L’œuvre de Saba Mahmood, anthropologue pakistano-américaine et professeure à l’université de Berkeley en Californie, a profondément marqué l’anthropologie de l’islam. Quels que soient les accords ou les désaccords que ses recherches aient pu susciter, il y a un avant et un après ses travaux, et l’on n’aborde plus de la même manière les questions de subjectivité, de liberté et de féminisme depuis la parution, en 2004, de Politics of Piety: The Islamic Revival and the Feminist Subject Footnote 1, une ethnographie d’un groupe de femmes musulmanes pieuses au Caire dans les années 1990. Douze ans plus tard, S. Mahmood publie donc son second ouvrage dans lequel, à partir d’une ethnographie des controverses sur les libertés religieuses en Égypte, elle élabore une généalogie du sécularisme politique. C’est le dernier ouvrage de l’anthropologue, décédée prématurément à l’âge de 56 ans en mars 2018. Il n’a toutefois rien perdu de son actualité.
Le livre part du constat de l’érosion croissante des libertés religieuses au Moyen Orient, mais en lieu et place des explications de type culturaliste – sur l’influence de la sharia – ou des analyses politiques sur l’effet de l’autoritarisme, il prend le sécularisme politique comme instrument d’analyse. C’est là que réside toute son originalité. À travers une étude minutieuse de la situation des Coptes égyptiens et des Bahaï, l’autrice démontre que les tensions et discriminations persistantes contre les minorités religieuses sont l’expression du sécularisme lui-même comme projet politique ambivalent. Le sécularisme politique est défini par une double orientation : « l’État moderne désavoue la religion […] et, en même temps, a besoin des catégories religieuses pour structurer et réguler la vie sociale, reliant ainsi de manière insoluble les domaines privés et publics que l’État séculier vise à séparer » (p. 25). Il ne s’agit donc pas de faire une « généalogie indigène » (p. 31) de la façon dont s’incarnent en Égypte des concepts universels tels que la liberté religieuse, mais plutôt d’entreprendre l’histoire croisée de leur formation en Europe et au Moyen Orient. L’ethnographie des minorités religieuses égyptiennes est fondée sur une double méthode, généalogique et critique.
Par l’approche généalogique, S. Mahmood s’inscrit en faux contre les analyses linéaires qui font du libéralisme de type lockien le seul principe historique et modèle théorique d’une promesse d’égalité civique et politique. Cette approche n’inspire pas seulement des dispositifs juridiques de protection de la liberté de conscience et du pluralisme, mais fonde aussi une technologie de gouvernance libérale par laquelle l’État séculier consolide sa souveraineté. Les deux premiers chapitres du livre construisent une généalogie détaillée des concepts de liberté religieuse et de droits des minorités, dans un aller-retour entre les histoires européenne et moyen-orientale. Trois tournants majeurs scandent l’histoire de la transformation de ces idées : l’expansion impériale européenne au xixe siècle, l’émergence des États-nations au Moyen Orient au début du xxe siècle et la période de l’entre-deux-guerres. L’autrice montre pour chacune de ces périodes comment l’octroi ou non de droits à la minorité copte chrétienne était tributaire d’une transaction politique spécifique. Par exemple, le choix fait, au début du xxe siècle, de circonscrire la place du christianisme copte à la vie privée est lié à la consécration de l’islam comme religion de la nation dans les luttes d’indépendance. Pendant les débats de 1923 sur la Constitution, le langage de l’égalité politique a été largement préféré à celui des droits spéciaux pour les minorités. En contrepartie, les Coptes se sont vus octroyer une autonomie sur les questions de droit de la famille. Ces débats sur le droit de la famille, les mariages interreligieux et les conversions sont examinés en détail dans le troisième chapitre.
S. Mahmood s’intéresse tout particulièrement à la continuité des stratégies de certains types d’acteurs, au-delà des transformations historiques. Elle met l’accent sur le rôle des missionnaires chrétiens qui, en prenant la défense, aux xviiie et xixe siècles, des chrétiens ottomans, ont œuvré à déstabiliser la souveraineté de l’Empire. L’autrice établit un lien entre ces stratégies missionnaires et différents aspects du discours libéral de défense des libertés religieuses internationales, notamment tel qu’il s’exprime dans divers groupes de pression, comme les lobbys coptes conservateurs aux États-Unis. La méthode « critique » s’inscrit dans la continuité du projet asadien de critique de l’État séculier libéral, compris non comme l’arbitre neutre de la différence et l’instrument de l’égalité, mais comme jouant un rôle actif dans la réorganisation même du religieux.
