Quelle réalité recouvrait la métaphore de l’Union soviétique comme forteresse assiégée ? S’appuyant sur des matériaux d’archives conservés à Moscou, à Vyborg et à Minsk, Sabine Dullin cherche à saisir l’épaisseur et la solidité des murs de cette forteresse, c’est-à-dire la matérialité de la frontière occidentale de l’URSS et son fonctionnement au quotidien afin d’éclairer la mise en place du modèle politique soviétique dans l’entre-deux-guerres à partir de ses confins. Au cours des cinq chapitres qui structurent l’ouvrage, la frontière apparaît en tant que zone de contacts, d’interactions, de confrontations et de coopérations. Il s’agit donc d’une histoire de la frontière comme processus produisant des effets dans la politique, le quotidien et l’imaginaire, et non d’une histoire diplomatique et géographique de l’établissement de ce tracé long de 60 000 kilomètres. Le titre du livre y fait une allusion : la frontière est envisagée comme un espace plus ou moins large selon les périodes, et non comme une ligne bien délimitée.
L’introduction revient sur le précédent impérial dans le domaine de la gestion des frontières. L’internationalisme des bolcheviks et la logique de classe qui prônait la disparition des frontières entre États au nom de l’avenir prolétaire devaient en principe provoquer une rupture avec la Russie tsariste. Mais la guerre civile empêche la réalisation de ce projet ambitieux, qui paraît enterré avec la création de l’Union soviétique en 1922 : lors de la signature des traités de paix avec les États voisins, la logique des nations l’emporte, la ligne de front devient la frontière dont le contrôle est élevé au rang d’une affaire de sécurité d’État. Si la rupture s’opère tout de même, c’est sur un autre plan. Remontant au début des années 1920, elle s’exprime à travers deux changements, celui du statut des territoires frontaliers qui ne sont plus considérés comme des marges convenables pour l’exil des opposants, et celui de la tutelle des garde-frontières qui révèle la hiérarchie des différentes fonctions de la frontière. En effet, si avant 1921 la direction principale des garde-frontières dépendait des Finances, son objectif principal étant d’éviter la fuite des capitaux et des objets précieux, on assiste par la suite à la militarisation et à la politisation progressive de cette institution qui devient désormais subordonnée au ministère de l’Intérieur. Le rappel du contexte européen de l’entre-deux-guerres, avec ses dictatures, ses nationalismes et ses sentiments revanchistes, permet de relativiser l’exceptionnalité soviétique.
L’entrée en matière par la figure du garde-frontière dans l’imaginaire soviétique sert à montrer comment la frontière et les enjeux de sa défense ont été présentés aux Soviétiques. Si la propagande s’approprie les figures de héros ordinaires (aviateurs, travailleurs de choc, kolkhoziens, etc.) dès la première moitié des années 1930, le garde-frontière héroïque accompagné de son chien ne surgit dans la culture populaire (au cinéma, sur les affiches et dans la littérature) qu’en 1935. Pourtant, déjà au début des années 1930, le garde-frontière est revêtu d’une mission civilisatrice en ce qu’il est chargé de participer à l’organisation des kolkhozes, à l’exploration des territoires et à la soviétisation des confins. Mais son véritable culte en tant qu’une incarnation de la vigilance et du dévouement au régime commence plus tard. La montée des tensions sur la scène internationale peut expliquer ce décalage – qui mériterait d’ailleurs d’être davantage analysé dans la mesure où l’ouvrage cherche à présenter la zone frontière comme un laboratoire des politiques soviétiques.
À l’exception du premier chapitre consacré au garde-frontière, l’argumentation suit un fil chronologique. Ainsi, le lecteur voit l’évolution des préoccupations autour de la frontière, perçue comme poreuse au début des années 1920 et devenant de plus en plus fermée au cours des deux décennies précédant la Seconde Guerre mondiale. Le verrouillage date de 1934-1940, période où la frontière devient une zone interdite « à l’image d’un régime policier ». L’obsession autour de la densité de la protection s’accompagne de réglementations propres à cette zone et de « nettoyages » des individus suspects. Dans ce cheminement chronologique, il est possible de déceler plusieurs axes d’intervention du pouvoir sur la frontière : relations internationales avec comme pendant la politique des nationalités ; économie et vie quotidienne ; migrations volontaires et répressions. Nous pouvons vérifier la thèse de l’autrice sur la frontière comme un laboratoire des politiques soviétiques en nous arrêtant sur chacun de ces trois thèmes.
Le domaine des relations internationales semble le plus incontournable dans l’étude des politiques frontalières. En effet, dès le début, la frontière du nouvel État se construit de manière bilatérale, la coopération avec les pays limitrophes s’imposant comme une évidence. Celle-ci est facilitée par des concessions territoriales que Lénine accorde aux États voisins au nom du rejet du chauvinisme grand-russien et de l’héritage impérial. La co-construction de la frontière provoque des effets de mimétisme dans les modalités du contrôle et de la défense de la souveraineté des deux côtés de la bande qui sépare les pays. En même temps, l’URSS mène une politique de séduction à l’égard des minorités nationales des États limitrophes. L’Union soviétique profite de la promotion par la SDN du droit international favorable aux minorités. Jouant le rôle de protecteurs des nations, les dirigeants soviétiques se servent des insurrections des minorités nationales dans les pays voisins pour créer de nouvelles républiques soviétiques sur les territoires étrangers. Ce fut par exemple le cas de la Moldavie ainsi détachée de la Roumanie. Les politiques du bon voisinage et des concessions territoriales laissent alors la place aux pratiques d’ingérences effectuées sous prétexte de la gestion des incidents sur la frontière et de la défense de l’inviolabilité du territoire soviétique. Par conséquent, les tensions augmentent et font apparaître une menace d’agression militaire. Les conventions frontalières signées entre la fin des années 1920 et le début des années 1930 pour apaiser ces tensions précèdent et préparent les accords bilatéraux et internationaux concernant notamment la non-agression. Sur ce point, la frontière apparaît véritablement comme un lieu d’élaboration et d’épreuve de la politique internationale de l’URSS où la différentiation idéologique l’emporte sur les spécificités ethniques.
