Introduction
Les partis politiques représentent encore aujourd'hui l'un des principaux véhicules afin de représenter les préférences politiques des citoyen(ne)s dans le processus démocratique. Lors d'une élection, les citoyen(ne)s expriment leurs préférences en appuyant un(e) candidat(e). La traduction des votes obtenus par les candidat(e)s en sièges permet la composition d'une assemblée législative qui adoptera de nouvelles lois et politiques. Les partis formant l'opposition tiendront le gouvernement responsable pour ses (non-) décisions et propositions et tenteront de mettre de l'avant leur propre agenda politique. Il est donc crucial d'avoir une adéquation entre les positions des partis politiques et celles des citoyen(ne)s afin d'assurer la représentation de ceux-ci (celles-ci) à ces différentes étapes du processus démocratique (Dalton et al. Reference Dalton, Farrell, McAllister, Rosema, Denters and Aarts2011; Powell Reference Powell2000).
Notre étude examine comment les citoyen(ne)s québécois(es), et particulièrement certains groupes souvent considérés comme étant désavantagés au Québec (c'est-à-dire, les femmes, les jeunes, les moins éduqués, les moins fortunés, et les allophones) sont représentés par les partis politiques sur la scène provinciale.Footnote 1 Dans le contexte québécois, plusieurs études ont évalué la représentation descriptive de ces groupes (c'est-à-dire, leur présence dans les institutions politiques; Behrer et Collin Reference Bherer and Collin2008; Collin et Behrer Reference Collin and Bherer2008; Paquin Reference Paquin2010; Tremblay Reference Tremblay2005) ainsi que l'effet de cette représentation sur leur représentation substantive (c'est-à-dire, est-ce que des élu(e)s issu(e)s de groupes minoritaires sont davantage sensibles aux enjeux et intérêts associés à ces groupes?; Simard Reference Simard2003; Tremblay et Pelletier Reference Tremblay and Pelletier1993). À notre connaissance, aucune étude n'a toutefois considéré comment les préférences politiques des Québécois(es) et de certains groupes minoritaires correspondent (ou non) aux positions des partis politiques québécois. Cet examen nous semble fondamental afin d’évaluer l’état de la représentation démocratique en politique québécoise.
Notre approche s'articule autour du concept de la représentation substantive qui suppose que les élites politiques doivent partager les préférences politiques de leurs commettant(e)s ce qui permet ultimement des actions/décisions politiques favorisant la représentation de ces derniers (Pitkin Reference Pitkin1967; Huber et Powell Reference Huber and Bingham Powell1994). Dans cet article, nous considérons trois formes distinctes de représentation substantive des citoyen(ne)s par les partis politiques : 1) la congruence avec le parti idéologiquement le plus proche; 2) la congruence idéologique avec le parti pour lequel les citoyen(ne)s ont voté; et 3) la congruence idéologique entre les individus et le système partisan. Nous évaluons ces formes de représentation face à cinq dimensions structurant la politique québécoise permettant ainsi une approche multidimensionnelle à la représentation : l'axe souverainiste-fédéraliste, l'axe gauche-droite, les dépenses sociales, les dépenses en environnement, ainsi que l'immigration.
Nous postulons que les femmes, les jeunes, les moins éduqués, les moins fortunés, et les allophones connaissent un déficit de représentation sur les cinq dimensions analysées. Cinq mécanismes peuvent en effet favoriser ce déficit : 1) ces groupes présentent bien souvent des préférences et attitudes politiques qui divergent de « l’électeur médian »; 2) leurs niveaux de participation électorale et 3) d'information politique sont en moyenne moins élevés, ce qui peut diminuer l'intérêt de ces groupes pour les partis politiques; 4) il y a généralement une faible représentation descriptive de ces groupes au sein même des partis politiques; et 5) le système électoral québécois qui favorise un plus petit nombre de partis moins dispersés idéologiquement.
Afin d'analyser nos propositions, nous mobilisons des données issues d'un sondage représentatif de l'électorat québécois administré en 2017. Nos résultats présentent un portrait complexe de la représentation multidimensionnelle des groupes à l’étude. En effet, bien que certains groupes soient parfois moins bien représentés (en particulier, les femmes et les individus moins éduqués), aucun groupe ne l'est de façon systématique; et certains groupes sont parfois même avantagés (en particulier, les jeunes). Notre étude contribue ainsi à une meilleure compréhension de la représentation substantive de différents groupes souvent considérés désavantagés dans la société québécoise et ce, sur plusieurs dimensions idéologiques et politiques.
La représentation substantive et la congruence idéologique
La représentation substantive est fondée sur le principe qu'il est nécessaire de faire correspondre les préférences des citoyen(ne)s avec celles des élites politiques et des politiques adoptées par ces dernières (Pitkin Reference Pitkin1967). Empiriquement, la représentation substantive a été étudiée principalement selon deux approches. Plusieurs recherches ont considéré la relation dynamique (responsiveness) qui lie les citoyen(ne)s aux positions/politiques adoptées par les élites politiques (voir Wlezien et Soroka Reference Wlezien, Soroka, Dalton and Klingemann2007 pour une revue de la littérature). Ces études cherchent à comprendre si, et comment, les élites politiques ajustent leurs positions et actions en fonction de mouvements dans l'opinion publique.
La seconde approche repose sur une conception davantage statique de la représentation et considère la congruence (distance) qui sépare les positions idéologiques des élites politiques et celles de leurs commettant(e)s (Huber et Powell Reference Huber and Bingham Powell1994; Powell Reference Powell2000). Cette relation a été généralement étudiée sur l'axe gauche-droite structurant les systèmes partisans des démocraties avancées (pour une revue de la littérature, voir Golder et Ferland Reference Golder, Ferland, Herron, Pekkanen and Shugart2017). Or, de plus en plus de recherches considèrent cette question, en s'intéressant à de nouvelles dimensions politiques qui sont apparues ces dernières décennies (voir la revue de la littérature ci-bas). Cette congruence idéologique est importante dans le processus démocratique, puisqu'elle est une condition nécessaire afin que les élites prennent des décisions et mettent en place des lois et politiques favorisant la représentation des citoyen(ne)s (Pitkin Reference Pitkin1967; Powell Reference Powell2000). Étudier la congruence entre les Québécois(es) et les partis politiques est donc fondamental afin d’évaluer l’état de la représentation au Québec. C'est cette approche de la congruence que nous empruntons dans cet article. Nous mettrons donc l'accent sur les travaux associés à cette tradition dans les prochaines sections.