Le quatrième chapitre met l’accent sur la minorité bahaï, qui se distingue de la minorité copte en ce qu’elle n’est pas officiellement reconnue par l’État. S. Mahmood analyse ici la façon dont les tribunaux recourent au concept d’ordre public pour dénier aux Bahaï le droit de manifester leur foi en public. Ce faisant, l’autrice relie des situations telles que celles des Bahaï égyptiens et des minorités religieuses en Europe (juives au xixe siècle et musulmanes aujourd’hui), où le concept d’ordre public est également invoqué pour réguler la manifestation publique de la foi. Le dernier chapitre étudie une controverse qui eut lieu en 2008 autour de la publication du roman de Youssef Ziedan, La malédiction d’Azazeel. Alors que l’Église orthodoxe copte dénonça le livre comme blasphématoire en raison de la façon dont il représentait le Christ, Y. Ziedan et ses alliés sécularistes affirmèrent qu’il s’agissait d’une critique argumentée de la violence religieuse. Ce qui intéresse ici S. Mahmood c’est qu’au-delà de leurs désaccords, l’auteur et ses détracteurs recourent à une même conception de l’histoire comme réceptacle de faits réels qui rendent la révélation vérifiable. On voit par là comment le sécularisme politique se transforme en sécularité, un régime normatif qui imprègne et transforme les subjectivités, qu’elles soient croyantes ou non croyantes, et les unifie autour d’une même perception des frontières entre public et privé, histoire et révélation.
S. Mahmood insiste sur le fait que son approche critique (critique, en anglais) de l’État séculier, qui a suscité de nombreux débats, ne constitue pas une condamnation ou un désaveu (criticism). Le sécularisme, affirme-t-elle d’emblée, n’est pas plus susceptible de disparaître que la modernité. L’enjeu d’une critique n’est pas d’appeler au retour d’un temps anté-séculier idéalisé, mais bien d’analyser les mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans le déploiement du sécularisme comme système juridico-politique et comme discours. En dépit de ces nuances importantes, l’ouvrage de S. Mahmood a été reçu avec réserve par certains spécialistes du religieux au Moyen Orient. Ussama Makdisi reproche ainsi à l’anthropologue de ne pas prendre au sérieux l’histoire singulière des combats arabes pour la liberté de conscience et l’égalité citoyenne. Les activistes, penseurs et politiciens arabes séculiers, regrette l’historien, apparaissent comme les simples figurants d’un projet protestant européen. Il déplore enfin une certaine vision idéalisée de la façon dont l’Empire ottoman – construit comme autre de l’État séculier libéral – gérait les minorités religieusesFootnote 2.
La situation politique du Moyen Orient et du Maghreb a profondément changé depuis l’année de parution de cet ouvrage. Dans toute la région dite MENA (pour Middle East and North Africa), la répression politique est redevenue la norme, que l’on parle de retour autoritaire ou de dé-démocratisation. L’affirmation de cette vague contre-révolutionnaire à travers la région n’est cependant pas synonyme d’un renforcement de l’État. Au contraire, l’effondrement des structures étatiques (que ce soit en Égypte, en Tunisie ou en Turquie, sans parler de la Syrie et du Liban) s’est accentué sous l’effet de la pandémie de COVID-19 et de la crise climatique, financière et économique. Dans ce contexte, la réflexion sur le pouvoir de l’État séculier peut sembler moins pertinente et moins urgente que l’analyse des processus et des mobilisations qui se passent hors ou à côté de l’État (les mouvements stateless et unstately). Dans un article de 2023, les juristes Aslı Bâli et Omar Dajani font eux aussi le constat de l’échec du modèle ethno-majoritaire sur lequel les États-nations arabes ont été fondés après les indépendancesFootnote 3. « L’État-nation est une technologie politique occidentale mal adaptée à la région », affirment-ils. Ils soulignent encore que le cadre juridique du droit des minorités n’a pas permis de protéger les minorités, ethniques, religieuses, culturelles ou linguistiques contre les méthodes prédatrices d’États corrompus et autoritaires. Les deux auteurs poussent toutefois leur analyse dans une perspective différente en posant la question des formes démocratiques (ré)imaginables au-delà du modèle de l’État-nation. En prenant comme exemple le Kurdistan et la Palestine, ils montrent concrètement comment les groupes et individus de ces régions inventent des formes politiques alternatives. A. U. Bâli et O. Dajani proposent ainsi l’idée du confédéralisme démocratique pour penser la manière dont les communautés sans État et les minorités trahies par l’État peuvent refonder des expériences politiques démocratiques.
Ce livre incontournable permet de mieux comprendre les tensions interreligieuses en Égypte, non pas comme une spécificité nationale ou culturelle, mais comme un effet des ambivalences mêmes du sécularisme politique. Au vu de la situation actuelle de la région MENA, prolonger l’entreprise d’une généalogie critique de l’État séculier par une analyse des processus en cours pour imaginer des alternatives démocratiques est une manière de continuer à faire vivre la pensée si féconde et toujours bien vivante de S. Mahmood.