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Published online by Cambridge University Press: 17 August 2016
L'élévation des salaires réels dans les pays capitalistes avancés au cours du 20e siècle est un fait incontestable. Cette tendance soutenue a permis l'avènement, après la seconde guerre mondiale, de “sociétés de consommation”. Non moins contestable, semble-t-il, est le sentiment diffus d'insatisfaction qui règne dans ces sociétés en dépit de la hausse du niveau de vie moyen. C'est comme si - paraphrasant Malthus - les besoins s'accroissaient en progression “géométrique”, et les moyens de les satisfaire en progression “arithmétique” seulement.
S'agit-il là d'un phénomène fortuit et passager ? Le problème n'est-il pas simplement d'ordre psychologique ? Nous limitant au cadre des pays capitalistes avancés, nous tenterons de montrer que l'insatisfaction notée repose sur une base objective réelle et stable, le développement même du capitalisme monopoliste impliquant un écart croissant entre ressources et besoins.
Cet article est une version révisée d'un fragment du cours d'économie marxiste positive professé à l'Université Catholique du Pérou (Lima) en 1970 et 1971. Je tiens à remercier mes collègues et étudiants péruviens pour le stimulant scientifique constamment trouvé auprès d'eux. Ma reconnaissance s'adresse en particulier à M. Manuel Fernandez pour ses nombreuses suggestions et remarques critiques; plusieurs d'entre elles ont notamment été retenues lors de la rédaction de ce texte.
(1) Cette égalisation du taux de profit implique que les prix normaux (ou “prix de production”), autour desquels oscillent les prix du marché, soient différents des prix naturels, lesquels représentent l'expression monétaire des valeurs. Le prix normal d'une industrie est supérieur ou inférieur au prix naturel selon que la composition organique du capital est, dans cette industrie, supérieure ou inférieure à la composition organique moyenne.
(2) Nous mettons ici ces termes entre guillemets pour indiquer que la distinction entre “concurrence” et “monopole” n'est pas absolue: la concurrence subsiste entre entreprises monopolistes, mais elle revêt d'autres formes que dans un système de “libre concurrence”.
(3) La valeur totale en question est déterminée par un certain nombre d'heures de travail. La valeur-travail d'une marchandise inclut à la fois le travail passé (incorporé dans les matières et moyens de production) et le travail présent ; les heures de travail (passé et présent) effectivement prestées doivent être réduites à des heures de travail simple (non qualifié) et socialement nécessaire (compte tenu de l'état présent de la technique et de la demande). Il va de soi que la valeur-travail, ainsi déterminée au niveau théorique, ne peut être directement et exactement mesurée (pas plus que l'utilité des biens, par exemple). Il est tout aussi évident que ce fait, en soi, n'affecte pas la validité de développements théoriques basés sur le concept de valeur-travail (pas plus que le caractère non mesurable de l'utilité, en soi, n'affecte la validité d'une théorie fondée sur ce concept). La validité d'une théorie quelconque s'apprécie, non pas en fonction de ses concepts et hypothèses de base, mais en fonction de son aptitude à fournir une explication logique à des phénomènes réels (en fonction de l'adéquation entre les conclusions théoriques et les observations du monde réel).
(4) De même que le prix naturel n'est autre que l'expression monétaire de la valeur d'une marchandise quelconque, le salaire naturel n'est autre que l'expression monétaire de la valeur de la force de travail.
(5) Pour simplifier l'exemple, nous supposons une vitesse de rotation annuelle égale à l'unité tant pour le capital constant que pour le capital variable. Quant à la distinction entre taux de plus-value naturel et taux de plus-value apparent, voir note (8) p. 216.
(6) Notons en passant que l'obstacle à l'entrée de nouveaux capitaux est fonction de l'investissement requis et non d'une composition organique plus ou moins élevée. (Dans notre exemple, la composition organique est censée être la même pour toutes les entreprises de l'un et l'autre secteur, mais l'investissement nécessaire par entreprise est plus élevé en I qu'en II. D'une manière générale, une faible composition organique peut aller de pair avec un investissement élevé et, inversement, une composition organique élevée peut aller de pair avec un investissement réduit).