Notre étude repose sur les trois principales formes de congruence idéologique à partir desquelles la relation citoyen(ne)s-partis politiques a été analysée dans la littérature. Premièrement, nous évaluons la congruence entre les citoyen(ne)s et le parti politique qui apparaît le plus proche idéologiquement. Ce lien est essentiel afin d'observer si tous les citoyen(ne)s ont une offre politique équivalente (Giger et al. Reference Giger, Rosset and Bernaeur2012; Bernauer et al. Reference Bernauer, Giger and Rosset2015). Par exemple, un groupe pour lequel le parti le plus proche serait plus éloigné aurait davantage de difficulté à véhiculer ses préférences politiques dans le processus démocratique. Deuxièmement, nous considérons la congruence entre les citoyen(ne)s et le parti qu'ils(elles) ont appuyé lors de la dernière élection. Cette relation permet de vérifier si les citoyen(ne)s appuient des partis politiques qui partagent et défendront leurs préférences politiques (Costello et al. Reference Costello, Thomassen and Rosema2012; Dalton Reference Dalton2017). Si un groupe appuie un parti distant politiquement, nous pouvons présumer que les intérêts de ce groupe seront peu promus par cette formation. Troisièmement, nous analysons la congruence entre les citoyen(ne)s et le système partisan, dans le but d’évaluer si les partis représentent bien, collectivement, les citoyen(ne)s. Cette forme de congruence a été particulièrement utilisée pour comparer la représentation du citoyen médian sous différents systèmes électoraux (Curini et Hino Reference Curini and Hino2012; Dow Reference Dow2011; Ezrow Reference Ezrow2008; Matakos et al. Reference Matakos, Troumpounis and Xefteris2016). Nous adaptons ici cette approche afin d’étudier la représentation des groupes minoritaires, puisqu'une proximité idéologique avec un parti politique ne garantit pas pour autant que les autres partis le soient également, et donc que le groupe sera bien représenté à l'Assemblée nationale du Québec. En considérant ces trois formes de congruence, nous brosserons un portrait exhaustif de la représentation substantive des Québécois(es) par les partis politiques.
Inégalités dans la congruence idéologique
Plusieurs études ont examiné la congruence idéologique des femmes ainsi que des individus moins instruits et fortunés avec les partis politiques, les assemblées législatives et les gouvernements, respectivement. À notre connaissance, aucune étude n'a toutefois considéré la représentation des jeunes et des allophones (ou immigrants) en utilisant l'approche de la congruence.Footnote 2 Ces recherches indiquent que les individus moins instruits et fortunés sont souvent moins bien représentés. Par exemple, Giger et al. (Reference Giger, Rosset and Bernaeur2012) indiquent que les individus moins fortunés sont moins bien représentés par les gouvernements sur l'axe idéologique gauche-droite. L’étude de Rosset et Stecker (Reference Rosset and Stecker2019) confirme également ce résultat et souligne que c'est particulièrement sur les enjeux de redistribution économique que les individus moins fortunés subissent un déficit de représentation par leurs gouvernements, alors que pour les individus moins éduqués c'est sur les questions d'intégration européenne que le désavantage apparaît.Footnote 3 Alors que ces résultats révèlent la présence d'un déficit de représentation subit par les individus moins fortunés en relation avec leurs gouvernements, Giger et al. (Reference Giger, Rosset and Bernaeur2012) et Bernauer et al. (Reference Bernauer, Giger and Rosset2015) soulignent que ces citoyen(ne)s sont aussi plus éloignés idéologiquement des partis politiques.
Par contre, les recherches indiquent que les femmes semblent moins désavantagées que les individus moins fortunés et éduqués. En effet, l’étude de Bernauer et al. (Reference Bernauer, Giger and Rosset2015) démontre que ces dernières sont aussi distantes que les hommes du parti qui leur apparaît comme étant le plus proche idéologiquement. Cette conclusion est partagée par Ferland (Reference Ferland2020) suivant l'analyse de la congruence idéologique entre les citoyen(ne)s et le parti pour lequel ceux-ci (celles-ci) ont voté à l’élection. Ce constat est aussi corroboré par Dingler et al. (Reference Dingler, Kroeber and Fortin-Rittberger2019), qui étudient la congruence entre les citoyen(ne)s et la composition des assemblées législatives. À noter toutefois que Ferland (Reference Ferland2020) et Homola (Reference Homola2019) (avec une approche de réactivité) soulignent que les femmes sont mieux représentées à mesure que la proportion de femmes élues au sein des partis politiques augmente.
Pourquoi des inégalités de représentation?
Différentes raisons peuvent expliquer pourquoi les femmes, les jeunes, les individus moins éduqués et fortunés, et les allophones seraient davantage enclin(e)s à subir des inégalités de représentation en politique québécoise. En particulier, nous croyons que cinq mécanismes peuvent alimenter la sous-représentation substantive de ces groupes par les partis politiques : des préférences politiques différentes, un déficit de participation électorale, un manque d'informations politiques, une représentation descriptive déficiente, et un système électoral uninominal à un tour.
Les préférences politiques
Plusieurs recherches démontrent que les préférences politiques des citoyen(ne)s ont tendance à varier selon leurs caractéristiques démographiques (Inglehart Reference Inglehart1990; Inglehart et Norris Reference Inglehart and Norris2000; Gilens Reference Gilens2009). Plus particulièrement, les groupes à l’étude présentent généralement des préférences et attitudes politiques différentes de l'ensemble des citoyen(ne)s (c'est-à-dire, le citoyen moyen ou médian) (Gilens Reference Gilens2012). Ces différences peuvent mener à des conséquences importantes quant à leur représentation puisque les partis politiques – et particulièrement dans les systèmes électoraux pluralitaires (Cox Reference Cox1990), comme celui québécois – sont exposés à de forts incitatifs électoraux afin de représenter l'électeur(trice) médian(e) (Downs Reference Downs1957). Ainsi, les partis politiques auraient moins tendance à proposer des politiques qui cibleraient ces groupes minoritaires spécifiquement.
Il est établi, par exemple, que les femmes sont souvent plus à gauche que les hommes dans les démocraties avancées (Inglehart et Norris Reference Inglehart and Norris2000). Elles préfèrent également davantage que les hommes les programmes redistributifs ou d'assistance sociale (Cusack et al. Reference Cusack, Iversen, Rehm, Beramendi and Anderson2008), les dépenses en éducation (Phillips Reference Phillips1998), et ont des attitudes plus favorables à l'endroit des minorités culturelles (Bilodeau et al., Reference Bilodeau, Turgeon and Karakoç2012). Quant à eux, les individus moins instruits et fortunés appuient davantage les politiques de redistribution de la richesse (Rehm Reference Rehm2009; Cusack et al. Reference Cusack, Iversen, Rehm, Beramendi and Anderson2008). Puisqu'ils soutiennent une plus forte intervention de l’État, les moins fortuné(e)s sont aussi plus en faveur de dépenses en environnement (Gilens Reference Gilens2009). Les individus moins éduqués sont quant à eux plus conservateurs sur les enjeux culturels comme l'immigration (Stubager Reference Stubager2006) et aussi moins postmatérialistes (Inglehart Reference Inglehart1990). Dans le contexte européen, les personnes moins éduquées ont aussi davantage un profil eurosceptique (Hakhverdian et al. Reference Hakhverdian, van Elsas, van der Brug and Kuhn2013). Les préférences des jeunes varient également sur plusieurs enjeux socio-culturels, comme l'immigration et les mariages entre personnes de même sexe, ainsi que face aux dépenses gouvernementales en matière d’éducation ou d'environnement (Joshi Reference Joshi2013).
