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Michelle Bubenicek et François Foronda (dir.) Doléances. La plainte politique, voie de régulation des rapports gouvernés-gouvernants, xiiie-xviiie siècle Paris, École nationale des Chartes, 2022, 283 p.

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Michelle Bubenicek et François Foronda (dir.) Doléances. La plainte politique, voie de régulation des rapports gouvernés-gouvernants, xiiie-xviiie siècle Paris, École nationale des Chartes, 2022, 283 p.

Published online by Cambridge University Press:  20 September 2024

Andreas Würgler*
Affiliation:
Andreas.Wuergler@unige.ch
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Abstract

Type
Doléances : de la Révolution aux Gilets jaunes (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

La Révolution de 1789 demeure, semblet-il, un repère fondamental de l’historiographie française, alimentant par conséquent l’idée que le changement historique, voire le progrès, s’acquièrent au prix de ruptures violentes. L’introduction du présent recueil, de la plume de Michelle Bubenicek, directrice de l’École nationale des chartes, témoigne également de cette relation en mentionnant les actions de protestation des Gilets jaunes, parfois accompagnées de violence, ainsi que les « cahiers des mairies » de l’hiver 2018-2019, mis en parallèle avec les « cahiers de la doléance » de 1788-1789 (p. 7) ; autant d’épisodes qui permettent d’interroger le problème politique fondamental des « rapports gouvernés-gouvernants » – pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage. Si l’historiographie française a intrinsèquement associé les doléances à la Révolution, l’historiographie germanophone, en particulier par la recherche sur les assemblées d’états des années 1950 à 1970, les a davantage envisagées comme des preuves de traditions parlementaires prémodernes non violentes avec lesquelles il fallait renouer après la catastrophe du nazisme.

Consacrés aux doléances du xiiie au xviiie siècle, les articles du volume se répartissent selon trois parties thématiques, chacune précédée d’une brève introduction : la sociologie des plaignants, puis le rituel et le genre de la plainte pour finir avec son administration et ses effets. Cette organisation reflète la diversité méthodologique de travaux qui vont de l’approche socio-historique à l’utilisation des concepts en vogue dans l’histoire politique récente comme celui de la capacité d’action (agency), en passant par des approches anthropologiques et performatives. Sur les 17 contributions, 14 sont consacrées au bas Moyen Âge – avec un accent mis sur le xive siècle – et 6 au xviiie siècle, mais seulement 2 textes sont respectivement dédiés au xvie et xviie siècle. En outre, 10 traitent de la France, 4 autres des régions francophones à la frontière entre France et Empire, comme l’État bourguignon, la Flandre, la Provence ainsi que la république de Genève au début du siècle des Lumières. Les 4 contributions sur l’Angleterre, la Bohême, le Saint Empire et la Castille sont situées au Moyen Âge. Les résumés et l’index des noms facilitent la vue d’ensemble.

Les contributions portent essentiellement sur des plaintes politiques, le plus souvent collectives ou corporatives, et n’abordent les demandes individuelles que marginalement. Elles soulignent que les sources qui documentent le phénomène thématisé se voient tantôt nommées « doléances », « suppliques » ou « pétitions », tantôt « plaintes », « requêtes » ou « remontrances ». L’iconographie n’est mobilisée comme source que dans le cas anglais traité par Frédérique Lachaud. Les 8 autrices et 11 auteurs, et notamment la codirectrice d’ouvrage M. Bubenicek, fournissent un gros effort d’inventaire et de typologie. Il en résulte de nombreux recoupements et développements concernant les termes utilisés, leurs significations et leurs contextes d’emploi. De plus, les termes mêmes qui servent à désigner ces documents, dont beaucoup latins à l’origine, varient selon les langues vernaculaires. Alors qu’en anglais, d’après F. Lachaud, le terme « petitio » coexiste depuis le xiiie siècle avec d’autres comme « prie », « pleynt », « querela », la version anglaise « petition » devient au plus tard au xviie siècle le terme dominant pour les demandes individuelles et plaintes collectives, tandis qu’il reste rare en allemand avant le xixe siècle (p. 103). Dans la Provence du xve siècle, les listes de plaintes collectives hétérogènes et cumulées ne s’appellent pas « cahiers de doléances », mais plutôt « capitula in forma petitionum » ou « capitula supplicationes in se continentia » (p. 66). Michel Hébert émet l’hypothèse que ces plaintes avaient tendance à exiger le respect des règles en vigueur ou la cessation d’abus plutôt qu’à réclamer de véritables réformes du système. Et lorsque la requête semble proposer une innovation, elle se contente surtout de demander « la simple officialisation d’une pratique déjà coutumière » (p. 70). En l’absence de « doléances » conservées dans les archives, certaines contributions éclairent indirectement l’acte de la plainte politique en puisant à d’autres documentations qui éclairent ce processus. C’est par exemple le cas dans une chronique bohémienne dépouillée par Éloïse Adde ou dans les discours types des écrivains Nicolas de Cues pour l’Empire et Jean Juvénal des Ursins pour la France, présentés par Gisela Naegle.

