Le livre d’Arnaud Fossier s’appuie sur la littérature secondaire et de nombreux documents de diverses natures relatifs à un office pontifical plutôt mal connu et peu étudié, notamment en langue française. L’auteur propose également une riche discussion autour des qualifications juridiques employées par la Pénitencerie apostolique afin de clarifier le rôle de cette institution, chargée de la confession à la place du pape. Le bureau des âmes est tiré de sa thèse de doctorat intitulée « La fabrique du droit. Casuistique, qualifications juridiques et pratiques administratives de la Pénitencerie apostolique (début xiiie-début xve siècle) », soutenue en 2012 sous la direction de Jacques Chiffoleau.
A. Fossier nous livre avec cet ouvrage une introduction complète, à la fois théorique et pratique, sur la Pénitencerie apostolique et sur les documents qu’elle élabore, primordiaux pour l’écriture de l’histoire du religieux. Afin de faire l’histoire de cet office (chap. 1 et 2), de ses formulaires (chap. 3 et 4) et des catégories judiciaires qu’il emploie (chap. 5 à 8), l’auteur utilise tous les documents réglementaires ou de la pratique à sa disposition, y compris pour la période dépourvue d’archives. En effet, bien que les registres des suppliques que la Pénitencerie recevait ne soient conservés qu’à partir des années 1410-1411 pour le premier volume, et de 1431 pour les volumes suivants puis de manière continue, cela n’empêche pas A. Fossier de redessiner les missions initiales de cette institution en employant une méthodologie au plus près des documents.
Pour redonner vie au « bureau des âmes », l’historien se fonde sur des bulles pontificales, des textes réglementaires, mais surtout sur sept formulaires ou recueils de lettres constitués entre 1230 et 1390 (présentés et comparés dans le chap. 3). Ces formulaires contiennent des lettres utilisées comme modèles lors de la rédaction des actes et qui sont réunies à la demande des pénitenciers des papes ou à l’initiative des scribes de la Pénitencerie. Quatre de ces formulaires sont déjà bien connus et édités : le premier est compilé par le pénitencier majeur Thomas de Capoue (daté de 1230-1270 et édité par Henry Charles Lea en 1892) ; le second commandé par le pénitencier majeur Bentivenga de Bentivengis (daté de 1289, édité par Konrad Eubel en 1890) ; un autre est demandé par le pénitencier majeur Gil Albornoz (daté de 1357-1358 et partiellement édité par Paul Le Cacheux en 1898) ; et le dernier, qui est réuni par le scribe de la pénitencerie Walter Murner (fin du xive siècle, édité par Matthaus Meyer en 1979). Trois autres sont moins connus et non édités : celui d’un anonyme, dont une copie est aujourd’hui conservée à Londres (fin xiiie-début xive siècle) ; celui du pénitencier majeur Gaucelme de Jean, commandé par le pape Benoît XII (c. 1335-1338) ; et celui du pénitencier majeur Francesco degli Atti (c. 1360-1370).
Dans ces recueils, les lettres (anonymisées ou non) sont rangées par ordre chronologique ou suivant une tabula (table des matières thématique, comme dans le droit canon). Ces documents sont avant tout pratiques, puisqu’ils fournissent aux scribes et aux pénitenciers les formules et les structures du style en vigueur et des modèles de résolutions casuistiques. A. Fossier analyse ainsi la portée documentaire et le contenu d’« exemples », ou plutôt de « modèles », portés à la connaissance de la Pénitencerie à travers plus de 2 000 lettres. Il en étudie longuement le discours et la structure dans le chapitre 4, avant de s’attarder, dans les chapitres suivants, sur les qualifications et les conceptualisations juridiques qu’elles mobilisent.
Fort de sa méthodologie « au ras des actes » (p. 16), A. Fossier cite, tout au long de son ouvrage, de très nombreuses lettres issues de son corpus, souvent totalement ou en partie traduites en français et citées en note en latin. On en apprend beaucoup sur les crimes, les péchés, les délits, les scandales, les fautes, les défauts (de naissance, d’âge, de corps et d’esprit), les abus, les infractions ou les excès, dont la qualification juridique précise est toujours largement commentée par l’historien en divers endroits du livre. De plus, et bien que cela sorte quelque peu du cadre chronologique strict de l’étude annoncé dans le sous-titre (xiiie-xive siècles), l’auteur n’hésite pas, vers la fin de l’ouvrage surtout, à citer plusieurs lettres réellement envoyées aux pénitenciers, conservées dans les archives locales, ou suppliques reçues par la Pénitencerie et conservées dans les registres Matrimonium et diversorum (notamment dans le premier volume de 1410-1411 ou dans l’édition dirigée par Ludwig Schmugge des actes issus des espaces germaniquesFootnote 1).