Dans le contexte québécois, plusieurs écarts ont été notés quant aux préférences de ces groupes par rapport à l'indépendance du Québec. En effet, les femmes ont généralement moins appuyé l'indépendance du Québec quoique cette différence semble s'être estompée avec les plus récentes générations (Vallée-Dubois et al. Reference Vallée-Dubois, Dassonneville and Godbout2020). Les individus moins éduqués ont tendance à moins soutenir l'indépendance alors que c'est le contraire pour les moins fortunés (Vallée-Dubois et al. Reference Vallée-Dubois, Dassonneville and Godbout2020). Quant à l’âge, les jeunes sont apparus par le passé comme étant plus souverainistes (Bélanger et Perrella Reference Bélanger and Perrella2008), mais cette différence s'est affaiblie au cours des années (Vallée-Dubois et al. Reference Vallée-Dubois, Dassonneville and Godbout2020). Selon Brie et Mathieu (Reference Brie and Mathieu2021), les jeunes québécois(es) ne seraient toutefois pas fédéralistes pour autant et pourraient représenter « potentiellement un réservoir majeur d'appuis à la souveraineté » (52). Finalement, les allophones s'opposent davantage à l'indépendance du Québec (Bélanger et Perrella Reference Bélanger and Perrella2008).
La participation électorale
Les groupes que nous étudions participent habituellement moins aux élections. Cette situation peut mener les partis politiques à se désintéresser de ces électeur(trice)s. En effet, bien que les partis politiques cherchent à trouver un certain équilibre face aux différentes considérations politiques du moment (Müller et Strøm Reference Müller and Strøm1999), maximiser leurs appuis électoraux demeure un de leurs objectifs principaux (Downs Reference Downs1957). Mobiliser des électeur(trice)s qui votent peu ou qui sont difficilement mobilisables est donc une stratégie risquée et coûteuse pour les partis politiques. Plusieurs études ont démontré que les individus moins éduqués et fortunés (Carreras Reference Carreras2018), ainsi que les jeunes (Blais et Rubenson Reference Blais and Rubenson2013) et les immigrant(e)s (« proxy » pour les allophones) (Xu Reference Xu2005) ont tendance à moins voter aux élections. Historiquement, les femmes participaient également moins que les hommes, mais cette « différence genrée » a considérablement diminuée au fil du temps et est pratiquement inexistante aujourd'hui, quoiqu'elle persiste par rapport à d'autres formes de participation politique (Carreras Reference Carreras2018).
L'information politique
Plusieurs études ont révélé que les groupes minoritaires que nous étudions sont généralement moins informés politiquement (Carpini et Keeter Reference Carpini, Delli and Keeter1996). Par exemple, il a été observé que les femmes (Carreras Reference Carreras2018), les individus moins éduqués (Lau et al. Reference Lau, Patel, Fahmy and Kaufman2014) et fortunés (Ellis Reference Ellis2012), ainsi que les jeunes (Kaid et al. Reference Kaid, McKinney and Tedesco2007) et les immigrant(e)s (Shaw et al. Reference Shaw, de la Garza and Lee2000) ont des niveaux d'information politique moins élevés. Ce manque d'information politique affecte négativement la participation politique des individus, leur capacité à identifier leurs intérêts politiques et à se mobiliser afin de les défendre (Carpini et Keeter Reference Carpini, Delli and Keeter1996; Fournier Reference Fournier, Everitt and O'Neill2002). Le niveau d'information politique est donc un facteur additionnel qui semble pouvoir influencer la représentation substantive des groupes à l’étude. D'une part, en lien avec la faible participation électorale de ces groupes, il est plus difficile pour les partis politiques de mobiliser des électeur(trice)s moins informés politiquement et qui votent moins (Smets et van Ham Reference Smets and van Ham2013). D'autre part, en lien avec le vote des électeur(trice)s pour un parti politique qui reflète leurs préférences (deuxième type de congruence étudiée), il sera plus difficile pour un individu d'appuyer un parti en adéquation avec ses préférences politiques lorsque l’électeur est porteur de très peu d'informations politiques. En effet, les recherches ont souligné que les individus davantage informés politiquement sont plus enclins à voter pour le parti idéologiquement le plus proche et donc qui les représente davantage (Jessee Reference Jessee2010; Milic Reference Milic2012).
La représentation descriptive
Un déficit de représentation descriptive au sein des institutions politiques peut également expliquer la sous-représentation substantive de ces groupes. Il est en effet (souvent) nécessaire d'avoir la présence physique de groupes marginalisés afin d'assurer des décisions et actions qui seront bénéfiques pour ces groupes (Phillips Reference Phillips1998). Plusieurs recherches ont souligné que les hommes blancs, plus âgés, plus éduqués et mieux nantis sont surreprésentés dans les partis politiques et assemblées législatives (Paquin Reference Paquin2010; Phillips Reference Phillips1998). Cette composition démographique devrait nuire à la représentation de groupes marginalisés puisque ces élus sont moins susceptibles d’être conscients et/ou sensibles aux enjeux touchant ces minorités (Phillips Reference Phillips1998). En effet, plusieurs recherches indiquent – particulièrement dans le cas plus étudié des femmes – qu'une meilleure représentation descriptive modifie les enjeux abordés par les élus et partis politiques de façon favorable à la représentation des femmes (Tremblay et Garneau Reference Tremblay, Garneau, Andrew and Tremblay1997; Celis Reference Celis2006).
