Andrea Addobbati et Francesca Bregoli
Les esclaves livournais à Alger
La question juive et le théâtre politique en Toscane à la fin du xviii e siècle
Cet article analyse une pièce de théâtre française récemment découverte, Les esclaves livournais à Alger, écrite par François Gariel et publiée à Livourne en 1786. Le protagoniste de la pièce, qui fourmille d’allusions à des événements toscans et européens contemporains et de références subtiles à des classiques de la littérature française des Lumières, est un marchand juif vertueux d’Alger, avocat de la tolérance pour tous les peuples et toutes les religions et admirateur déclaré du grand-duc de Toscane. Afin de mieux comprendre la pièce de Gariel et la question juive à Livourne, l’article revient sur le contexte des années 1780 et l’installation dans le port toscan d’importantes familles juives algériennes enrichies par le rachat des captifs. Il met également en lumière la participation active, mais contestée, des Juifs à la scène théâtrale livournaise. Une fois les nombreuses allusions des Esclaves mises au jour et décodées, la pièce nous plonge au cœur des débats politiques toscans concernant la participation des Juifs à la vie publique. Elle sonde également les inquiétudes qui entourent le pouvoir présumé des Juifs et leur rôle ambivalent dans le commerce et le rachat des captifs. Les relations étroites nouées entre Livourne et l’Afrique du Nord permettent ainsi de mieux saisir le discours public sur la condition des Juifs en Toscane. Cette perspective méditerranéenne complexifie à son tour notre compréhension des relations entre minorités et majorités, à une époque où les débats des Lumières sur la tolérance et l’intégration des Juifs se multipliaient en Europe occidentale.
The Livornese Slaves in Algiers: The Jewish Question and Political Theatre in Late Eighteenth-Century Tuscany
This essay analyzes a recently discovered French play, Les esclaves livournais à Alger (The Livornese Slaves in Algiers), authored by François Gariel in Livorno in 1786. The protagonist of the piece, which is full of allusions to contemporary Tuscan and European events and subtle references to classics of French Enlightenment literature, is a virtuous, Algiers-based Jewish merchant who preaches toleration for all peoples and religions and greatly admires the grand duke of Tuscany. Important context for understanding Gariel’s play and the Jewish question in Livorno is provided by the relocation in the 1780s of prominent Algerian Jewish families who had built their fortunes on the ransom of captives, as well as the active but contested Jewish participation in the Livornese theatrical scene. Once the play’s many allusions are decoded and its layers are peeled back, Les esclaves takes us to the heart of Tuscan political debates about Jewish participation in the public sphere and illuminates widespread anxieties about Jewish power, intertwined with ambivalence about the prominent role of Jews in the commerce and ransom of captives. Livorno’s historical ties with the Maghreb are thus central to assessing the public discourse about the Jewish condition in Tuscany. A Mediterranean perspective in turn complicates our understanding of minority-majority relations as Enlightenment debates on toleration and Jewish integration flourished in Western Europe.
Arnaud Orain, Jean-Luc Chappey et Antoine Lilti
Usages de l’absent
La figure de Lapérouse et la Révolution française
Alors que l’on est en France sans nouvelles de Monsieur de Lapérouse et de son expédition autour du monde depuis 1788 (le mystère de sa disparition ne sera connu qu’à la fin des années 1820), l’illustre navigateur devient, sous la Révolution, une figure publique instable, ouverte à toutes les appropriations et apte à de multiples usages politiques, scientifiques et philosophiques. En s’appuyant sur l’étude d’un corpus de sources manuscrites et imprimées méconnues (fictions, mémoires, décrets, journaux français et anglais, correspondances), cet article montre que cette présence/absence n’a rien d’anecdotique. La figure de Lapérouse tient noués trois héritages de l’Ancien Régime : l’idéal d’une société ordonnée autour de figures glorieuses ; le projet d’expansion impériale qui nourrit la rivalité avec l’Angleterre ; la science des Lumières et son horizon cosmopolite. Leur rencontre culmine dans le thème du héros civilisateur sous le Directoire, qui unit les mondes et élargit les sphères du savoir au service du rayonnement de la nation, forme idéalisée que prend le rêve impérial français. Cette étude fait du personnage de Lapérouse un outil heuristique pour comprendre comment ces trois héritages ont été investis, subsumés puis redéfinis par la Révolution française. Partout la figure du héros révèle la présence, si difficile à répudier, de l’Ancien Régime au cœur de la modernité politique.
Uses of the Absent: The Figure of Lapérouse and the French Revolution
No news was heard in France of Monsieur de Lapérouse and his around-the-world expedition after 1788 (his disappearance remained a mystery until the end of the 1820s). The famous sailor thus became an ill-defined public figure during the Revolution, open to appropriation and multiple political, scientific, and philosophical usages. Based on a large corpus of overlooked manuscript and print sources (fiction, memoirs, decrees, French and English newspapers, correspondence), this article suggests that this interplay of presence and absence is anything but anecdotal. The composite figure of Lapérouse wove together three legacies from the ancien régime: the ideal of an ordered society structured around glorious individuals, an imperial expansion that fueled rivalry with Britain, and the science of the Enlightenment and its cosmopolitan perspective. These legacies found their culmination under the Directory in the theme of the civilizing hero who united the world and enlarged spheres of knowledge to expand the nation’s reach, an idealized form of the new French imperial dream. This study uses the portrayal of Lapérouse as a heuristic tool to understand how these three legacies were absorbed, subsumed, and then redefined by the French Revolution. The pervasive figure of this hero reveals the tenacious presence of the ancien régime at the heart of political modernity.