A. Fossier ne produit pas une histoire sociale (bien qu’il mobilise et analyse de nombreux exemples qui peuvent s’y rapporter), mais s’intéresse à la construction judiciaire et administrative du « public » au Moyen Âge, à la « fabrique du droit » (p. 4). Il montre que le droit n’est pas un ensemble de normes pétrifiées ni leur seule application, mais une construction basée sur les « faits ». En effet, la Pénitencerie apostolique mobilise des pratiques administratives chargées de tempérer la rigueur du droit canon pour l’adapter aux circonstances particulières et singulières, dans un objectif d’équité canonique et de miséricorde chrétienne. L’institution est donc capable de suspendre la règle de droit par la dispense ou de lever les sanctions protégeant la règle de droit par l’absolution.
Les suppliants qui écrivent à la Pénitencerie apostolique cherchent à obtenir une absolution, une déclaration d’innocence, un pardon, une dispense d’irrégularité ou une levée d’excommunication, autant de cas que l’on retrouve au fil des pages et qui captiveront le lecteur. L’office intervient alors pour réintégrer les chrétiens qui font appel à lui en modifiant ou en supprimant la peine ou encore en mettant un terme à l’irrégularité puis en infligeant une pénitence. Falsification de lettres pontificales, homicide, simonie, hérésie, mariage consanguin, prêtre mutilé ou aveugle, moine transfuge, apostasie, tous ces cas se déroulent sous les yeux du lecteur. Dans la mesure où la Pénitencerie et les destinataires des lettres doivent évaluer la gravité et le motif de la faute (qui varie entre intention, nécessité, accident, volonté, juste cause, ignorance du droit ou du fait), toutes les circonstances utiles doivent être connues via la confession (orale ou écrite) et via une enquête dont nous n’avons pas la trace, ni dans les formulaires ni dans les registres postérieurs à l’étude d’A. Fossier.
L’ensemble de cet environnement juridique qui permet de décrire et de classer les cas portés à la connaissance des pénitenciers et de leur cohorte de scribes doit permettre d’orienter la procédure, d’ouvrir la décision et d’enclencher la mesure d’assouplissement du droit ou d’absolution de la peine. Cette juridicisation du champ d’action de l’office, selon l’auteur, permet d’instaurer le droit par l’exemple et la qualification. A. Fossier montre ainsi comment un personnel composé d’experts gagne progressivement en autonomie au nom de l’autorité pontificale, tout en bénéficiant, comme les autres offices, de la centralisation de l’Église. La Pénitencerie développe un usage massif de l’écrit qui entraîne la « bureaucratisation » de l’office : elle reçoit en effet beaucoup de requêtes écrites qui donnent lieu à des enquêtes « sur le terrain » menées par les destinataires des lettres, responsables d’entériner la sentence au niveau local. D’un autre côté, l’oralité garde parfois un rôle central, car les pèlerins se déplacent toujours en nombre à Rome ou en Avignon pour confier leurs confessions aux pénitenciers mineurs.
Dans la mesure où A. Fossier retrace l’histoire et l’organisation de la Pénitencerie apostolique, ce livre pourrait servir de manuel pour qui veut en apprendre davantage sur cette institution, même s’il est tout de même nécessaire d’être un peu familier de l’histoire pontificale, si ce n’est de ses institutions. Cependant, Le bureau des âmes va bien au-delà. En effet, l’auteur y mène une réflexion sur les terminologies documentaires (sommes/formulaires, formes/lettres/cas, exemples/modèles), sur celles utilisées pour décrire le personnel de la Pénitencerie (pénitenciers majeurs ou mineurs, auditeurs, scribes, correcteurs) ainsi que sur le pouvoir de ces derniers (sont-ils mandataires, vicaires ?). Il éclaire les qualifications employées pour décrire les actes eux-mêmes (dispense, licence, dérogation) et celles désignant leur contenu : entre faute (crime/péché, défaut, irrégularité, empêchement) et rédemption (confession, absolution, commutation). Il s’intéresse enfin aux fors médiévaux (judiciaires, pénitentiel, de la confession) et les preuves ou l’absence de preuves dont ils peuvent faire état (secret/discrétion, scandale actif/passif). Bref, ces définitions complexes mais absolument nécessaires pour comprendre l’intérêt de la Pénitencerie apostolique à la fin de l’époque médiévale, dont A. Fossier a déjà prouvé à maintes reprises être l’expert, font de cet ouvrage un incontournable de nos bibliothèques matérielles comme virtuellesFootnote 2.