Les groupes que nous étudions sont sous-représentés dans les partis politiques et les assemblées législatives au niveau international et au Québec. Les femmes continuent à être sous-représentées dans la grande majorité des assemblées législatives et des gouvernements, même si de plus en plus de femmes se portent candidates et sont élues (Wängnerud Reference Wängnerud2009). Par exemple, pour la période couverte par notre sondage, les femmes représentaient 29,6% des député(e)s à l'Assemblée nationale du Québec et 40,7% des ministres du gouvernement. Les élu(e)s ont aussi tendance à être plus éduqué(e)s que leurs commettant(e)s (Rosset et Stecker Reference Rosset and Stecker2019). Par exemple, 57,4% de la population ne détenait qu'un diplôme secondaire (ou moins) en 2017 (Statistique Canada 2016b), alors que seulement 3,2% des député(e)s de l'Assemblée nationale du Québec et 3,7% des ministres présentaient ce niveau d'éducation (Assemblée nationale du Québec 2022). Les jeunes sont aussi sous-représenté(e)s au sein des assemblées législatives et des gouvernements (Stockemer et Sundström Reference Stockemer and Sundström2018, Reference Stockemer and Sundström2021). En 2017, approximativement 18,5% de la population du Québec avait entre 18 et 34 ans (Statistique Canada 2016a), contre 5,6% de l'Assemblée nationale et 0% du cabinet (Assemblée nationale du Québec 2022). Les allophones sont eux aussi typiquement sous-représentées; les député(e)s et ministres étant souvent issu(e)s des groupes culturels majoritaires (Andrew et al. Reference Andrew, Biles, Siemiatycki and Tolley2008).Footnote 4 À l'instar des individus moins instruits, ceux moins fortuné(e)s sont aussi généralement peu présents dans les assemblées législatives (Rosset et Stecker Reference Rosset and Stecker2019). L’étude de Paquin (Reference Paquin2010) souligne en effet que les élu(e)s québécois(es) proviennent de catégories professionnelles davantage rémunérées que ce qui est observé dans la population québécoise.
Le système électoral
Le dernier facteur pouvant influencer négativement la représentation substantive des groupes minoritaires est le système électoral utilisé dans le cadre des élections québécoises. Le système électoral uninominal à un tour, où le(la) candidat(e) ayant reçu le plus de votes dans une circonscription est élu(e), limite l’émergence de nouveaux partis politiques (Clark et Golder Reference Clark and Golder2006; Duverger Reference Duverger1963). Ce système électoral génère de forts incitatifs électoraux à adopter des positions convergeant vers l’électeur médian, soit bien souvent des positions centristes (Cox Reference Cox1990; Dow Reference Dow2011; Downs Reference Downs1957; Matakos et al. Reference Matakos, Troumpounis and Xefteris2016). Bien que ce type de système électoral favorise la représentation de l’électeur médian, cela s'exerce habituellement au détriment de la représentation d'une diversité de préférences politiques présentes dans la population et ce, particulièrement dans les assemblées législatives (Golder et Stramski Reference Golder and Stramski2010).
Hypothèses
À la lumière de la littérature précédente, nous formulons maintenant quelques hypothèses quant aux préférences politiques et à la représentation des groupes minoritaires étudiés. Nous tenons à préciser que nous avons préféré énoncer des hypothèses générales couvrant l'ensemble des groupes et des dimensions. Bien qu'il soit possible d’émettre des hypothèses pour une combinaison de cinq dimensions, cinq groupes et trois types de congruence, cet exercice détaillé surchargerait considérablement la démonstration sans pour autant contribuer davantage de façon significative à notre compréhension des inégalités en politique québécoise. Nous proposons donc les hypothèses générales suivantes, applicables respectivement aux femmes, aux jeunes, aux individus moins instruits et fortunés, et aux allophones en ce qui a trait à l'axe souverainiste-fédéraliste, à l'axe gauche-droite, aux dépenses sociales et en environnement, ainsi qu'au seuil d'immigration.
Hypothèse 1 : les préférences politiques des citoyen(ne)s d'un groupe minoritaire diffèrent des citoyen(ne)s non membres de ce groupe.
Hypothèse 2 : le parti le plus proche politiquement est plus éloigné pour les citoyen(ne)s d'un groupe minoritaire que pour les citoyen(ne)s non membres de ce groupe.
Hypothèse 3 : le parti appuyé à l’élection est plus éloigné politiquement pour les citoyen(ne)s d'un groupe minoritaire que pour les citoyen(ne)s non membres de ce groupe.
Hypothèse 4 : les partis présents à l'Assemblée nationale du Québec sont collectivement plus éloignés politiquement pour les citoyen(ne)s d'un groupe minoritaire que les citoyen(ne)s non membres de ce groupe.
Une courte revue d'un système partisan en transformation
Afin de tester ces hypothèses, nous mobilisons des données issues d'un sondage représentatif des électeurs québécois(es) réalisé en 2017.Footnote 5 Ce sondage a été réalisé pendant la 41e législature québécoise (2014 et 2018). Durant cette législature, le Gouvernement du Québec était formé du Parti libéral du Québec (PLQ) et de Philippe Couillard comme premier ministre (56% des sièges). L'opposition officielle était celle du Parti québécois (PQ) et de sa cheffe Pauline Marois (24% des sièges). Entre la formation d'un premier gouvernement majoritaire péquiste en 1976 et le début des années 2000, la politique québécoise a été dominée par ces deux partis politiques. Cette période fût caractérisée par un fort clivage souverainiste-fédéraliste recoupé d'un clivage traditionnel gauche-droite, où le Parti libéral du Québec occupait le pôle fédéraliste de centre-droite et le Parti québécois, le pôle souverainiste de centre-gauche.
Ce bipartisme s'effrite toutefois lors des décennies 2000 et 2010. L'Action démocratique du Québec, un nouveau parti ancré à droite sur l’échiquier politique et rejetant le clivage souverainiste-fédéraliste, forme l'opposition officielle en 2007 alors que Québec solidaire (QS), positionné à gauche et souverainiste, élit un premier député à l'Assemblée nationale à l’élection de 2008. Ainsi, depuis l’élection de 2008, quatre partis sont représentés à l'Assemblée nationale (l'Action démocratique du Québec ayant fusionné avec la Coalition avenir Québec en 2012), une première depuis 1976. L’émergence de ces nouveaux partis témoigne de la montée en importance du clivage gauche-droite et de la détente du clivage souverainiste-fédéraliste ayant marqué la fin du 20e siècle (Hale Reference Hale2019; Montigny Reference Montigny2016). Ainsi, durant la 41e législature, la Coalition Avenir Québec (CAQ), autonomiste et de centre-droite, détient 18% des sièges et formera le gouvernement à la suite de l’élection de 2018. Québec solidaire détient 2% des sièges durant la 41e législature et obtiendra 8% des sièges à l’élection suivante.
Notre sondage a donc été administré durant une période où le système partisan québécois est possiblement en phase de réalignement (Bélanger et Godbout Reference Bélanger and Godbout2022). D'une part, le clivage souverainiste-fédéraliste laisse sa place au clivage gauche-droite ainsi qu’à un clivage identitaire associé à la gestion de la diversité culturelle (Bélanger et Godbout Reference Bélanger and Godbout2022; Montigny Reference Montigny2016). D'autre part, un système multipartite s'installe. En effet, le nombre effectif de partis politiques en termes d'appuis électoraux passe de 2,8 en 2003 à 3,4 en 2014, et 3,9 en 2018 et 2022, soit un gain d'un parti (effectif) en 20 ans.Footnote 6 Ainsi, bien que nos résultats portent principalement sur l’état de la représentation politique lors de la 41e législature québécoise, le système partisan durant cette période demeure assez représentatif des forces en présence aujourd'hui.