Alors que le Parlement de Paris utilise jusqu’au milieu du xviiie siècle la « remontrance » comme dernière étape d’une longue cascade de procédures clairement décrites par David Feutry pour remettre en question l’enregistrement d’une loi royale, les protestants, durant les guerres de Religion, emploient le même terme pour les requêtes, parfois imprimées, au moyen desquelles ils souhaitent entrer en dialogue avec le roi. Et c’est en répondant que ce dernier, selon Hugues Daussy, reconnaît les requérants comme interlocuteurs légitimes. Dans le cas de la république de Genève étudié par Raphaël Barat, le terme « remontrances » désigne parfois les doléances collectives qui sont normalement appelées dans la cité de Calvin « représentations », selon l’édit de 1568 qui garantit le droit d’adresser des demandes aux Syndics et Conseils (p. 342). Or, même dans un cadre institutionnel identique, la signification et le mode d’action de l’instrument de la « remontrance » ont considérablement évolué au cours du xviiie siècle. Selon D. Feutry, jusqu’en 1740 environ, le Parlement de Paris s’est avant tout attaché à repérer les contradictions entre la nouvelle et l’ancienne loi, se faisant ainsi l’avocat des lois des rois précédents contre les nouveaux décrets du roi en place. Dans la seconde moitié du siècle, la situation a toutefois changé. De plus en plus en opposition à l’absolutisme royal, le Parlement a tenté de contrôler le monarque en adoptant un rôle de « conseil » et en recourant aux lois fondamentales dans une argumentation qui, au-delà des anciens privilèges conservés dans ses excellentes archives, convoquait aussi la théorie actuelle de l’État, par exemple celle de Montesquieu.

Si les compétences du Parlement de Paris étaient fortement limitées par Louis XIV de 1673 à 1715, Frédéric Bidouze rappelle cependant qu’il n’en allait pas de même pour les parlements des provinces. Ceux-ci ont laissé derrière eux un riche fonds documentaire, jusqu’ici trop peu exploité. Le nombre croissant de « remontrances » au xviiie siècle – « Il pleut des remontrances », selon le mot de Voltaire en 1771 (p. 159) – et leur « publicisation » (p. 161), à l’instar des brochures politiques, entraînent l’efflorescence d’un vocabulaire constitutionnel (« raison », « humanité », « nation ») dans le discours politique.

Aussi importante qu’ait pu être cette évolution, attribuer aux parlements un « monopole pluriséculaire de résistance au roi » (p. 151) revient à oublier d’autres niveaux de la communication politique. L’on pense tout d’abord aux assemblées d’États. Alors que quelques articles sont consacrés au Parlement anglais, à la Diète du Saint Empire romain germanique et aux assemblées des États de Bohême, de Castille et de Bourgogne – tous pour le Moyen Âge uniquement –, les assemblées des états généraux français des xve et xvie siècles manquent. La recherche ancienne les avait pourtant identifiées comme le lieu principal du dialogue entre la société d’ordres et le monarque. Depuis Augustin Thierry (1853) et Georges Picot (1873), les historiens y voyaient ainsi la scène sur laquelle « ordonnance » rimait avec « doléance »Footnote 1. Cet écho des doléances élaborées dans les assemblées d’états résonne aussi dans le « discours législatif royal à la fin du Moyen Âge » (p. 205), comme le souligne Sophie Petit-Renaud. Selon l’historienne du droit, le roi a utilisé les états généraux à partir de 1440 pour empêcher l’éclatement de la révolte générale en négociant les plaintes. Pour décrire ce mécanisme, certains articles utilisent la métaphore de la « soupape de sécurité », comme Jonas Braekevelt et Jan Dumolyn pour la Flandre médiévale (p. 58), Éloïse Adde pour la Bohême au début du xive siècle ou Jérôme Loiseau en généralFootnote 2.

