Published online by Cambridge University Press: 13 April 2010
Peu de passages de l'oeuvre de Wittgenstein ont suscité autant de commentaires et de discussions que les paragraphes des Recherches philosophiques dans lesquels il presénte ce que l'on a appele« ; l'argumentdu langage privé »;. Wittgenstein definit un langage prive comme un langage dont les mots sont censés se referer« ; á ce dont seul celui qui parle peut avoir connaissance; a ses sensations immediates et privées »; (243).' Il s'agit de montrer, par cet argument, Timpossibilite d'un langage comme celui-ci. Une difficulte importante que pose l'interpretation de ces textes est la suivante. D'une part, pour Wittgenstein, il ne peut y avoir de reference (linguistique) a une experience interne, peu importe l'experience, si seul le locuteur peut savoir de quoi il parle, c'est-a-dire si sa sensation est privee. Le langage imagine est done impossible. D'autre part, pour la plupart des commentateurs des Recherches, il soutient egalement que toutes les sensations sont des experiences privees. II s'ensuit la consequence paradoxale que les mots du langage usuel par lesquels nous nous referons (ou croyons nous referer) a des sensations ne s'y referent pas reellement. Le mot« ; douleur »;, par exemple, ne denomme pas une sensation au sens ou on dit, de facon tout a fait correcte, que le mot« ; rouge »; denomme une certaine couleur.
1 Les références entre parenthéses indiquent les numéros de paragraphes des Philosophische Untersiuhnngen (Philosophical Investigations) de Wittgenstein, L., texte original et traduction anglaise de Anscombe, G. E. M. (Oxford: Basil Blackwell, 1953).Google Scholar Pour traduire le texte allemand, j'ai tenu compte de la traduction que donne J. Bouveresse d'un certain nombre de paragraphes des Recherches cites dans son ouvrage sur Wittgenstein, L., Le mythe de l'intériorités: expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein (Paris: Editions de Minuits, 1976).Google Scholar Ses traductions sont en général exactes quoique, à mon avis, parfois un peu trop littérales.
2 Pitcher, G., The Philosophy of Wittgenstein (Englewood Cliffs. NJ: Prentice-Hall. 1964), 298Google Scholar.
3 Strawson, P. F., « Review of Wittgenstein's Philosophical Investigations ». Mind 65 (1954)Google Scholar; reproduit Pitcher, dans G., ed., Wittgenstein, The « Philosophical Investigations »: A Collection of Critical Essays (Garden City, NY: Doubleday, 1966). 42Google Scholar.
4 Ibid.
5 Malcolm, N., « Wittgenstein's Philosophical Investigations », The Philosophical Review 63 (1954)Google Scholar; reproduit dans Pitcher, ed., Wittgenstein, The « Philosophical Investigations », 67–68.
6 Cf. Thomson, Judith Jarvis, « Private Languages », American Philosophical Quarterly 1 (1964)Google Scholar.
7 Malcolm, « Wittgenstein's Philosophical Investigations », 75.
8 Pitcher. The Philosophy of Wittgenstein, 301.
9 Ibid., 297–299.
10 On trouve dans le paragraphe 271 l'esquisse d'un argument contre la thése sceptique. Wittgenstein ecrit ceci: « “Imaginez un homme qui n'arriverait pas a garder en memoire ce que signifie le mot ‘douleur’—si bien qu'il appelle toujours de ce nom quelque chose de different—mais qui utilise malgre tout le mot en accord avec les indices et les presupposes habituels de la douleur”—qui 1'utilise done comme nous tous. lci je voudrais dire: la roue qui peut etre tournee sans qu'elle ne mette quelque chose d'autre en mouvement ne fait pas partie de la machine. » J'interprete ce passage de la facon suivante. Pour le sceptique, il est concevable que le contenu subjectif de la sensation de douleur varie d'un individu a l'autre sans que cela ne se manifeste d'aucune facon dans leur comportement ou dans la maniere dont ils emploient le mot « douleur »: ils l'utilisent tous « en accord avec les indices et les presupposes habituels de la douleur ». Or on pourrait peut-etre concevoir aussi le cas d'un individu qui applique le mot « douleur » a des sensations dont le contenu n'est jamais le meme et qui ne se rend pas compte de son erreur parce que sa memoire le trompe sans cesse, mais qui pourtant l'emploie « corame nous tous » (il dit avoir une douleur seulement dans les cir-constances dans lesquelles les autres diraient aussi qu'ils ont une douleur). Pouvons-nous imaginer un cas comme celui-ci? Wittgenstein suggere qu'une telle situation, d'un point de vue sceptique, est tout a fait concevable, en autant, bien entendu, que l'individu utilise effectivement le mot « douleur » comme tous les autres. II laisse aussi entendre que, si on adopte ce point de vue, on peut imaginer bien d'autres situations hypothetiques de ce genre. Mais que penser de ces hypotheses? Wittgenstein les compare a une roue « qui peut etre tournee sans qu'elle ne mette quelque chose d'autre en mouvement ». En d'autres termes, elles sont denuees de tout contenu en ce sens qu'elles ne jouent aucun role dans la facon dont nous utilisons les mots de sensations. Pour lui, si d'apres les indices habituels de la douleur (les causes et le comportement) quelqu'un a la sensation, alors on doit dire qu'il a une douleur: il a une sensation dont le contenu est le meme que celui de la douleur des autres individus. Si au contraire les causes et le comportement sont differents de ce qu'ils sont chez ceux qui ont une douleur, alors le contenu de son experience n'est pas celui d'une douleur puisque c'est precisement ce que disent les signes de la sensation (cf. egalement ci-dessous, section trois, note 16).
