députés », qu'il doit être distinct du droit à la liberté d'expression, et que ces deux droits « doivent être conciliés » entre eux (2004 CSC 33).
Voilà une spécificité fondamentale de la conception du citoyen défendue par la Cour suprême du Canada.Footnote 14 Pour cette dernière, si les restrictions sont acceptables, c'est parce qu'elles poursuivent un objectif d’équité politique, justement parce que le citoyen n'est pas considéré comme un simple spectateur, mais comme un participant au débat public. Le rôle de ce citoyen « participatif » ne se limite pas à décider du résultat du processus électoral par l'entremise du vote, à la suite d'une collecte plus ou moins importante d'information, il est également un acteur qui influence les termes et les modalités du débat lui-même. En ce sens, comme l'explique Cohen, les élections « sont importantes non seulement pour traduire en pouvoir politique une opinion collective exprimée antérieurement, mais également pour cristalliser cette opinion de manière à ce que l'exercice du pouvoir puisse s'en inspirer » (Cohen, 2021 : 62; notre traduction). Pour le dire autrement, le citoyen ne se réduit pas à un récepteur d'opinions politiques, mais est un agent qui évolue dans la sphère publique et qui peut chercher à influencer les partis et les candidats, ainsi que le jugement politique de ses concitoyens, entre les élections, en s'exprimant directement dans la sphère publique – ce qu'il peut d'ailleurs aussi tenter de faire en se portant lui-même candidat.
Il est évidemment impensable que chaque citoyen jouisse d'une même influence dans le débat public. C'est pourquoi les restrictions visent à protéger une égale opportunité d'influence. Or, si les citoyens sont formellement égaux, les inégalités matérielles les rendent réellement inégaux dans le débat public, car elles répartissent inégalement entre riches et pauvres les moyens de persuasions et les capacités d'actions politiques (Girard, Reference Girard2019 : 228–229 ; Robichaud et Turmel, Reference Robichaud and Turmel2020 : 31–36). Comme le souligne Ronald Dworkin, « aucun individu ne peut, de façon plausible, se considérer comme un partenaire dans une entreprise « d'autogouvernement » lorsqu'il est exclu du débat politique parce qu'il ne peut pas payer un prix d'entrée grotesquement élevé » (Dworkin, Reference Dworkin2002 : 364 ; notre traduction).
C'est cette même idée qui est défendue par la Cour suprême du Canada dans son jugement :
En l'absence de plafonnement des dépenses, il est possible aux mieux nantis ou à un certain nombre de personnes ou de groupes mettant leurs ressources en commun et agissant de concert de dominer le débat politique, privant ainsi leurs adversaires de la possibilité raisonnable de s'exprimer et d’être entendus et réduisant la capacité des électeurs d’être informés adéquatement de tous les points de vue. En conséquence, l’égalité dans le discours politique s'impose pour assurer une participation utile au processus électoral et, en définitive, pour renforcer le droit de vote. Ce droit ne garantit donc pas celui de débattre ou de s'exprimer sans entrave ni limites dans le cadre des élections. (2004 CSC 33)Footnote 15
L'objectif des restrictions n'est donc pas de miner la quantité d'idées, mais de réduire l'iniquité électorale en limitant la quantité relative de discours que chacun possède pour assurer que la distribution des ressources ne détermine pas les opportunités de participation à la délibération. Puisqu'en démocratie, l'action du citoyen ne se limite pas au choix d'une option parmi une offre politique, qu'il peut également influencer cette offre et le contenu des différentes options qui lui sont proposées, il est nécessaire que le débat public soit fait dans des conditions de délibérations équitables – en principe, la capacité d'influence du citoyen doit dépendre de la force du meilleur argument, et non de facteurs arbitraires comme l'argent.
VI. Objection de la liberté d'association
Les partis politiques sont des organisations privées, ils ne font pas partie de l'appareil gouvernemental, ils ne sont pas non plus des créatures de l’État, selon l'expression constitutionnelle consacrée. Pourtant, lorsque l'on considère la légitimité d'encadrer leur financement, de contraindre leur capacité de dépenser et de plafonner les contributions privées dont ils peuvent jouir, on semble présumer qu'ils sont de nature différente d'autres associations, comme les syndicats, les lobbys ou tout autre groupe ayant pour objectif de promouvoir les intérêts de leurs membres. Cela ne va cependant pas de soi. Bien qu'il s'agisse de véhicules étroitement associés à la démocratie, les partis politiques demeurent des organisations privées qui font la promotion d'intérêts particuliers. D'ailleurs, quiconque souhaite défendre des idées et aspire à influencer l'issue du scrutin peut former un parti politique. D'où cette seconde objection: qu'y a-t-il de si spécial avec les partis politiques, qui légitime que les pouvoirs publics incitent les citoyens à les financer, tout en limitant ce financement et son utilisation par les partis. Si la première objection pose la question des limites à la liberté d'expression, celle-ci semble plutôt poser celle des limites à la liberté d'association.