Méthodologie
L’évaluation de la représentation substantive des citoyen(ne)s en termes de congruence idéologique requiert de positionner les citoyen(ne)s et les partis politiques sur les mêmes dimensions idéologiques et politiques. Notre analyse repose sur cinq dimensions structurant la politique québécoise : l'axe souverainiste-fédéraliste, l'axe gauche-droite, les dépenses sociales, les dépenses en environnement, et les seuils d'immigration. Nous ne prétendons pas que ces dimensions constituent un tableau exhaustif des enjeux dominants de la politique québécoise (par exemple, les enjeux moraux liés à l'homosexualité ou encore à l'avortement sont écartés, dû à un manque de données). Néanmoins, nous sommes d'avis que ces dimensions sont particulièrement déterminantes dans le contexte québécois.
Malgré une certaine détente du premier dans les dernières années (Bélanger et Nadeau Reference Bélanger and Nadeau2009; Montigny Reference Montigny2016), les axes souverainiste-fédéraliste et gauche-droite représentent les deux dimensions idéologiques qui structurent la politique québécoise. Afin de positionner un(e) répondant(e) sur l'axe souverainiste-fédéraliste, nous avons mesuré sa position sur une échelle de 0 à 10, où 0 signifie très souverainiste et 10 très fédéraliste. Pour l'axe gauche-droite, les répondant(e)s devaient se positionner sur une même échelle 0–10, où 0 indiquait très à gauche et 10 très à droite. Cette dernière question est la plus couramment utilisée dans les recherches sur la congruence idéologique (Powell Reference Powell2000, Reference Powell2013; Blais et Bodet Reference Blais and Bodet2006; Golder et Stramski Reference Golder and Stramski2010).
Les dépenses sociales représentent aussi une dimension importante en politique québécoise. Afin de mesurer les positions des répondant(e)s sur cet enjeu, nous avons considéré leurs préférences, mesurées sur une échelle 0–10, quant à la diminution importante (score de 0) ou l'augmentation importante (score de 10) des dépenses liées à la santé et l’éducation, respectivement (alpha Cronbach de 0.7). Finalement, nous avons positionné les répondant(e)s quant aux dépenses en environnement sur la même échelle de dépenses 0–10 et quant aux seuils d'immigration (0 – moins d'immigrants; 5 – le même nombre que présentement; 10 – plus d'immigrants). Ces deux derniers enjeux se rapprochent de la dimension culturelle souvent utilisée dans les recherches sur la représentation dans les démocraties européennes.
Les positions des partis politiques
Trois différentes approches ont été utilisées dans les études de la représentation afin de positionner les partis politiques : les réponses des citoyen(ne)s (Blais et Bodet Reference Blais and Bodet2006; Golder et Stramski Reference Golder and Stramski2010) ou d'expert(e)s à partir de sondage (Huber et Powell Reference Huber and Bingham Powell1994; Rosset et Stecker Reference Rosset and Stecker2019), et l'analyse de contenu de plateformes électorales (Powell Reference Powell2013; voir aussi le Comparative Manifesto Project ou Poltext dans le contexte québécois). Pour plusieurs considérations, nous privilégions ici de mesurer les positions des partis à partir des perceptions des répondant(e)s au sondage. Tout d'abord, Dalton et McAllister (Reference Dalton and McAllister2015) ont révélé que les mesures basées sur des sondages citoyen(ne)s sont fortement corrélées aux mesures provenant de sondages d'expert(e)s (coefficient de corrélation de Pearson de plus de 0.90) alors que les mesures citoyennes et d'expert(e)s sont plus faiblement corrélées aux mesures basées sur les plateformes des partis (coefficient de corrélation de Pearson de près de 0.64). Ces résultats indiquent donc que les citoyen(ne)s, collectivement, partagent l'opinion des expert(e)s quant aux positions des partis.
Lorsque nous comparons les positions des citoyen(ne)s et des partis comme le nécessite l'approche de la congruence, il est aussi impératif de mesurer les positions des citoyen(ne)s et des partis sur une même échelle de mesure afin d’éviter un fonctionnement différentiel des items (Golder et Stramski Reference Golder and Stramski2010). Ce problème survient lorsque les scores positionnels, mesurés avec des approches différentes, ne sont pas équivalents et transposables d'une échelle à l'autre. Par exemple, en comparant des préférences des citoyen(nes) mesurées à partir de sondage à des positions de partis dérivées de plateformes électorales, il n'est pas possible de confirmer si un score donné sur l’échelle citoyenne équivaut – cetiris paribus – au même score sur l’échelle des plateformes électorales.
Pour les raisons évoquées, nous avons mesuré les positions des partis à partir des perceptions des répondant(e)s du sondage. Pour chaque question où les répondant(e)s devaient indiquer leur propre position, les répondant(e)s devaient également positionner les principaux partis politiques (PLQ, PQ, CAQ, et QS) sur la même échelle de mesure. Pour chaque question nous avons ainsi calculé la moyenne pondérée des répondant(e)s quant à leur perception de la position du parti sur l'enjeu en question (voir les positions des partis à la Figure A en annexe).Footnote 7 Les positions des partis sont donc calculées à partir des réponses de l'ensemble des répondant(e)s et non séparément à l'intérieur de chaque groupe minoritaire. Cela est nécessaire puisque nous voulons comparer l'adéquation entre la structure de l'offre et de la demande politique. À cette fin, nous devons identifier une offre politique « objective » qui est commune à tous(tes) les citoyen(ne)s et qui ne varie pas à travers les groupes.
Nous reconnaissons toutefois que les groupes à l’étude puissent avoir des perceptions des positions des partis différentes de l'ensemble des répondants. Ces différences expliquent possiblement pourquoi ces groupes se sentent plus ou moins représentés par certains partis politiques et pourquoi les groupes appuient davantage (ou moins) certains partis que les autres électeur(rice)s. Bien que ces questions soient importantes, l'approche qui a été privilégiée dans les études sur les inégalités de représentation demeure celle de dégager des positions de partis communes à tous(tes) les citoyen(ne)s (Giger et al. Reference Giger, Rosset and Bernaeur2012; Rosset et Stecker Reference Rosset and Stecker2019; Bernauer et al. Reference Bernauer, Giger and Rosset2015). Il s'agit de la meilleure approche afin de mesurer la dispersion idéologique des partis et d’évaluer objectivement les inégalités de représentation.
Les mesures de congruence
Pour chacune des dimensions politiques analysées, la congruence entre les répondant(e)s et les partis politiques est évaluée de trois façons. Pour chacune des mesures suivantes, un score de 10 représente une représentation parfaite où le (la) répondant(e) partagerait exactement la position d'un (ou des) parti(s) politique(s); alors qu'un score de 0 indiquerait que le (la) répondant(e) se situe à 0 sur une échelle de préférence et le parti à 10, ce qui illustre la pire situation de représentation.