11 II pourrait y avoir une autre explication du fait que l'assertion « Je sais que j'ai mal » apparait comme un non-sens. Lorsque quelqu'un dit de quelqu'un d'autre « Je sais qu'il a mal ». il laisse entendre qu'il a des raisons de croire que cette autre personne eprouve une douleur et qu'il est en mesure de justifier son affirmation. II peut dire par exemple: « Je sais qu'il a mal parce qu'il pousse des gemissements ». La personne qui a mal. elle, n'a pas a proprement parler de raison de penser qu'elle a une douleur; en particulier. elle n'a pas eu a découvrir ni á inférer ce qu'elle eprouve en examinant son propre comportement. Comme le remarque Wittgenstein (paragraphe 246). on ne peut pas dire de celui qui a mal qu'il se rend compte qu'il a une douleur; il Va simplement. Mais c'est ce que suggere I'assertion « Je sais que j'ai mal ». Elle pourrait etre comprise comme signifiant que le locuteur a des raisons de penser qu'il eprouve une douleur, ce qui est evidemment absurde.
12 Wittgenstein, L., The Blue and Brown Books (Oxford: Basil Blackwell, 1958). 24Google Scholar.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Sur la notion de critere, cf. entre autres, Albritton, R., « On Wittgenstein's Use of the Term 'Criterion”; ». The Journal of Philosophy 61 (1959).Google Scholar et Canfield, J. V., « Criteria and Rules of Language », The Philosophical Review 83 (1974).CrossRefGoogle Scholar Pour une critique de la distinction entre criteres et symptómes, cf. Rorty, R., « Criteria and Necessity », Nous 7 (1973)CrossRefGoogle Scholar.
16 Un autre passage qui, en apparence, va dans le sens de cette interprétation est le paragraphe 293. Wittgenstein cite d'abord l'opinion selon laquelle chacun sait ce qu'est une douleur seulement d'apres son propre cas. Pour illustrerce point de vue, il propose ensuite la comparaison suivante: « Supposons que chacun ait une boite dans laquelle il y a quelque chose que nous appelons un'' scarabee”. Personne ne peut regarder dans la boite d'un autre et chacun dit qu'il sait ce qu'est un scarabee seulement en regardant son scarabee.—Alors il serait possible que chacun ait quelque chose de different dans sa boite. On pourrait meme se representer que cette chose change constamment.—Mais si maintenant le mot de ces personnes avait tout de meme un usage?—Alors cet usage ne serait pas celui qui consiste a designer une chose. La chose dans la boite ne fait pas du tout partie du jeu de langage; pas meme comme un quelque chose: car il se pourrait aussi que la boite soit vide. » Pour bon nombre de commentateurs, Wittgen-stein soutient ici qu'il en est de meme du mot « douleur »: si le mot « scarabee » ne designe pas quelque chose, alors « douleur » n'est pas non plus le nom d'une sensation. On presuppose done dans cette interpretation que pour lui ilest vraide dire que chacun sait seulement d'apres sa propre sensation ce que c'est qu'une douleur. Or il est evident au contraire qu'il n'approuve pas cette opinion puisqu'il remarque dans le premier alinea du paragraphe: « Si je dis de moi-meme que je sais seulement d'apres mon propre cas ce que signifie le mot “douleur”,—ne dois-je pas en dire autant des autres person-nes? Et comment puis-je done generaliser de facon si irresponsable a partir d'un seul cas? » (cf. aussi paragraphe 294). En fait, comme le suggere S. Shoemaker dans une etude critique de I'ouvrage de Pitcher, The Philosophy of Wittgenstein (The Journal of Philosophy 63 [1966]) on a plutot affaire ici a une reductio de la these d'apres laquelle chacun sait seulement d'apres son propre cas ce que signifie le mot « douleur ». En substance. I'argument de Wittgenstein semble etre le suivant: supposons que, comme l e scarabee dans la boite, la douleur ne soit pas la meme sensation chez tous les individus (on reconnait ici une nouvelle formulation de la these sceptique). Alors le mot « douleur » ne serait pas employe comme le nom d'une sensation. Or il est faux que « douleur » ne denomme pas une experience interne. Done il n'est pas vrai de dire que chacun sait ce qu'est une douleur seulement d'apres le contenu de sa propre sensation et qu'il ne peut pas savoir quel est le contenu de la sensation d'autrui (la these sceptique est done fausse).
17 Wittgenstein, The Blue and Brown Books, 24.
18 Je n'ai pas développe ici (j'espère le faire dans un autre article) la question du rapport entre les passages portant sur le probléme du langage privé (243 et suivants) et les paragraphes anterieurs des Recherches (143 à 242) qui tournent en particulierautourdu concept de « suivre une règie ». C'est pourquoi je n'ai pas pris en compte dans ce qui précède l'interprétation avancée par dans, S. Kripke son livre très discuté, Wittgenstein on Rules and Private Language (Oxford: Blackwell, 1982)Google Scholar En effet, Kripke centre essentiellement sa discussion sur ce groupe antérieur de paragraphes et il ne tente pas une analyse détaillée, comme j'ai essayé de le faire ici, du groupe de paragraphes dans lesquels est exposé l'argument du langage privé proprement dit. En ce qui concerne la question de savoir si son interpretation est exacte, on trouve des prises de position intéressantes dans un numero récent de Synthese 58 (1984)Google Scholar entièrement consacré à la seconde philosophie de Wittgenstein. Cf. en particulier l'article de McDowell, J. (« Wittgenstein on Following a Rule ») et une étude critique de l'ouvrage de Kripke par Baker, G. P. et Hacker, P. M. S. (« On Misunderstanding Wittgenstein: Kripke's Private Language Argument »)Google Scholar.