Dans le domaine de l’économie, la performativité de la frontière ressort aussi avec force : des activités économiques transfrontalières sont qualifiées de contrebande du fait de la démarcation des territoires et du monopole du commerce extérieur. Plus généralement, les habitants des régions occidentales de l’URSS voient leur quotidien se transformer à la suite de l’apparition de la frontière, qui divise des communautés, des familles et des propriétés à deux reprises, au début des années 1920 et en 1939-1940. Après la guerre civile, les individus choisissent le pays où vivre moins en fonction des loyautés politiques ou idéologiques qu’en fonction de considérations agraires (telles que la qualité de la terre et des pâturages). Dans l’objectif de faire de la frontière une vitrine du socialisme à partir de 1924, le pouvoir cherche à rendre les confins attractifs politiquement en les réhabilitant et en les développant économiquement et socialement. Les habitants des zones frontalières obtiennent des exonérations fiscales et des autorisations de passer la frontière dans le cadre de certaines activités (telles que l’acquisition de produits pour la consommation personnelle, pour les travaux de construction, etc.). Ces politiques sont toutefois vues comme un échec vers la fin des années 1920. La collectivisation des terres et la nationalisation du commerce s’organisent alors selon des rythmes plus intenses que dans l’ensemble de l’Union soviétique. La perception de la menace émanant de l’étranger et la manie des espions amènent à l’interdiction de construire de grandes usines dans la zone frontière, ce qui provoque le mécontentement des dirigeants locaux qui sentent s’affaiblir le statut de leurs régions. Cependant, comme la sécurité, la loyauté et la fiabilité politique des habitants restent une priorité absolue, les autorités concluent une sorte de contrat social avec eux en leur accordant un approvisionnement privilégié en biens de consommation. Elles font là exception à leur préférence habituelle pour les sites industriels. La simultanéité chronologique de ces politiques avec les jalons essentiels de l’histoire économique et sociale soviétique fait que l’idée de la frontière comme laboratoire fonctionne moins bien que dans le domaine des relations internationales.
La chronologie est en revanche décalée en amont en ce qui concerne les vagues de répressions qui deviennent un outil de gouvernement des zones frontalières avant qu’elles ne se répandent sur l’ensemble du territoire. L’histoire des déplacements forcés des populations débute avec la transformation de la frontière d’une zone tampon entre les États en une zone de contrôle interne. À partir de 1923-1924, la surveillance des habitants de la zone frontière devient de plus en plus rigoureuse, allant de pair avec un travail de stigmatisation des individus « suspects ». Le nettoyage des « éléments indésirables » s’y accompagne de la colonisation par des populations « fiables » (à l’instar des soldats démobilisés de l’Armée rouge) selon la « géographie stalinienne du loyalisme » (p. 177). À la fin des années 1920, deux flux migratoires s’entrecroisent dans cet espace. D’un côté, la collectivisation provoque la fuite des Soviétiques à l’étranger. De l’autre, l’image de la vitrine du socialisme attire des étrangers fascinés par l’URSS et idéologiquement proche du régime. La crise économique de 1929, couplée à la propagande soviétique, incite les ouvriers à partir en direction de l’Union soviétique. En 1931, plus d’un millier d’étrangers tentent de franchir la frontière en Biélorussie en six mois. L’espoir de l’avenir radieux s’avère rapidement déçu, car les procédures d’enquête de la police politique débouchent facilement au mieux sur une accusation de passage illégal de la frontière passible d’un an de privation de liberté et au pire sur une accusation d’espionnage. La moitié des migrants se retrouvent aux travaux forcés, alimentant la main-d’œuvre du Goulag et participant ainsi aux grands chantiers staliniens. C’est dans ces immigrations-déportations que l’autrice voit avec raison l’élaboration des politiques répressives soviétiques où l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur ne font qu’un. La loi sur la trahison de la patrie de juin 1934, née à la frontière, précède les répressions qui commencent dans tout le pays après l’assassinat de Sergueï Kirov en décembre 1934 et atteignent leur paroxysme avec la Grande Terreur de 1937-1938. À la fin de la décennie, avec la croissance d’interdictions concernant les pratiques transfrontalières, la rhétorique de l’URSS comme le pays des prolétaires du monde entier s’estompe définitivement. La conclusion du livre introduit un nouvel aspect de la thèse « frontière laboratoire ». Les outils de gouvernement de la frontière conçus pendant la période de l’entre-deux-guerres sont réutilisés sans hésitation à la sortie de guerre : la ligne de front doit légitimer le nouveau tracé de la frontière ; les répressions et les déportations des populations des territoires annexés en direction du Goulag et l’installation dans ces régions des Soviétiques de longue date sont censées asseoir l’autorité politique du Kremlin.
La frontière comme objet d’étude montre comment la micro-histoire peut renouveler l’histoire des relations internationales. Cette échelle qui pouvait paraître improbable pour une histoire diplomatique met au contraire en exergue les modalités des élaborations des politiques et leur mise à l’épreuve. Cet effet de loupe sur la matérialité du politique et le rapport au territoire révèle ce qui se joue à la frontière pour des acteurs différents – des dirigeants de tout rang aux individus ordinaires.