(7) Nous faisons abstraction ici des effets respectifs qu'exercent sur l'emploi l'augmentation de prix et la baisse de production en I, la diminution de prix et la hausse de production en II. Inclure ces effets dans la démonstration ne ferait que renforcer l'importance du transfert de plus-value de II à I: en effet, le capital variable engagé et la plus-value produite se trouveraient réduits dans l'industrie I et accrus dans l'industrie II.
(8) Le taux de plus-value naturel (qui correspond au taux de sur-travail) doit être soigneusement distingué du taux de plus-value effectif et surtout du taux de plus-value apparent. 1. Le taux de sur-travail est déterminé par le rapport entre deux grandeurs en termes de travail, à savoir le rapport entre travail excédentaire et travail nécessaire; ce rapport dépend, d'une part, de la longueur et de l'intensité de la journée de travail, d'autre part, de la quantité de moyens de consommation nécessaires aux travailleurs et de la productivité dans la fabrication de ces moyens. 2. Le taux de plus-value naturel est déterminé par le rapport entre deux grandeurs précises en termes monétaires, à savoir la plus-value naturelle et le salaire (capital variable) naturel de la force de travail (ces deux grandeurs ne sont autres que l'expression monétaire du travail excédentaire et du travail nécessaire respectivement). 3. Le taux de plus-value effectif diffère du précédent dans la mesure où les salaires effectifs diffèrent des salaires naturels; on peut donc le définir comme le rapport entre la plus-value effectivement produite et le capital variable effectivement déboursé. 4. Quant au taux de plus-value apparent, il est déterminé par le rapport entre la plus-value réalisée (ou profit) et le capital variable effectivement déboursé pour l'acquisition de la force de travail. Ce taux de plus-value est “apparent” au double sens du terme: il est le seul qui soit directement approchable par les statistiques courantes; mais il ne correspond plus à proprement parler au concept de taux de plus-value (lequel doit rapporter au travail nécessaire, ou au capital variable, un excédent produit). Pour que le taux de plus- value apparent soit égal au taux de plus-value effectif, il faudrait que a) il n'existe aucun transfert de plus-value (ce qui suppose notamment: même technique et intensité moyenne à l'intérieur de l'industrie, même composition organique du capital entre industries, absence de monopoles, absence de secteurs improductifs) et que b) l'offre et la demande du produit considéré soient en équilibre (ce qui assure l'égalité entre prix de marché et prix naturel). Pour que le taux de plus-value apparent soit égal au taux de plus- value naturel (ou taux de sur-travail), il faudrait en outre que c) les travailleurs reçoivent une rémunération égale à la valeur de leur force de travail (ce qui assure l'égalité entre capital variable effectivement déboursé et capital variable naturel). Etant donné les hypothèses sur lesquelles notre exemple illustratif a été construit, la seule cause de divergence entre taux de plus-value naturel et apparent réside en l'existence d'accords monopolistes dans l'industrie I.
(9) Cette élévation des prix de monopole constitue en même temps une des voies par lesquelles se réalise concrètement le transfert de plus-value des secteurs compétitifs vers les secteurs monopolistes. Parmi les autres voies possibles, on peut citer l'achat à vil prix de produits fabriqués par des secteurs compétitifs, ainsi que la baisse de la demande des consommateurs pour les produits de secteurs compétitifs (dans la mesure où les produits fabriqués par les monopoles absorbent, en raison des surprix de monopole et de l'inélasticité de la demande, une part accrue des budgets des familles). Il est clair que les transferts de plus-value au bénéfice des secteurs monopolisés n'affectent pas mécaniquement les secteurs compétitifs, qu'ils ne les affectent pas nécessairement tous, et qu'ils ne les affectent en tout cas pas dans la même mesure.
(10) Ceci explique, en partie, que les entreprises monopolistes puissent trouver intérêt à investir leurs surprofits dans des industries compétitives, bien que le taux de profit moyen y soit beaucoup plus bas. L'autre partie de l'explication tient au fait que les filiales de monopoles installées dans des industries compétitives disposent de divers avantages qui leur permettent d'opérer plus efficacement que leurs concurrents et de réaliser ainsi un taux de profit supérieur à la moyenne du secteur (sur ces avantages, voir plus loin, p. 209). Il faut en réalité comparer le taux de profit marginal à l'intérieur de l'industrie monopolisée avec le taux de profit moyen individuel d'une filiale opérant à l'extérieur.
