La politologue Pascale Dufour et la militante Lorraine Guay offrent, avec ce livre au croisement de l'analyse sociologique et de l'histoire de vie, un dialogue particulièrement riche sur l'engagement, les nombreuses formes qu'il peut prendre ainsi que les ressorts qui lui permettent de durer pendant plusieurs années et même, parfois, toute une existence. Tel est le cas de Lorraine, qui a été active au cours des six dernières décennies sur des fronts aussi variés que la politisation des problèmes de santé physique et mentale avec la Clinique populaire de Pointe-Saint-Charles et le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec, la solidarité internationale du Chili à la Palestine en passant par le Salvador, la Marche Du pain et des roses en 1995 et la Marche mondiale des femmes en 2000, parmi bien d'autres exemples.
Plusieurs questions relatives à l'engagement sont abordées dans le livre : qu'est-ce qui permet à une personne de persévérer dans son engagement, en dépit des difficultés, des déceptions et des reculs ? Comment s'engager d'une manière à la fois respectueuse des autres, sensible au contexte et efficace politiquement ? Les pistes de réflexion proposées par Dufour et Guay pour répondre à ces questions sont stimulantes tant pour les personnes qui s'intéressent à l'analyse des mouvements sociaux que pour celles qui s'impliquent dans ces derniers. Les autrices insistent sur l'importance de se situer au croisement de plusieurs lieux d'engagement, afin de « continuer à affiner sa posture qui, du coup, apparaît comme un processus continu d'apprentissage et de conversation entre ces points de vue multiples » (43–44). Les rencontres, les lectures et les réseaux de soutien jouent pour leur part un rôle central dans le maintien de l'engagement (233), tandis que les lieux d'engagement doivent aussi constituer des lieux de sociabilité afin que le travail militant se conjugue à une recherche du bien-vivre ensemble (120–121). Lorraine souligne ainsi que pour une organisation ou un mouvement qui aspire au changement social, « il y a des capacités à déployer, de la créativité à explorer, du lien social, de la convivialité et de l’égalité à vivre ici et maintenant » (48). Une telle perspective a animé l'ensemble de ses projets et l'a mené à militer sans relâche, en partant des savoirs et des savoir-faire des personnes directement concernées par différents problèmes sociaux (53), en se basant sur l'intelligence politique de ces mêmes personnes pour les mobiliser (232–233), en écoutant les gens et en les mettant dans des contextes où ils peuvent agir (172), tout en rendant visible la transversalité des luttes dans lesquelles elle s'est engagée (118).
Cet ouvrage propose également une analyse très intéressante du milieu communautaire au Québec, les batailles qu'il a menées au cours des dernières décennies et les défis qu'il doit encore relever. Le tournant partenarial pris durant des années 1980 est ainsi interprété comme un « nouvel espace de combat social » qui devrait inciter les personnes actives dans le milieu communautaire à avoir « un pied dans la rue et un pied dans un comité » (102). Cette « coopération conflictuelle » (Dufour, Reference Dufour2013 : 254–255) a notamment permis à certains groupes communautaires d'obtenir un financement à la mission, ce qui leur accorde une marge de jeu dans la détermination de leurs activités et de leurs priorités (104). Lorraine souligne toutefois que les organisations au sein du mouvement communautaire, et dans les mouvements sociaux plus largement, doivent continuer à travailler ensemble afin de trouver un équilibre entre l'autonomie et la création d'alliances avec d'autres types de regroupement tels que les syndicats et les partis politiques (185), entre l'irruption émancipatrice et l'institutionnalisation (135–136), entre l'offre de services aux personnes en situation de marginalité et leur insertion dans un projet de mobilisation politique (144), et ainsi de suite. L'identification de ces points d’équilibre, au même titre que la résolution des différents défis liés à l'engagement — Quand sommes-nous tenu-e-s d'agir ? Comment devons-nous agir ? — ne peut pas être menée uniquement sur une base individuelle : « L'appartenance à des collectifs et l’échange avec d'autres personnes engagées dans la défense de valeurs semblables est un levier important pour analyser son environnement politique et faire des choix éclairés » (35). En plus de faciliter l'intégration dans des collectifs à partir desquels peut se développer une analyse commune, l'engagement permet aussi l'inscription des parcours personnels dans une temporalité qui les dépasse, en l'occurrence l'histoire collective des luttes pour le changement social (32).
Cette conversation entre Dufour et Guay — dont les trajectoires se situent toutes deux, à leurs manières respectives, au carrefour du travail intellectuel et de l'engagement militant — nous offre plusieurs leçons à méditer. Elle met effectivement en lumière l'importance de développer des façons d'interagir avec les autres et des stratégies d'organisation qui renforcent la capacité des personnes ordinaires à prendre en charge leurs vies (Ransby, Reference Ransby2003 : 188), tout en soulignant les efforts répétés et respectueux qui rendent possible un tel processus d'autonomisation populaire (Payne, Reference Payne2007 : 263–264). Cette conversation indique aussi le rôle joué par l’échange d'idées et le souci d'autrui dans l’émergence et l'entretien des aptitudes à l'action collective — ce que la politologue Diane Lamoureux nomme dans sa postface la préoccupation pour l'argumentaire et l'attention aux personnes (243). On trouvera finalement dans cet ouvrage à la fois un beau portrait du « parcours ordinairement extraordinaire » (13) de Lorraine Guay et une invitation à poursuivre les nombreuses luttes passées dont nous sommes les héritiers et les héritières (29).