À première vue, la régulation publique du financement des partis et de leur capacité de dépenser semble justifiée par la position centrale qu'ils occupent dans la compétition démocratique. On peut simplement rappeler que différentes sphères sociales ont recours à la compétition pour distribuer les biens ou les ressources qui leur sont propres – la sphère économique crée une compétition où les agents économiques rivalisent pour des biens ou des services marchands, la sphère académique est construite autour d'une compétition sur les vertus intellectuelles et sur le travail – et dans chacune de ces sphères, des contraintes institutionnelles sont mises en place pour assurer une saine compétition (Walzer, Reference Walzer2013). Par exemple, certaines entités légales profitent d'un statut spécifique qui s'accompagne de privilèges, mais aussi de responsabilités particulières. Pensons au financement public des institutions d'enseignement ou à la responsabilité limitée des entreprises, qui visent à promouvoir l'offre et la compétition afin d'accroître les bénéfices dont profite la collectivité, mais aussi aux contraintes liées aux contenus enseignés ou aux stratégies pouvant être déployées pour obtenir une place enviable dans la compétition. Chaque sphère, pour produire les bénéfices collectifs attendus de la compétition créée, doit circonscrire les stratégies tolérées. On doit notamment immuniser chacune des sphères sociales de l'influence indue d'un capital propre à d'autres sphères, et on doit se méfier que toutes les compétitions soient influencées par un capital dominant: l'argent (Anderson, Reference Anderson1990 ; Sandel, Reference Sandel2014). Si les places dans les grandes universités, les médailles d'or olympiques et les élections peuvent être achetées comme des biens de luxe, on dénature radicalement les compétitions qui avaient été mises en place et on empêche la production des biens que ces compétitions devaient produire (Robichaud et Turmel, Reference Robichaud and Turmel2012 : 41–45).
La compétition démocratique n'est pas différente. Elle exige une forme d’égalité de chaque citoyen dans la prise de décision, indépendamment de son intelligence, de sa fortune et de ses performances au 100 mètres. Il est notamment essentiel, eu égard à ce qui relève de la décision démocratique, que les personnes moins fortunées aient une opportunité d'influence égale aux personnes plus favorisées. Mais justement : on pourrait demander quel lien cela a-t-il avec les partis? Ce sont les citoyens qui votent, et chacun compte en principe pour un. Si les partis sont des organisations privées, pourquoi ne pourrait-on pas donner massivement à un parti comme on contribue volontairement à un groupe d'intérêt tels OXFAM ou une Fédération de hockey mineur? Pour reprendre la formule de Ingrid van Biezen, pourquoi les partis politiques sont-ils passés d'organisations privées à services publics? (Reference van Biezen2004).
Pour bien le comprendre, il faut éviter de réduire le moment démocratique à l’élection de représentants et aux procédures décisionnelles qui déterminent sous quelles conditions les lois sont créées et implantées. Il faut adopter, comme nous l'annoncions en introduction, une conception bidimensionnelle de la démocratie représentative, qui comprend, d'un côté, le droit de vote, les institutions et les procédures qui forment ce qu'Urbinati appelle le domaine de la volonté, celui qui produit la décision politique, mais qui dépend également, d'un autre côté, d'une sphère publique, plus informelle, où les citoyens façonnent et révisent leur jugement politique. Ce qu'Urbinati appelle le domaine de l'opinion (Urbinati, Reference Urbinati2014). Ces deux pouvoirs du citoyen souverain – opinion et volonté – contribuent à nous faire comprendre à la fois pourquoi les partis politiques sont encouragés financièrement à participer au débat public, mais aussi pourquoi ils sont limités dans leur financement ou dans ce qu'ils peuvent en faire.