(11) Le taux de profit marginal n'est pas nécessairement négatif. L'effet, sur le coût unitaire moyen, d'une surcapacité accrue peut être compensé par l'effet inverse d'une baisse de la courbe de coût. Une diminution du coût unitaire moyen (jointe à la constance supposée du volume de production et du prix) se solderait par un taux de profit marginal positif.
(12) Sur la distinction et les rapports entre taux de plus-value effectif et taux de sur-travail, voir note (8) p. 216.
(13) Les conditions 2 et 3 peuvent être partiellement contradictoires. En effet, la conclusion d'accords monopolistes stables sera souvent facilitée dans les secteurs où l'investissement requis est élevé (un tel investissement constituant normalement une barrière naturelle à l'entrée de capitaux concurrents) ; mais un investissement élevé va souvent de pair avec une composition organique élevée (bien que cette liaison ne soit pas nécessaire).
(14) Contentons-nous, à titre d'illustration, de mettre en relief la combinaison d'avantages qui ont attiré les capitaux excédentaires vers la production de matières premières coloniales destinées au marché métropolitain ou mondial: d'une part, un taux de plus-value effectif supérieur, aussi bien en raison d'un taux de sur-travail plus élevé (du moins aussi longtemps que les travailleurs produisaient eux-mêmes une partie de leurs biens de subsistance) que d'une offre excédentaire de main-d'oeuvre; d'autre part, une composition organique plus faible que celle prévalant en moyenne dans la métropole; ensuite, dans nombre de cas, l'octroi de monopoles par la puissance coloniale (empêchant la concurrence interne d'autres trusts); en outre, des avantages de coût énormes par rapport aux éventuels concurrents locaux travaillant avec des méthodes moins modernes sinon artisanales; enfin, un marché immense, et souvent assuré dans la métropole.
(15) Sweezy, P., Notes on the Multinational Corporation, part I, Monthly Review, vol. XXI, n° 5, oct. 1969, p. 12–13 Google Scholar.
(16) Là où la littérature parle de “propagation des monopoles”, il convient donc de voir si le phénomène envisagé est la diffusion des capitaux ou des pratiques monopolistes (ou des deux à la fois).
(17) On peut supposer à partir d'ici que les entreprises monopolistes se diversifient uniquement dans leur pays d'origine. Cette supposition (irréaliste) n'est nullement essentielle à l'analyse du problème que nous étudions; elle est utile pour simplifier l'exposé.
(18) Selon P. Sweezy, “les avantages décisifs d'une société géante gisent ailleurs que dans la production proprement dite. Les principaux d'entre eux (pas nécessairement par ordre d'importance, lequel varie selon les cas) sont les suivants: 1. une masse de capital à investir et un accès presque illimité à des crédits aux conditions favorables, tant sur les marchés monétaires internes qu'étrangers; 2. un pool de dirigeants expérimentés qui peuvent être détachés, selon les besoins, en tout point du conglomérat; 3. un dispositif commercial important et efficace, accessible de manière analogue à toutes les unités du conglomérat et 4. des facilités en matière de recherche et développement qui peuvent servir à résoudre tous types de problèmes technologiques et commerciaux” (P. Sweezy, art. cité, part II, Monthly Review, vol. XXI, n° 6, nov. 1969, p. 3–4 Google Scholar).
(19) Si besoin est, l'intervention de l'état peut permettre de créer des cartels forcés ou ententes obligatoires et réglementer l'accès à l'industrie.
(20) Les moyens de consommation considérés incluent, d'une part, ceux qui constituent l'élément physique de la valeur de la force de travail, d'autre part, ceux qui en constituent l'élément social ou historique.
