C’est à une histoire « impitoyable » que se consacre Denis Crouzet dans son dernier ouvrage : celle de la participation de jeunes garçons aux massacres des guerres de Religion dans la France du second xvie siècle. Spécialiste reconnu du sujet depuis ses Guerriers de Dieu parus en 1990Footnote 1, l’historien s’attelle donc à poursuivre et à approfondir sa réflexion sur l’exercice de la violence paroxystique en s’attachant cette fois à des acteurs secondaires mais ô combien symboliques : le groupe des petits enfants, pueri, qui ont moins de 14 ans. L’enjeu est passionnant : relire une période et des événements pourtant saturés d’images et d’analyses au prisme des violences enfantines pour donner une intelligibilité supplémentaire à ces massacres inouïs. En rapiéçant les fragments archivistiques épars qui concernent ces jeunes tueurs, dans des récits qu’il compare à des « buttes-témoins érodées » (p. 12), D. Crouzet propose donc de regarder ces faits bien connus d’un nouveau point de vue ; autrement dit, d’interroger les guerres de Religion et la violence qui s’y déploie à hauteur d’enfant. La dimension heuristique de cette démarche est grande puisqu’elle permet de relire et de définir, à l’aune de ce « poste d’observation » inédit, « la grammaire et la syntaxe » (p. 13) de la violence catholique du temps. Toute la force de l’analyse réside dans le fait d’aller au-delà de la sidération que provoquent, immanquablement, ces récits de violence extrême, en les replaçant dans une trame explicative liée au sacré : ces enfants bourreaux sont, pour l’historien, « des symptômes permettant d’appréhender […] un imaginaire exaltant l’atrocité comme seule voie de salut » (p. 13).
Comme le rappelle le premier chapitre, jusqu’au mitan du xvie siècle, l’enfance signifie l’espérance : dans les textes, le petit enfant incarne la plupart du temps l’innocence et la vie en ce qu’il est naturellement porteur de la bénédiction divine. Les plus jeunes apparaissent aussi comme des victimes : dévorés par les loups-garous, empoisonnés par les sorcières ou, à partir de la Réforme, sacrifiés au cours de meurtres rituels, voire cannibales qui « semblent hanter l’imaginaire » (p. 21). Dans les faits, catholiques et protestants s’accusent mutuellement de mettre à mort les enfants. Les descriptions des violences perpétrées sur les plus jeunes ne sont d’ailleurs pas sans faire écho aux gestes observés dans les génocides du xxe siècle : en 1563, un enfant est arraché des bras de sa mère et « froissé contre la muraille en prononçant ces mots : par la mort Dieu, il nous perdre la race de ces huguenots » (p. 26). Difficile de ne pas penser, ici, à la lettre écrite en 1941 par un fonctionnaire de police viennois après la liquidation par balle du ghetto de Moghilew, en Biélorussie : « Des nourrissons volaient en l’air en arc de cercle et nous les flinguions en vol, avant qu’ils ne tombent dans la fosse et dans l’eauFootnote 2. » L’analogie n’est pas incongrue tant l’ouvrage de D. Crouzet revendique ouvertement une approche anthropologique de la violence enfantine et de sa symbolique ; en attestent les nombreuses références aux conflits intra-étatiques d’Afrique subsaharienne des années 1970-1990 tout comme l’attention portée aux analyses de l’historienne Hélène Dumas sur la place des enfants – victimes et tueurs – dans le génocide des Tutsi du RwandaFootnote 3.
L’année 1559 est présentée comme un tournant, celui de la participation des plus jeunes aux massacres. La connaissance minutieuse des sources, appuyée sur des citations aussi précises qu’extensives, soutient l’hypothèse selon laquelle ce surgissement des acteurs enfantins va de pair avec celui d’une « haine sacrée », la geste enfantine pouvant dès lors se lire comme une théophanie. Avec, toutefois, une précision importante : « à aucun moment de l’histoire protestante de la violence, sauf de manière très limitée à des huées […], les petits ou les jeunes enfants ne sont amenés à prendre ou à recevoir le pouvoir adulte de donner directement la mort » (p. 62). Autrement dit, il y a bien une spécificité catholique dans cette perpétration enfantine de la brutalité ; laquelle se comprend, selon l’auteur, à condition de réfléchir à la signification de cette violence et d’accepter de la lire comme un mouvement de retour à Dieu. En effet, D. Crouzet ne manque pas de rappeler que la violence enfantine est largement instrumentalisée par des adultes complaisants dans le but de légitimer leur propre violence. Si les sources ne permettent pas de trancher clairement le caractère autonome des actions enfantines, il est certain que celles-ci ne sont pas spontanées : l’auteur montre bien le consentement des adultes, en particulier des figures de l’autorité locale qui rendent possible cette « délégation du pouvoir de justice » aux plus jeunes, tant symboliquement (lors de procès mimétiques) que concrètement, en les laissant « traîner-brûler-lapider » les corps protestants (p. 60).