Premièrement, la congruence avec le parti idéologiquement le plus proche est calculée en fonction du parti présentant la plus petite distance avec la position du répondant (c'est-à-dire, la plus petite différence absolue entre le score du répondant et celui des partis) (Bernauer et al. Reference Bernauer, Giger and Rosset2015; Giger et al. Reference Giger, Rosset and Bernaeur2012) :
Congruence plus proche parti = 10 – |score du répondant – score du plus proche parti|
Deuxièmement, la congruence avec le parti pour lequel le (la) répondant(e) a voté (Belchior Reference Belchior2012; Dalton Reference Dalton2017) à l’élection de 2014 est calculée de la façon suivante :
Congruence parti voté = 10 – |score du répondant – score du parti voté par le répondant|
Finalement, afin d’évaluer la congruence entre le (la) répondant(e) et le système partisan, nous avons considéré la distance moyenne entre un(e) répondant(e) et chaque parti, pondéré selon leur part des sièges à l'Assemblée nationaleFootnote 8 :
Congruence système partisan = 10–[(distance PLQ)*56%+(distance PQ)*24% +(distance CAQ)*17,6%+(distance QS)*2,4%]
En pondérant les scores par la proportion des sièges détenus par les partis, on évalue la représentation du système partisan au niveau législatif (à noter que les résultats sont similaires lorsque nous ne pondérons pas cet indicateur). Cette dernière évaluation est importante puisque nous pourrions imaginer, par exemple, un groupe proche de Québec solidaire, et disons pas désavantagé quant à la congruence avec le parti idéologiquement le plus proche, mais désavantagé lorsque nous considérions la congruence avec le système partisan. Dans ce cas, les préférences de ce groupe seraient présumément peu représentées dans le processus législatif à l'Assemblée nationale, malgré une proximité avec un parti politique. Inversement, un groupe qui aurait un déficit de représentation quant au parti le plus proche pourrait tout de même être bien représenté dans le processus démocratique, dans l’éventualité où les autres partis comblent ce déficit.
À noter que les mesures de congruence précédentes ne considèrent pas la saillance accordée par les groupes aux différentes dimensions politiques. Bien que certains enjeux puissent être plus importants pour certains groupes, il nous semble crucial pour une première étude sur la congruence politique au Québec de dresser un état objectif des inégalités de représentation. En intégrant la saillance dans ces mesures de congruence, on transformerait des indicateurs absolus de représentation en indicateurs relatifs.Footnote 9 Cet examen sera éventuellement important à entreprendre, mais ne représente pas l'objectif du présent article.
Les groupes minoritaires
Les groupes minoritaires sont mesurés de la façon suivante. La variable femme est basée sur une question demandant le sexe des répondant(e)s (les femmes sont codées 1, les hommes sont codés 0). 51,4% des répondant(e)s sont des femmes.Footnote 10 Les individus moins instruits correspondent à ceux (celles) ayant obtenu un diplôme secondaire ou moins (ou une formation professionnelle), soit un peu moins de 40% des répondant(e)s ce qui est représentatif de la population québécoise (Ministère de la Santé et des Services sociaux 2018). Les répondant(e)s moins fortuné(e)s correspondent à ceux (celles) ayant un revenu familial avant impôts inférieur à 40 000$, ce qui représente le tercile inférieur de la distribution de revenu. Les jeunes sont définis comme étant les répondants âgés entre 18 et 34 ans, soit la catégorie la plus souvent utilisée dans les études examinant les variations générationnelles (Joshi Reference Joshi2013; Sundström et Stockemer Reference Stockemer and Sundström2021). Finalement, la seule question disponible dans le sondage afin d'identifier les allophones était celle demandant la première langue apprise à la maison. Nous avons considéré les langues autres que le français et l'anglais afin de créer cette variable (autres langues codées 1, français/anglais codés 0). 13% des répondant(e)s sont classifié(e)s comme étant allophones dans nos données.
Modèle empirique
Afin de vérifier si ces groupes présentent des préférences politiques en moyenne différentes de celles des autres répondant(e)s et s'ils sont moins bien représentés par les partis politiques, nous exécutons une série de régressions linéaires où les variables dépendantes sont successivement les préférences politiques et les différentes variables de congruence, respectivement, sur les cinq dimensions politiques. Les variables indépendantes sont les variables associées aux femmes, aux jeunes, aux moins éduqués, aux moins fortunés, et aux allophones. Les effets de ces variables indépendantes sont estimés simultanément dans les modèles de régression, ce qui permet de contrôler pour les différentes caractéristiques sociodémographiques des répondant(e)s.
Des préférences politiques divergentes
À la Figure 1, nous présentons les résultats quant à nos hypothèses relatives aux préférences politiques des femmes, des moins instruits/fortunés, des jeunes et des allophones. Chaque symbole représente le coefficient associé à un groupe minoritaire provenant d'une régression où la variable dépendante est la préférence politique des répondant(e)s sur une dimension politique donnée.Footnote 11 Les lignes horizontales représentent les intervalles de confiance à 95%. Ainsi, si une ligne horizontale couvre la ligne verticale de zéro, cela signifie que l'effet du coefficient n'est pas statistiquement significatif. Dans le cas contraire, où la ligne ne touche pas à la ligne verticale de zéro, le coefficient est statistiquement significatif au niveau de confiance de 95%, ce qui confirme notre hypothèse voulant que les préférences des citoyen(ne)s du groupe minoritaire soient en moyenne différentes de celles des citoyen(ne)s du groupe non minoritaire. De plus, les coefficients doivent être interprétés par rapport à leur catégorie de référence respective. Par exemple, un coefficient de la variable jeune indique si les jeunes (âgés entre 18 et 34 ans) préfèrent plus ou moins de dépenses que les « non-jeunes », soit les individus âgés de plus de 34 ans, et ainsi de suite pour les autres variables. Nous mettons l'accent ici sur les résultats qui sont apparus statistiquement significatifs.
Les résultats indiquent que les femmes sont davantage à gauche que les hommes et préfèrent davantage de dépenses sociales, ce qui est conséquent avec les études antérieures (Cusack et al. Reference Cusack, Iversen, Rehm, Beramendi and Anderson2008; Inglehart et Norris Reference Inglehart and Norris2000). De plus, comparativement aux individus plus éduqués, les individus moins éduqués font état d'une préférence significative pour moins de dépenses en environnement et une diminution du nombre d'immigrants. Tout comme les femmes, les individus moins fortunés sont davantage à gauche. Toutefois, ils ne désirent pas plus de dépenses sociales, alors qu'ils favorisent plus de dépenses en environnement. Les individus moins fortunés sont aussi beaucoup plus souverainistes que ceux plus fortunés (une différence de près d'un point sur l’échelle 0–10).