Les partis sont des organisations intermédiaires entre les citoyens et les institutions publiques (Cross, Pruysers, et Currie-Wood, Reference Cross, Pruysers and Currie-Wood2022 : 247). A priori, ce qui en fait une entité distinctive, c'est qu'ils sont l'objet de la volonté des électeurs. Ils représentent ce que ceux-ci peuvent vouloir politiquement, et, plus important encore, ils imposent une fois élus leur couleur aux institutions politiques. C'est surtout pour cette raison que les partis jouent un rôle central dans les institutions de la décision politique. Mais ils contribuent également, hors des institutions décisionnelles formelles, à organiser et à structurer le débat démocratique. Sans partis politiques, le débat démocratique serait une cacophonie de positions divergentes innombrables présentées de manière plus ou moins compréhensible ou cohérente par quiconque s'autorise à prendre la parole. Suivant cet idéal poursuivi en démocratie représentative, les partis ont comme rôle de structurer et de « civiliser » le débat. Ou pour reprendre la formulation de Russell Muirhead et Nancy L. Rosenblum: « les partis traduisent le pluralisme que l'on trouve dans nos sociétés en un conflit politique organisé [….] Les partis ne sont pas simplement un reflet du désaccord et du conflit politique qui existe indépendamment de la politique. Les partis et leurs partisans organisent le conflit dans le but de créer des coalitions » (2019 : 85 ; notre traduction).
Les partis permettent ainsi de faire porter l'attention sur certains points focaux pendant la compétition démocratique. S'ils limitent le débat et le conflit, ils le structurent et ils l'enrichissent également en mettant l'emphase sur certaines propositions et en critiquant de manière éclairée les propositions des partis adverses (Leydet, Reference Leydet2015). Leur fonction dans la compétition démocratique n'est donc pas seulement de promouvoir des idées qui leur semblent importantes, mais de se présenter comme un choix démocratique plausible pour les électeurs. C'est en ce sens qu'ils sont à la fois sujet et objet politiques. Dans le domaine de l'opinion, ils s'efforcent d'orienter le débat, de faire avancer certaines idées et d'influencer l'opinion publique à leur faveur; ils sont aussi le résultat d'une consultation interne et incarnent ainsi la résolution des membres qui se dégage de cette délibération. Dans le domaine de la volonté, ils se présentent comme l'un des choix offerts aux électeurs au moment de la décision politique.
La fonction des partis est donc de structurer la compétition et le débat démocratique. On peut alors concevoir les plateformes des partis de deux façons distinctes, qui en modifient le rôle. On peut y voir une structuration de la demande ou une structuration de l'offre politique. Les partis peuvent ainsi prendre connaissance des demandes et préférences des électeurs et structurer cette dernière en formulant les demandes de manière claire et en hiérarchisant les priorités telles qu'ils les perçoivent. Le travail des partis est alors de tenter de satisfaire les préférences d'une majorité d’électeurs. Mais les partis structurent également l'offre, en proposant aux électeurs un ensemble d'idées et de politiques qui sont définies et hiérarchisées de manière à permettre aux électeurs de choisir. Il est difficile pour les électeurs de bien saisir les effets de certaines politiques ou de certaines décisions politiques. Un électeur peut souhaiter une baisse d'impôt et une amélioration du système de santé, mais il ignore peut-être quelles seront les conséquences de la réalisation d'une préférence sur l'autre. Le rôle des partis est en ce sens de « regrouper ces différentes questions de manière à persuader un grand nombre d'électeurs de voter systématiquement pour eux » (Rosenbluth et Shapiro, Reference Rosenbluth and Shapiro2018 : 29; notre traduction).
Dans les deux cas, les partis peuvent chercher à tempérer et discipliner les débats démocratiques en écartant certaines positions problématiques sur le plan moral, social, politique ou scientifique. Cela leur permet d'ailleurs d'introduire dans le processus électoral un intérêt long-termiste, allant au-delà de l’élection à venir, et qui contribue à civiliser le débat. Jouant un peu le même rôle qu'un ordre professionnel, les partis peuvent au fond participer à réduire les effets pervers causés par l'asymétrie d'information entre l’électeur et le politicien au sujet des politiques gouvernementales, ils ont également la possibilité d'imposer un filtre aux candidats présentés et à ce que ces derniers peuvent proposer à l’électorat. Pour le dire autrement, le parti offre au candidat une crédibilité et un porte-voix, mais le candidat doit en retour éviter d'adopter certaines stratégies ou de défendre des positions qui nuiraient à la réputation du parti à moyen ou à long terme, même si celles-ci pourraient lui être individuellement avantageuses. Contrairement à un candidat qui ne viserait qu'une victoire lors d'une élection donnée, et qui pourrait donc user de stratégies opportunistes efficaces à court terme, l'intérêt du parti s’étend dans un horizon de temps plus long. Normalement, les partis n'aspirent pas simplement à remporter une élection, mais à demeurer une formation politique crédible qui structurera le débat démocratique et influencera les décisions politiques pendant plusieurs élections.