Bien que les états généraux soient convoqués en France jusqu’en 1614, les assemblées postérieures à 1468 ne sont pas analysées dans cet ouvrage – à l’exception de brèves mentions, par exemple dans l’introduction de M. Bubenicek. La contribution de J. Loiseau sur le rôle des états provinciaux aux xviie et xviiie siècles est donc d’autant plus précieuse. Dans le duché de Bourgogne comme dans la Franche-Comté annexée en 1678, ou en Provence et en Bretagne, les doléances ne sont pas seulement de plus en plus nombreuses, mais sont aussi plus longues, mieux documentées et plus rigoureusement argumentées, évoluant de plaintes sur des dysfonctionnements à des propositions de réforme. Il est, à première vue, surprenant de constater que le taux de succès des plaintes adressées au monarque par les États provinciaux n’a cessé de diminuer de Louis XIV à Louis XVI, mais cette évolution témoigne d’un renforcement de l’État moderne et explique le malaise croissant qu’il provoque.

Si certains articles rappellent que le traitement des plaintes politiques par le gouvernement a empêché les révoltes, aucun n’est explicitement consacré aux doléances et griefs formulés à l’occasion des grandes guerres paysannes des xvie et xviie siècles en France ou accompagnant les nombreuses « rébellions françaises » des xviie et xviiie sièclesFootnote 3. Cette dimension violente de la résistance en tant qu’élément du dialogue politique est brièvement évoquée entre autres par J. Dumolyn, les contributions se concentrant davantage sur les parlements et, dans une moindre mesure, sur les assemblées des états (médiévaux). Elles laissent ainsi de côté les « doléances » à proprement parler – que ce soit comme terme utilisé dans les sources, comme genre de documents ou comme type de communication politique.

L’accent mis sur les documents plutôt que sur les procédures conduit à des observations précises ainsi qu’à des explications éclairantes, notamment en ce qui concerne les auteurs des doléances – souvent payés – et leur rhétorique professionnelle et juridique. L’absence frappante de suppliques et de plaintes originales dans de nombreuses archives s’explique par le fait que les requêtes écrites étaient détruites après avoir été traitées, personne n’en ayant plus besoin, comme le rappelled M. Bubenicek. Certaines encore, qui n’ont été formulées qu’oralement – surtout avant l’arrivée du papier, faudrait-il ajouter –, sont donc tout au plus accessibles par leur inscription dans un registre ou par les réponses des gouvernements. Ces réponses aux plaintes collectives reprennent souvent les termes et les propositions de la demande, comme le rappelle F. Lachaud pour l’Angleterre. Elles prennent également la forme de privilèges, ainsi que le soulignent J. Braekevelt et J. Dumolyn, en 1477 avec Marie de Bourgogne pour les Pays-Bas, voire d’ordonnances ou d’édits. Dans l’Édit de Nantes de 1598, on trouve ainsi, selon H. Daussy, de nombreux éléments des remontrances formulées par les réformés dès 1593. La communication entre le bas et le haut était cependant loin d’être toujours un échange intègre. Selon Caroline Decoster, les « réunions publiques » (1303-1314) de Philippe IV le Bel sont utilisées pour obliger les personnes présentes à payer les impôts. Et c’est justement « l’absence patente de doléances » qui trahit le « défaut de dialogue politique » (p. 43-44). Maxime Kaci, quant à lui, présente les pétitions populaires des années 1791-1792 dans le nord de la France comme des prises de parole organisées et instrumentalisées par Lafayette à Paris à l’aide des fonctionnaires locaux qui lui sont liés. Les enquêtes en revanche – sorte de doléances du peuple demandées par le roi – sont nées d’un véritable besoin d’information. Louis IX s’en servait par exemple pour contrôler d’éventuels abus de pouvoir de fonctionnaires royaux et surveiller les financiers de confession juive, ou encore comme moyen pour pacifier un Sud agité. Ces enquêtes firent de lui, selon Marie Dejoux, un « roi réparateur » (p. 186).