En contrepartie, nous remarquons peu de différences en ce qui a trait aux jeunes. Ces derniers partagent essentiellement les mêmes positions que les citoyen(ne)s plus âgé(e)s mis à part le fait qu'elles sont plus favorables à une augmentation de l'immigration. À noter que les jeunes, en réalité, n'appuient pas une augmentation du nombre d'immigrants, mais bien une légère diminution alors que les individus plus âgés souhaitent une diminution plus marquée ce qui explique la différence observée. Finalement, les allophones sont beaucoup plus fédéralistes et appuient une augmentation du nombre d'immigrants comparativement aux individus parlant le français ou l'anglais. De façon générale, bien que nous ne remarquions pas de différences systématiques entre les préférences des groupes minoritaires et non minoritaires sur chacune des dimensions politiques, les résultats présentent plusieurs différences significatives confirmant les études discutées précédemment ainsi que notre première hypothèse.
Les (in)égalités de représentation
Dans cette section, nous testons nos hypothèses quant aux inégalités de représentation par les partis politiques au Québec. À la Figure 2, nous présentons les résultats des régressions linéaires.Footnote 12 Comme à la Figure 1, chaque symbole représente le coefficient associé à un groupe minoritaire où la variable dépendante est une mesure de congruence sur une dimension politique donnée. Les lignes horizontales représentent également les intervalles de confiance à 95% et doivent donc être interprétées comme au graphique précédent. Finalement, un symbole à la gauche (droite) de la ligne verticale de zéro indique un déficit (avantage) de représentation du groupe par rapport à la catégorie de référence. Considérant le nombre élevé de coefficients présentés à la Figure 2, l’accent est mis sur les résultats qui se sont révélés statistiquement significatifs.Footnote 13
Les femmes
Les femmes ne présentent pas de déficit de représentation quant au parti le plus proche idéologiquement sur l'axe gauche-droite. Néanmoins, elles apparaissent comme moins congruentes avec le parti qu'elles appuient, ce qui indique un comportement électoral ne favorisant pas leur représentation politique sur cette dimension idéologique. Nous avions noté à la section précédente que les femmes préfèrent davantage de dépenses sociales. Nous remarquons ici que cette différence se traduit en un déficit de représentation marqué : les femmes sont moins congruentes que les hommes par rapport au parti le plus proche idéologiquement (valeur p de 0,058), ainsi qu'avec le parti appuyé à l’élection et le système partisan. On remarque aussi que, pour les femmes, le désavantage de congruence quant au parti le plus proche idéologiquement s'accentue lorsque ce groupe a voté à l’élection de 2014 en appuyant des partis qui partageaient encore moins leur position sur cet enjeu. En contrepartie, les femmes semblent davantage congruentes avec le système partisan qui compose l'Assemblée nationale sur la dimension souverainiste-fédéraliste. Elles sont aussi légèrement avantagées quant à la congruence avec le parti le plus proche idéologiquement et le système partisan sur la question des dépenses en environnement.
Les individus moins éduqués
Tout comme les femmes, les citoyen(ne)s moins éduqué(e)s sont moins bien représenté(e)s sur l'enjeu des dépenses sociales. Tant leur parti le plus proche, que le parti appuyé à l’élection et le système partisan ont des positionnements politiques plus éloignés pour ces électeur(rice)s comparativement aux individus plus éduqués. Appuyant également une diminution importante du nombre d'immigrants, ce groupe présente un déficit de représentation sur les trois types de congruence associés à cet enjeu. C'est seulement quant aux dépenses en environnement que les individus moins éduqués se retrouvent mieux représentés par le système partisan.
Les individus moins fortunés
Les individus moins fortunés, qui priorisent plus de dépenses en environnement (voir section précédente), subissent un désavantage de représentation sur cet enjeu. C'est particulièrement le cas quant au parti voté et au système partisan, où on observe un déficit de représentation significatif sur ces deux types de congruence (valeur p de 0.07 quant au parti le plus proche). Ce groupe, étant aussi le plus souverainiste, est moins bien représenté par le système partisan québécois qui, dans l'ensemble, est plus fédéraliste.
Les jeunes
Contrairement à nos hypothèses, les jeunes apparaissent comme étant le seul groupe peu désavantagé quant à leur congruence avec les partis. Ils sont parfois même avantagés comparativement aux individus plus âgé(e)s. Tant sur la dimension gauche-droite que souverainiste-fédéraliste, les jeunes ont un parti politique plus proche que les citoyen(ne)s plus âgé(e)s et le système partisan leur est également plus favorable. Sur ces deux dimensions, toutefois, cet avantage représentationnel par rapport au parti le plus proche disparaît lorsque l'on considère le parti appuyé par les jeunes. Particulièrement sur la dimension de la souveraineté-fédéralisme, l'avantage initial quant au parti le plus proche se transforme en un déficit de représentation quant au parti appuyé à l’élection de 2014.
Les allophones
Les allophones est l'unique groupe qui présente un déficit de congruence avec le parti le plus proche sur la dimension souveraineté-fédéralisme, mais ce déficit se résorbe quant au parti voté et au système partisan. Alors que les allophones ne présentent pas de déficit de congruence avec le parti le plus proche sur la dimension gauche-droite et les dépenses sociales, un déficit apparaît à l’élection lorsqu'ils appuient un parti partageant moins leurs préférences politiques sur ces questions.
Discussion
Cet article avait pour objectif d’évaluer l’état de la représentation substantive des femmes, des individus moins instruits, moins fortunés, des jeunes, et des allophones en politique québécoise en adoptant une approche multidimensionnelle de la congruence des citoyen(ne)s avec les partis politiques. À notre connaissance, aucune étude n'a abordé cette question avec cette stratégie empirique dans le contexte québécois. Considérant que ces groupes sont caractérisés généralement par des préférences politiques différentes, une faible participation électorale, un manque d'informations politiques, une représentation descriptive limitée, et compte tenu du fait que le système partisan québécois est largement influencé par le système électoral uninominal à un tour, nous avons postulé que ces groupes devraient essuyer un déficit de représentation.
Nos résultats brossent un portrait contrasté quant aux inégalités de représentation qui affectent ces groupes. Deux groupes nous semblent davantage sous-représentés que les autres : les femmes et les individus moins éduqués. Les femmes sont sous-représentées quant à la congruence avec le parti appuyé à l’élection sur la dimension idéologique gauche-droite et quant aux dépenses sociales. Les individus moins instruits font état d'un déficit de représentation sur les trois types de congruence quant aux dépenses sociales (tout comme les femmes) ainsi que relativement au seuil d'immigration. Plusieurs situations d'inégalités ont aussi été observées pour les individus moins fortunés et les allophones. Dans l'ensemble, ces résultats corroborent partiellement nos hypothèses quant au déficit de représentation de ces groupes.