(21) Cette formulation n'est rigoureusement exacte que si les prix effectifs des moyens de consommation sont égaux à leurs prix naturels (le prix naturel d'un bien étant l'expression monétaire de sa valeur- travail). Considérons par exemple que les biens de consommation nécessaires par travailleur soient au nombre de 20, et que la production de chacun d'eux requière en moyenne 5 heures: dans ces conditions, la valeur de la force de travail (par travailleur) est égale à 100 heures. Si l'expression monétaire de l'heure de travail est égale à 10 francs, le prix naturel moyen des biens de consommation nécessaires est de 50 francs, et le salaire naturel est donc de 20 × 50 = 1000 francs. Supposons maintenant - sans parler de déséquilibre entre offre et demande - que les biens de consommation soient produits par des industries dont la composition organique ou le pouvoir de monopole sont supérieurs à la moyenne: dans ces conditions, le prix effectif (“prix de production” ou prix de monopole) des biens de consommation sera supérieur à leur prix naturel, disons 6o francs en moyenne. Pour pouvoir acheter les 20 biens de consommation nécessaires, les travailleurs doivent dès lors recevoir un salaire de 20 × 60 = 1200 francs, soit un salaire différent du salaire naturel. Ce salaire (1200 francs dans notre exemple) qui permet exactement d'acheter tous les biens de consommation nécessaires, compte tenu du prix effectif de ceux-ci, peut être appelé le salaire “normal” des travailleurs. Dans l'exposé qui suit, nous supposons, à titre de simplification, que le salaire "normal" coïncide avec le salaire naturel.
(22) Voir ci-devant, p. 203.
(23) Ces profits accrus peuvent être des “surprofits de monopole” au sens classique (impliquant des taux de profit supérieurs aux taux normaux) ou des profits additionnels destinés à compenser les transferts de plus-value (et donc à rétablir, si possible, des taux de profit normaux).
(24) Il convient de noter la portée exacte de ce premier argument. Celui-ci implique que les secteurs compétitifs ne peuvent être la source exclusive des “surprofits” nouveaux requis par la diffusion des pratiques monopolistes. Mais cela ne veut pas dire que les secteurs compétitifs ne restent pas une source importante de plus-value effectivement transférée et éventuellement transférable. Cette circonstance pourrait expliquer pourquoi les monopoles ne se diversifient pas systématiquement dans tous les secteurs de l'économie mais laissent subsister certains secteurs compétitifs (lesquels, bien sûr, tendent à se cartelliser indépendamment de la politique des monopoles, afin de défendre leur taux de profit).
(25) L'écart entre rémunérations et valeur de la force de travail peut être atténué dans la mesure où, parallèlement à la diffusion des pratiques monopolistes, se développe un secteur public travaillant à perte ou à profit réduit. Un tel secteur peut en effet constituer une nouvelle source de plus-value transférable (certaines modalités concrètes de ce transfert sont bien connues: fourniture d'énergie et transport à bon marché). Il conviendrait donc d'étudier - au niveau théorique comme dans les faits - les rapports mutuels entre monopolisation de l'économie, “sous-rémunération” croissante des travailleurs et développement d'un secteur public “sous-rentable”.
(26) On fait abstraction ici de la dépréciation monétaire, qui élève l'expression monétaire de toutes les valeurs (qui élève les prix et salaires nominaux). Pour que la dépréciation monétaire n'affecte pas les salaires réels, il faut évidemment que les salaires nominaux croissent dans la même proportion que les prix nominaux des articles qui entrent en fait dans la consommation des travailleurs. Des retards dans la hausse des salaires nominaux par rapport aux prix nominaux d'articles socialement nécessaires, mais n'entrant pas en fait dans la consommation des travailleurs, contribueraient à élargir l'écart entre salaires effectifs et salaires naturels (ou valeur de la force de travail en termes monétaires) mais sans impliquer une baisse des salaires réels.
(27) On pourrait suggérer, à titre d'hypothèse, trois “stades” dans l'évolution (en longue période) du degré de satisfaction des travailleurs: 1. insatisfaction due à la faiblesse des salaires réels; 2. satisfaction croissante à la suite de l'élévation des salaires réels (l'écart entre salaires effectifs et naturels n'exerçant qu'une influence accessoire); 3. insatisfaction grandissante à la suite de l'élargissement de l'écart entre salaires effectifs et naturels (cet écart exerçant maintenant une influence prépondérante).
(28) Rappelons que ces “profits de monopole” peuvent être supérieurs ou non aux profits normaux (voir note (23) p. 218.