Olivier Bouquet
Un ancien régime typographique
Culture manuscrite, société graphique et ponctuation turque ottomane
La présente étude substitue une analyse technique et graphique des opérations typographiques à l’approche politique et culturelle qui met habituellement l’accent sur les obstacles opposés à l’apparition de l’imprimerie dans l’Empire ottoman. Au-delà d’une démarche historiographique centrée sur les échecs de la modernisation culturelle, un examen combiné des caractères typographiques et des signes de ponctuation invite à proposer une histoire conjuguée de l’imprimé et du manuscrit. Celle-ci, tournée vers l’étude des vitalités textuelles, met au jour des convergences entre les productions calligraphiques, les expérimentations de la typographie et les progrès de la lithographie. Elle relie le travail du typographe aux actions de la main, les activités de l’éditeur aux productions de l’auteur, l’impression des matrices aux inscriptions de la plume. La ponctuation est un terreau d’innovation qui propose, au fil de ses modalisations, de nouvelles insertions, créations et hybridations contribuant au développement de la société graphique ottomane : les gens de l’écrit (scribes, copistes, lettrés, mais aussi éditeurs, typographes et imprimeurs) produisent des textes en fonction d’une culture manuscrite, de contraintes techniques et des caractères propres à la langue turque ottomane. Dès lors, une approche technique de l’ensemble des formes de production écrite permet d’ouvrir un nouveau chantier : celui d’une histoire croisée de la langue et des textes.
A Typographical Ancien Régime: Manuscript Culture, Graphic Society, and Ottoman Turkish Punctuation
In contrast to political and cultural perspectives that focus on the limitations and obstacles surrounding the emergence of printing in the Ottoman Empire, this article proposes a technical and graphic analysis of typographical operations. Moving beyond a historiographical approach centered on the failures of cultural modernization, the comparative study of typographical characters and punctuation marks paves the way for a combined history of print and manuscript. Focusing on textual vitalities reveals deep convergences between calligraphic productions, typographical experiments, and the advent of lithography. It also relates the work of the typographer to the actions of the hand, the activities of the publisher to the author’s production, and the printing of the dies to the strokes of the pen. Punctuation is a field of innovation that, in its evolving modalities, proposed new insertions, creations, and hybridizations that contributed to the development of Ottoman graphic society: scribes, copyists, and scholars, but also publishers, typographers, and printers produced texts according to a manuscript culture, technical constraints, and characters specific to the Ottoman Turkish language. A technical approach to all forms of written production thus opens up a new domain of study: a histoire croisée of language and texts.
Nicolas Élias
Le différend de la sexualité en Turquie
Le travail présenté ici porte sur la sexualité comme différend entre sunnites et alévis dans la Turquie contemporaine. Le fort antagonisme entre les tenants de l’islam tel qu’il est sanctionné par l’État et ceux qui y dérogent se structure autour de la discipline et de l’indiscipline sexuelles. Son expression publique la plus violente réside dans une calomnie d’inceste rituel, qui porte sur la liturgie des alévis. Par les mots mum söndü, « la bougie s’est éteinte », les sunnites accusent les alévis de s’adonner, lors de cérémonies nocturnes et secrètes, à des orgies où « père, mère, frère et sœur s’unissent l’un à l’autre ». En retour, ces derniers prônent une plus grande maîtrise des « reins », de même qu’une promiscuité sans trouble des hommes et des femmes. L’analyse de l’institution alévie des musahip, « couples conjoints », et du rituel associé, permet de comprendre comment, en Turquie, la libido et sa maîtrise sont amenées à énoncer la mesure des hommes et des communautés. Partant d’une accusation d’inceste rituel, ce texte explore ainsi la manière dont la sexualité est sollicitée, ou aliénée, pour reproduire une différence confessionnelle.
The Dispute over Sexuality in Turkey
This article deals with sexuality as a dispute between Sunnis and Alevis in contemporary Turkey. The strong antagonism between practitioners of the state-sanctioned form of Islam and those who diverge from it is structured around sexual (in)discipline. Its most violent public expression is a slander relating to ritual incest, which focuses on the liturgy of the Alevis. Through the words mum söndü (“the candle went out”), Sunnis accuse the Alevis of indulging in orgies during nightly secret ceremonies where “father, mother, brother, and sister unite one to the other.” In return, the Alevis advocate greater discipline of the “loins” and the untroubled mixing (promiscuité) of men and women. The analysis of the Alevi institution of musahip, or “joint couples,” and its accompanying ritual highlights how, in Turkey, the worth of men and communities is measured in terms of control over the libido. By focusing on a charge of ritual incest, this article explores how sexuality is solicited, or alienated, to reproduce a difference between the confessional communities.