Dans ce nouvel opuscule, Laurent de Sutter dénonce le « récit cosmonomique » (p. 32 de cosmos et nomos) que l’on narre depuis Platon sur la nécessité des lois dans la cité. Pour Platon, les lois préservent le monde de la dissolution et défendre les lois revient à défendre le monde. Devenu mythe de l’état de nature chez Hobbes ou justification du monopole de la violence légitime de l’État chez Weber, le récit court depuis très longtemps que la nécessité des lois viendrait du fait qu’« [i]l n’y a de société qu’en danger » (p. 20).
L’auteur recense ensuite une série de réponses à ce récit cosmonomique, à commencer par celle de Marx : les lois sont la violence avec « les apparences de l’ordre » (p. 40), une pensée de « l’usurpation » (p. 47), laquelle sera aussi explorée par Derrida et Bourdieu. Puis, il enchaîne avec le mouvement des Critical legal studies, qui dénoncent le droit des sociétés démocratiques comme étant le « droit des privilégiés » (p. 51) et proposent des réformes. Pour lui, ces études démasquent le récit cosmonomique, tout en le renforçant, car l’idée que les lois puissent être réformées participe au mythe de leur nécessité.
En réponse à ce mythe, l’auteur résume l’œuvre de Peter Fitzpatrick qui démontre plutôt « qu’il n’y a de société que dans une négociation permanente avec les forces qui l’ont permise, et qui sont aussi celles qui travaillent à sa dissolution » (p. 54). L’ouvrage compare la pensée critique orientée vers le perfectionnement des lois avec celle, dont il attribue la paternité à Bruno Latour, qui envisage le droit comme un « opérateur technique de la totalité », y voyant, plutôt qu’un « gant de fer », un « filet fragile, […] étrange toile d’araignée gardant la mémoire de la place liant ensemble paroles, gestes, corps et institutions » (p. 61‑62).
Ici, l’auteur établit une distinction centrale entre le droit et les lois, lesquels, contrairement à ce que nous enseigne le récit cosmonomique, ne sont pas la même chose. Il les présente même comme des opposés et, en s’appuyant sur la notion « d’embrayage » empruntée à Latour, en illustre l’opposition : alors que « le droit permet d’avancer », « la loi ne cesse de freiner » (p. 67). Proposant de s’émerveiller de la « magie » du droit, qui peut « faire n’importe quoi avec n’importe quoi » (p. 68), il nous présente celui-ci comme « une contrariété posée à tout ordre » (p. 69) et propose de s’intéresser à une « poétique du droit » (p. 70), poétique de poiein en grec (composer, faire, constituer) : le droit serait ce qui ne cesse jamais de (se) faire.
Ainsi, l’auteur propose une « théorie de l’anarchie juridique ». Il écrit :
le droit est pure anarchie – au sens double où son action est sans principe (sinon celui de la continuité) et sans fin. Son essence est révolutionnaire, puisqu’il n’est rien qui, touché par lui, ne puisse être emporté dans un mouvement de transformation que nulle loi, nul ordre, nulle volonté politique de conservation ne peut arrêter. Le droit, en soi et par soi, est la révolution permanente – et c’est cette dimension intrinsèquement révolutionnaire que l’échec du projet de critique du droit permet enfin de comprendre. (p. 76-77 [italiques dans l’original])
Répondant à Latour selon lequel le droit « tient tout » (p. 80), l’auteur propose un droit qui ne tient rien et que rien ne tient, un droit autre que celui des enthousiastes du récit cosmonomique et dénoncé par ses adversaires critiques, un droit sans fondement et « sans raison », mais qui exigerait qu’on se « mette au boulot » (p. 83).
Cette théorie du droit aurait comme résultat de déplacer notre attention vers les opérations du droit, loin de ses « opérateurs légitimes », les juges et les légistes qui « cherchent à donner ses lois » au droit (p. 84-85). Ses véritables agents seraient les autres : « avocats, fonctionnaires, professeurs, militants, membres d’associations, justiciables, rêveurs, philosophes, victimes » (p. 86), qui chercheraient à « mettre en œuvre » plutôt qu’à « protéger » le droit (p. 88). Il nous présente ainsi une « lutte pour le droit » (et contre la rigidité des lois) où s’affronteraient notamment les capitalistes (ces experts en opérations) et d’autres, et termine en présentant cette lutte pour le droit comme une lutte pour le monde (p. 106).
Cours d’introduction générale à la pensée critique dans l’univers juridique, ce livre présente‑t‑il une « théorie de l’anarchie juridique »? On y affirme du moins que ceux qui savent regarder verront le potentiel anarchique du droit : sans principe (sans prince) et sans raison (ground-less, selon l’expression de Fitzpatrick, « sans fondement »Footnote 1). Mais la continuité des embrayages peut-elle aussi être une fuite en avant, et la révolution permanente, une manière de tourner sur soi-même?
Plusieurs des propositions de cet ouvrage ne seront pas nouvelles pour la lectrice canadienne, habituée à l’idée que le droit constitue le monde dans lequel nous vivons, et que les juristes ont une responsabilité dans sa mise en œuvre, sa constitutionFootnote 2 et donc aussi dans sa destitution. Elle reconnaîtra aussi l’idée que le droit est fait autant par celles qui cherchent à le mobiliser ou à l’« opérer » (avocates, administrées, activistes), que par les administratrices, juges et légistes auxquelles on en attribue pourtant la maternitéFootnote 3. Enfin, elle sera déjà familière avec l’idée que les pratiques juridiques ou les « opérations » constituent un « droit implicite et inférentiel »Footnote 4 auquel il vaut la peine de s’attarder. La chercheuse canadienne serait-elle déjà une anarchiste refoulée? Hors la loi aurait alors paradoxalement pour vertu de la faire sortir de sa clandestinité.