Le résultat principal de l’étude des doléances se manifeste dans l’observation générale de M. Bubenicek selon laquelle « l’immense majorité des actes émis par l’autorité politique l’ont été sur requête et qu’a contrario les actes motu proprio restent rares » (P. 18). L’ouvrage, qui limite ce constat à la France médiévale, confirme ainsi les résultats d’autres projets sur les suppliques et les gravamina Footnote 4 selon lesquels la législation était, même à l’époque moderne, le résultat d’un processus de négociation entre le haut et le bas – ou entre le centre et la périphérie –, et n’était quasiment jamais la simple émanation de la volonté royale ou princière, quand bien même la théorie absolutiste le postulait si fortement. Ce n’est pas un hasard si M. Bubenicek commence son introduction par une citation de l’historien Peter Blickle, l’un des principaux représentants de cette approche qui combine l’influence des doléances avec les revendications collectives des révoltes et les suppliques individuelles déposées en masse auprès des autorités pour analyser leurs effets sur les édits et ordonnancesFootnote 5, approche approfondie, affinée et conceptualisée par André Holenstein sous l’étiquette d’« Empowering Interactions Footnote 6 » (interactions qui donnent du pouvoir). S’il n’est pas appliqué dans tous les articles, ce concept est cité à plusieurs reprises dans le présent recueil. Il en résulte de nombreuses études intéressantes et proches des sources qui font la force de cet ouvrage. Les plaintes documentent à la fois les dialogues et les pseudo dialogues entre gouvernants et gouvernés, les techniques d’information par le pouvoir et les canaux de communication de bas en haut, en passant par la fonction de « soupape de sécurité » jusqu’à la procéduralisation des conflits socio-politiques. Enfin, les doléances peuvent soit exiger de maintenir un ordre établi, soit pousser vers des réformes fondamentales. On regrette ici les lacunes sensibles dans le traitement des différents contextes des plaintes politiques, comme le montre l’absence d’étude sur les états (généraux) de 1468 à 1614 et sur les révoltes et rébellions du xvie au xviiie siècle inclus. Ces éléments auraient pu répondre de manière plus convaincante encore à l’ambition de l’ouvrage, affichée dès l’introduction de M. Bubenicek et répétée dans la conclusion « Entre deux Révolutions » de François Foronda, en l’occurrence penser l’histoire des « doléances » comme d’importantes plaintes politiques du xiiie siècle à 1789.

References

1. Voir Beat Hodler, « Doléances, requêtes und ordonnances. Kommunale Einflussnahme auf den Staat in Frankreich im 16. Jahrhundert », in P. Blickle (dir.), Gemeinde und Staat im Alten Europa, Munich, Oldenbourg, 1998, p. 23-67.

2. Voir Martin Almbjär, « The Problem with Early-Modern Petitions: Safety Valve or Powder Keg? », European Review of History/Revue européenne d’histoire, 26-6, 2019, p. 1013-1039.

3. Yves-Marie Bercé, Révoltes et révolutions dans l’Europe moderne, Paris, CRNS Éditions, [1980] 2013 ; Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Éd. du Seuil, [2002] 2008.

4. P. Blickle (dir.), Gemeinde und Staat im Alten Europa, op. cit. ; Hélène Millet (dir.), Suppliques et requêtes. Le gouvernement par la grâce en Occident, xii e-xv e siècle, Rome, École française de Rome, 2003 ; Cecilia Nubola et Andreas Würgler, « Forme della comunicazione politica. Petizioni e suppliche in Europa (secoli xiv-xix) », Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento, 49-2, 2023, p. 45-54, résumé bibliographique des quatre volumes du projet de Trente/Berne (1999-2008) ; Yves-Marie Bercé, La dernière chance. Histoire des suppliques, Paris, Perin, 2014, p. 12-17.

5. Peter Blickle (dir.), Résistance, représentation et communauté, trad. par A. Botz, Paris, PUF, [1997] 1998.

6. Voir l’introduction de André Holenstein, « Empowering Interactions: Looking at Statebuilding from Below », in W. Blockmans, A. Holenstein et J. Mathieu (dir.), Empowering Interactions: Political Cultures and the Emergence of the State in Europe 1300-1900, Farnham, Ashgate, 2009, p. 1-31.