Le portrait global de la représentation est complexe puisque certains de ces groupes sont parfois mieux représentés que le reste des citoyen(ne)s. Par exemple, les femmes sont mieux représentées par le système partisan sur la question de la souveraineté et des dépenses en environnement – même constat pour les individus moins éduqués quant à l'environnement. Dans l'ensemble, les jeunes semblent aussi bien représentés que les individus plus âgés, ce qui contredit aussi nos hypothèses. En effet, les jeunes apparaissent mieux représentés sur les deux dimensions idéologiques structurant la politique québécoise, soient la dimension de la souveraineté et de l'axe gauche-droite. Sur ces deux dimensions, les jeunes sont avantagés quant au parti le plus proche et quant au système partisan, mais ne le sont pas relativement au parti qu'ils appuient. Ce décalage – particulièrement en ce qui a trait à l'axe souverainiste-fédéraliste – laisse présumer que cette dimension idéologique est moins importante pour le choix de vote de ces électeur(rice)s, confirmant ainsi les résultats d'une récente étude (Vallée-Dubois et al. Reference Vallée-Dubois, Dassonneville and Godbout2020).
Il est important de souligner que plusieurs des déficits de représentation que nous avons notés sont associés à la congruence avec le parti appuyé par les répondant(e)s lors de l’élection. Cette forme de congruence fait état d'un aspect comportemental associé au choix de vote des électeur(trice)s. Cela n'est pas partagé par les deux autres formes de congruence (parti proche et système partisan) que nous avons considérées et qui reposent essentiellement sur la structure de l'offre politique et des préférences des citoyen(ne)s. Cette remarque est importante puisqu'elle indique que les différents groupes ne sont pas toujours désavantagés initialement par l'offre politique. Le déficit de représentation apparaît ou se creuse souvent lors de l’élection lorsque les groupes appuient un parti partageant moins leurs préférences politiques que ne le font les autres électeur(trice)s. Ce constat suggère aussi que nos résultats sont, présumément, en partie généralisables aux autres législatures québécoises. Le problème ne semble pas être uniquement l'offre politique (quoique ce l'est dans certains cas), mais bien aussi le comportement électoral de ces groupes désavantagés. Il y a peu de raisons de croire que les femmes, les allophones, et les individus moins éduqués auraient développé une meilleure capacité à appuyer le parti idéologiquement le plus proche dans les dernières années, quoique cette affirmation devrait être validée empiriquement.
Nous avons présumé dans notre étude que les groupes accordent une importance similaire aux différentes dimensions idéologiques/politiques étudiées. L'avantage de cette approche est qu'elle permet une évaluation « objective » de la représentation basée principalement sur l'adéquation de la structure de l'offre et de la demande politique. Il y a toutefois des raisons de croire que certaines des dimensions étudiées soient plus saillantes pour certains groupes (par exemple, les femmes et les dépenses sociales) et il serait ainsi opportun d'intégrer ultérieurement ces considérations dans nos indicateurs de représentation. Ce faisant, nous pourrions évaluer si les situations d'incongruence politique se présentent davantage sur des dimensions plus déterminantes pour ces groupes, ce qui accentuerait ainsi les déficits de représentation en politique québécoise. Il pourrait être intéressant également de chercher à mieux comprendre certains des mécanismes sous-jacents au processus d'inégalités de représentation. Par exemple, le poids démographique des groupes étudiés diffère (les femmes représentent plus de 50% de la population alors que les jeunes représentent près de 20% de la population et les allophones près de 15% de la population durant la période étudiée), tout comme c'est le cas pour leur représentation descriptive à l'Assemblée nationale. Il est ainsi étonnant de remarquer que les femmes, étant le groupe ayant le plus grand poids démographique et ayant la plus forte représentation descriptive, soit l'un des plus désavantagés. Il serait également bénéfique d'intégrer une approche intersectionnelle aux enjeux de représentation analysés dans cet article (Crenshaw Reference Crenshaw1989; Hancock Reference Hancock2007). Par exemple, il serait important de considérer comment une femme allophone moins éduquée est représentée par les partis politiques. Considérant nos résultats, nous pouvons présumer que ce type d'interaction identitaire aurait un effet significatif sur les déficits de représentation des citoyen(ne)s aux identités entrecroisées.
Annexe
Les préférences politiques et la représentation moyenne des Québécois(es)
Nous présentons à la Figure B et à la Figure C, respectivement, les préférences de l'ensemble des répondant(e)s sur les cinq dimensions idéologiques/politiques ainsi que les scores moyens des répondant(e)s sur les trois types de congruence. Ces résultats nous permettent d’évaluer l’état de la représentation substantive de l'ensemble des Québécois(es) par les partis politiques.
À la Figure B, nous remarquons que les répondant(e)s sont assez « centristes » sur l'axe souverainiste-fédéraliste (score moyen de 4,7) et l'axe gauche-droite (score moyen de 4,8). Les répondant(e)s favorisent aussi en moyenne une légère augmentation des dépenses sociales (6,9) et en environnement avec des scores moyens de 6,2, mais préfèrent une diminution du nombre d'immigrant(e)s avec un score moyen de 3. Les différences inter-groupes sont discutées à la section « Des préférences politiques divergentes ».
En ce qui a trait à la congruence des répondant(e)s avec le plus proche parti, le parti pour lequel ils ont voté, et le système partisan (Figure C), on observe des états de représentation très similaires sur les dimensions souverainiste-fédéraliste, gauche-droite, des dépenses sociales et en environnement. Les répondant(e)s se situent en moyenne à une distance d'un point du parti le plus proche idéologiquement sur ces dimensions (score de congruence d'approximativement 9), ce qui peut être évalué comme un niveau assez élevé de représentation. On constate toutefois une diminution de la congruence de près d'un point en comparant la congruence du plus proche parti avec celle du parti voté par les répondant(e)s (scores moyens entre 8.1 et 8.4). Cela indique que plusieurs répondant(e)s ne votent pas nécessairement pour le parti politique le plus proche et que d'autres considérations influencent nécessairement leur vote (par exemple, l’état de l’économie, l’évaluation des chefs, etc.). Finalement, les répondant(e)s semblent mieux représenté(e)s par le système partisan sur les dimensions des dépenses sociales et en environnement que sur les dimensions idéologiques de la souveraineté et de l'axe gauche-droite.
Alors que les répondant(e)s semblent (modérément) bien représenté(e)s sur les précédentes dimensions, la situation semble être différente sur la dimension de l'immigration. Sur cet enjeu, les scores moyens de congruence sont tous inférieurs aux précédents. La congruence moyenne avec le parti le plus proche est de 8 alors qu'elle est de 6,6 et 6,2, respectivement, avec le parti voté et le système partisan. Il semble donc y avoir un plus grand décalage entre les préférences des répondant(e)s et les positions des partis sur l'enjeu de l'immigration que sur la dimension de la souveraineté, de l'axe gauche-droite, des dépenses sociales et en environnement.