Attention ! Tout cela ne vaut, bien évidemment, qu’en principe. D'ailleurs, la prise de pouvoir par des politiciens populistes et anti-démocratiques dans plusieurs sociétés occidentales n'aurait pas vu le jour sans la collaboration active des élites des partis politiques conservateurs. En ce sens, l'arrivée au pouvoir de chefs populistes et autoritaires s'explique souvent par l’échec des partis politiques à jouer leur rôle et à faire leur travail démocratique (Levitsky et Ziblatt, Reference Levitsky and Ziblatt2019 ; Müller, Reference Müller2022 : 16–17).
Ce qui distingue le parti politique d'autres organisations privées faisant la promotion de certaines idées est donc le rôle central qu'il occupe dans un régime de démocratie représentative. Les partis influencent la formation de l'opinion publique et ils incarnent le résultat de l'expression de la volonté politique. La façon dont ils contribuent à organiser et à structurer le débat démocratique, à limiter l'asymétrie d'information entre les candidats et les électeurs, ainsi qu’à discipliner les candidats justifie que l'on prenne collectivement en charge une portion importante de leur financement, directement ou indirectement, par la mise en place d'incitatifs publics.
Ce qui justifie que leur financement soit limité et leurs dépenses encadrées découle davantage du fait que la proposition politique mise de l'avant par le parti politique deviendra un programme politique qui orientera le gouvernement. Un parti politique est une organisation privée comme bien d'autres, mais qui a ceci de particulier qu'il aspire à se saisir du pouvoir législatif et à imposer un caractère particulier aux institutions publiques qui, dans leur structure, sont en principe neutres et objectives. Le cadre juridique canadien régule d'ailleurs cette transformation d'associations privées en « services publics » (Young et Jansen, Reference Young and Jansen2011 : 12 ; Courtney, Reference Courtney, Johnston and Sharman2015). C'est cette particularité du parti politique, cette nature hybride d'organisation privée qui influence la formation du jugement démocratique et qui aspire à occuper un rôle névralgique au sein des institutions politiques, qui justifie que l'on intervienne pour contraindre son financement, de façon à ce que, au total, celui-ci contribue à produire les bénéfices attendus de la compétition démocratique, plutôt que de la miner.
VII. Conclusion
Il est important et urgent de prendre au sérieux la question du financement des candidats et des partis politiques, indissociable de leur perception dans la population. Le rôle central, voire nécessaire, que les partis exercent dans un régime de démocratie représentative (Schattschneider, Reference Schattschneider1942 : 1; Bryce, Reference Bryce1921) fait en sorte que l'opinion négative envers eux peut aisément se transformer en opinion négative au sujet de la démocratie (Dalton et Waldon, Reference Dalton and Weldon2005). Dans une étude menée par la World Values Survey, on apprend que 81% des répondants d'un échantillon de 21 pays étaient en faveur de la démocratie, que plus de 75% avaient une opinion positive ou neutre quant à la gouvernance démocratique de leur pays, mais que moins de 20% d'entre eux exprimaient une grande confiance envers les partis (WVS 6th Wave, cité dans Scarrow, Webb, et Poguntke, Reference Scarrow, Webb and Poguntke2017 : 2). Le Eurobarometer Corruption Survey publié en 2020 dévoile que 53% des répondants considèrent que les échanges de pots-de-vin pour un profit personnel sont répandus chez les politiciens et les partis politiques. Puis, 49% considèrent que la corruption est présente tant au niveau local, régional, que national. Finalement, 76% des répondants croient que des liens trop étroits entre les politiciens et le milieu des affaires posent des problèmes de corruption. L'encadrement étroit de leur financement peut garantir l’équité de la compétition démocratique, mais il est aussi nécessaire pour préserver le climat de confiance essentiel au maintien des institutions démocratiques. D'ailleurs, la majorité des réformes du financement électoral au Canada furent des réponses directes à des crises de confiance à la suite de scandales (Juillet et Phélippeau, Reference Juillet and Phélippeau2018).
Cela dit, la vie démocratique ne se réduit pas qu'aux institutions et aux procédures formelles de décision, encore moins aux élections. Elle concerne aussi la façon dont se forme et s'exprime, dans la sphère publique, le jugement politique des citoyens. Or, il est important de conclure cet article en insistant une fois de plus sur le fait que l'argent ne permet pas seulement d'influencer le cours des élections, mais qu'il permet aussi, en amont, d'agir plus directement sur la discussion publique, en participant à façonner le cadre à l'intérieur duquel sont pensés les paramètres du débat public, tout comme les limites de l'action politique. Les mécanismes discutés ici se concentrent sur ce moment charnière de la pratique démocratique qu'est l’élection, mais ne peuvent à eux seuls faire rempart aux conséquences que peuvent avoir les inégalités économiques sur nos modes de décision collective. La réglementation du financement politique est donc nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. Le pouvoir économique connaît bien des façons de se traduire en pouvoir politique.