Les chapitres 2, 3 et 4 se consacrent ensuite à décrire et expliquer « la pulsion d’agression des petits enfants » (p. 85), en revenant notamment sur l’influence des discours théologiques du temps et celle de l’enseignement catéchétique dans l’élaboration d’un imaginaire enfantin nourri par la représentation du huguenot en ennemi de Dieu, qui « est tel le juif responsable de la crucifixion et [qui] doit être lapidé ou brûlé » (p. 94), mais aussi en bête fauve, dans un processus d’animalisation bien connu des historiens du génocide, dont la destruction est non seulement tolérée mais, plus encore, encouragée. En rappelant en détail le contenu d’une « culture véhiculée par des théologiens guerriers de Dieu » (p. 88) et mise en spectacle par les enfants eux-mêmes lors de jeux théâtraux, D. Crouzet démontre l’influence, directe et indirecte, des clercs sur la mise en acte de la violence. Les enfants « parlent Dieu » (p. 125 sq.), comme l’auteur aime à le rappeler : autrement dit, ils incarnent la vérité divine et leurs actions apparaissent comme prophétiques et propitiatoires. Certaines sources protestantes les présentent même comme les premiers déclencheurs de plusieurs agressions : par leurs cris, leurs chants ou par des jets de pierre, les enfants catholiques peuvent être des « monteurs de foule », selon l’expression empruntée à Claire Dolan.
La deuxième partie du livre s'attache à montrer comment cet imaginaire catholique et enfantin se cristallise dans deux événements majeurs : la Saint-Barthélemy (chap. 5 à 8) et l’assassinat d’Henri III (chap. 9 à 11). Près de trente ans après sa Nuit de la Saint-Barthélemy Footnote 4, D. Crouzet propose ainsi une relecture des événements de la nuit du 24 août 1572 en étudiant le rôle, réel et symbolique, joué par les enfants catholiques : la concomitance de la mort de Gaspard de Coligny et du miracle de l’aubépine entraîne un pèlerinage spontané au cimetière des Innocents, puis vers la maison de l’amiral au premier rang duquel se trouvent des centaines d’enfants. C’est dans ce contexte d’exaltation mystique (les épines de l’arbuste étant assimilées à celles de la couronne christique) que se déroule la profanation méthodique du corps de Coligny, selon un rituel, en partie ludique, mené par les petits enfants parisiens ; pour l’auteur, ce long rituel est « probablement essentiel dans le processus de glissement d’une décision politique […] à un crime collectif » (p. 130). Après 1572, les mentions concernant les enfants se raréfient dans les sources, tout comme se calment les grands déchaînements collectifs de violence. Une montée en puissance d’un imaginaire négatif du devenir de la petite enfance pourrait même être identifiée dans la multiplication des rumeurs de loups-garous à la fin du xvie siècle. Cette « crise de l’imaginaire » est alors interprétée par l’auteur comme un fantasme de culpabilité, « la pureté paraissant devoir être éradiquée par une sorte d’armée d’ombres lupines proliférantes » (p. 183).
Les petits bourreaux en puissance réapparaissent au moment du « grand traumatisme parisien » que constitue la mort des frères Guise, assassinés à Blois en décembre 1588 sur ordre d’Henri III, désormais désigné par les ligueurs comme « le vilain Hérodes ». La figure de l’enfant et de sa vocation prophétique revient alors au premier plan dans l’histoire des guerres de Religion. Dans les jours qui suivent la mort des Guise, les sources signalent de nombreuses processions d’enfants à Paris, orchestrées et instrumentalisées par certains clercs, et qui débouchent parfois sur des scènes de régicide symbolique (des enfants brûlent par exemple le portrait du roi). D. Crouzet montre ainsi que la geste martyrologique de Jacques Clément, qui assassine Henri III le 1er août 1589, s’inscrit en fait dans « une réintrusion spectaculaire des petits enfants dans l’espace public parisien, dans un grand parcours pénitentiel qui s’étale sur au moins deux mois » (p. 199). Loin d’être isolé, l’acte régicide est associé, dans les textes, aux petits enfants de Paris, Clément lui-même étant présenté comme un puer : « le jeune dominicain aurait ainsi comme capté, ou subjectivisé l’énergie sacrale des petits enfants de la Ligue » (p. 213). Le dernier chapitre interroge la postérité du phénomène après 1598 : l’auteur rapporte ainsi la grande sédition enfantine de Tours en 1621, qui parvient à chasser les protestants de la ville pour une dizaine d’années, y compris contre l’avis du pouvoir royal. Aux xviie et xviiie siècles, le rapport des petits enfants à la violence est largement transposé sur le plan symbolique : les grandes peurs de Tours et de Paris en 1750, nourries par une fantasmagorie autour des enlèvements d’enfants, qui évoluent en émeutes contre la police et, par extension, contre le roi, où l’on retrouve le motif du massacre des Saints Innocents. « Ensuite, conclut l’auteur, il faudrait attendre la grande désacralisation révolutionnaire pour assister au retour des petits enfants en situation de violences rituelles » (p. 275).
La participation des enfants catholiques aux pogroms contre les protestants, si elle est réduite, est donc loin d’être anecdotique : elle doit au contraire être lue comme le signe du saisissement de toute une société, tant sur le plan politique que spirituel. Le renversement axiologique qui s’opère, en mettant l’innocence au service du massacre pour le justifier, n’aboutit pourtant, à terme, qu’à l’échec de la Ligue politique et à de grandes désillusions pour ses acteurs : D. Crouzet esquisse d’ailleurs, en conclusion, une réflexion autour de l’idée d’une génération des enfants ligueurs qui constituerait les rangs de la Ligue des dévots au xviie siècle. Ce livre offre donc une relecture inédite des guerres de Religion et de leur violence paroxystique et creuse, en cela, un passionnant sillon, celui d’une réflexion sur la période moderne nourrie aussi par les études de la violence contemporaine en général et du génocide en particulier, qu’il s’agisse comme ici des jeunes massacreurs ou, dans le récent Tous ceux qui tombent de Jérémie FoaFootnote 5, des victimes protestantes.