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Annamaria Ducci, Henri Focillon en son temps. La liberté des formes, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2021, 396 p.

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Annamaria Ducci, Henri Focillon en son temps. La liberté des formes, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2021, 396 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

Raphaël Bories*
Affiliation:
raphael.bories@gmail.com
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Abstract

Type
Varia (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

« Si je deviens illustre et si l’on écrit ma biographie, on la coupera, non en chapitres, mais en une infinité de petits alinéas décousus. » C’est par cette citation d’Henri Focillon (1881-1943) que se termine l’introduction de la monographie consacrée à l’historien de l’art par Annamaria Ducci, qui recoud ensemble cette « infinité de petits alinéas » constituant le parcours intellectuel de celui-ci. Ce travail s’appuie sur les recherches historiographiques menées sur Focillon depuis un quart de siècle, auxquelles l’autrice a largement contribué : elle avait ainsi déjà mis cette même citation en exergue de son texte pour le catalogue de l’exposition de 2004 au musée des Beaux-Arts de Lyon, La vie des formes. Henri Focillon et les arts Footnote 1, à l’organisation de laquelle elle avait participé et qui a représenté, avec les deux colloques l’accompagnant, un tournant dans l’étude de la vie et de l’œuvre de l’historien de l’artFootnote 2.

Cette exposition était co-produite par l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), un établissement avec lequel A. Ducci a mené une partie de ses travaux et qui a joué un rôle central dans le développement en France d’une historiographie critique de la discipline. À partir des années 1990, dans un contexte de crise ressentie par les historiens de l’art – sentiment qui traverse alors largement les sciences historiques –, des chercheurs se sont efforcés de produire une réflexion sur les figures, les institutions et les problématiques de leur discipline. C’est aussi en 2004 que Roland Recht, figure majeure de cette approche historiographique, coordonne dans la Revue de l’Art un numéro consacré à « l’histoire de l’histoire de l’art »Footnote 3 : la publication dans la collection « Historiographie de l’art » qu’il dirige de l’ouvrage d’A. Ducci constitue ainsi un aboutissement logique de ces travaux.

L’importance de Focillon dans le panorama de l’histoire de l’art en France au xxe siècle se lit notamment dans les liens de filiation, directs ou indirects, qui l’unissent dans une généalogie intellectuelle à nombre de figures ayant fait l’objet de ces recherches historiographiques récentes, de Louis Grodecki à Charles Sterling et André Chastel, ce dernier ayant largement œuvré pour faire de son maître la figure tutélaire de la discipline. R. Recht a lui-même été formé par Grodecki avant de succéder à Focillon et à Chastel au Collège de France, tandis que l’ouvrage d’A. Ducci est dédié à la mémoire d’Enrico Castelnuovo, autre promoteur de l’histoire de l’histoire de l’art, proche du cercle des élèves de Focillon et à l’origine de la traduction de plusieurs de ses œuvres en italien. Mais malgré sa place centrale dans la mémoire disciplinaire de l’histoire de l’art dès le lendemain la Seconde Guerre mondiale, la pensée de Focillon a souvent été réduite à sa Vie des formes Footnote 4, et celle-ci à un épiphénomène du formalisme de langue allemande.

L’objectif d’A. Ducci est donc de restituer la complexité qui caractérise cette œuvre, tout en mettant en exergue les fondements et les principes qui la sous-tendent. Pour replacer Focillon « en son temps », cette biographie intellectuelle s’appuie non seulement sur la littérature critique existante, mais aussi sur les archives inédites de l’historien de l’art et sur la relecture de ses œuvres avec une attention particulière à la forme du discours. Cette dernière approche, fondée sur l’idée que « [l]’éloquence de Focillon est travaillée par un réseau précis de renvois historico-artistiques mais aussi littéraires, poétiques, musicaux et philosophiques » (p. 35) est ici mise en relation avec les travaux des historiens de l’art Philippe Junod, Roland Recht et Pierre Vaisse. Elle s’inscrit de manière plus générale dans le contexte d’une histoire intellectuelle renouvelée, croisant étroitement histoire des idées et histoire sociale des intellectuels.

A. Ducci a aussi pour ambition d’historiciser l’œuvre de Focillon, qu’elle replace « dans le panorama des études du début du xxe siècle, tout en observant son lien avec la tradition du siècle précédent » (p. 34), à travers une approche à la fois synchronique et diachronique, et de comprendre les influences et les circonstances qui ont marqué l’historien de l’art. En donnant une large place à ses écrits, à travers la variété des thèmes qu’ils abordent – l’art du Moyen Âge, l’esthétique, la gravure et la peinture moderne et contemporaine, l’art japonais, l’art populaire – et des disciplines dont ils mobilisent méthodes et théories – philosophie, sociologie, psychologie, folklore, histoire –, l’ouvrage permet de saisir la manière dont Focillon s’inscrit dans le contexte qui est le sien, mais aussi ce qui fait la singularité de son œuvre.

La biographie événementielle de l’historien de l’art est esquissée à grands traits dans l’introduction. Né en 1881, Focillon passe ses années de jeunesse dans le milieu artistique, intellectuel et politique de son père, le graveur Victor-Louis Focillon, entre Claude Monet, Auguste Rodin et Georges Clemenceau. Pendant sa formation à l’École normale supérieure puis ses années d’enseignement en lycée, ses premières réflexions sur la place de l’art dans la société vont de pair avec un engagement politique socialiste. Quand il publie sa thèse sur Giovanni Battista Piranesi en 1918, il dirige déjà depuis cinq ans le musée des Beaux-Arts de Lyon, ville où il enseigne également à l’université. Il occupe à partir de 1924 la chaire d’histoire de l’art médiéval de la Sorbonne, puis est nommé au Collège de France en 1938. Très impliqué dans l’Institut international de coopération intellectuelle de la Société des Nations, il enseigne aussi à Yale, et se trouve aux États-Unis lors de l’armistice du 17 juin 1940 ; il s’y engage en faveur de la France libre jusqu’à sa mort en 1943.

Le début du parcours de Focillon et ses années de formation sont d’abord évoqués par le biais de deux de ses ouvrages sur Paris, publiés dans les années 1920, qui permettent de comprendre la manière dont il s’inscrit dans l’héritage littéraire et artistique du xixe siècle, de Victor Hugo à Charles Baudelaire en passant par Honoré de Balzac, mais aussi le graveur Charles Meryon, proche de V.-L. Focillon. La place de la gravure dans sa famille le conduit à mener ses premières recherches sur Piranèse, dont il dédie la monographie à son père, mais aussi à son maître Henry Lemonnier, promoteur d’une histoire de l’art inscrite parmi les sciences historiques, soucieux de contextualisation des manifestations artistiques. L’ouvrage, « reconstruction d’une époque à travers le génie d’un artiste » (p. 58), est aussi l’occasion de premières réflexions sur la complexité et la stratification du temps historique, l’ornement (dans la lignée de l’école viennoise d’histoire de l’art), l’importance de la lumière dans l’analyse des formes, ou encore les artistes visionnaires.

Les années d’enseignement de Focillon à Bourges et à Chartres (1908-1913), suivies des destructions de la Grande Guerre, le sensibilisent à l’art des cathédrales. Son approche du Moyen Âge est parfois teintée de nationalisme, mais toujours opposée aux lectures ethnicistes, la France médiévale étant pour lui au cœur d’un Occident marqué par l’humanisme et la raison, vision qu’il défend notamment dans les années 1930 face aux positions racistes de Josef Strzygowski. Là où Émile Mâle, auquel il succède à la Sorbonne, utilisait le catholicisme comme clef de lecture du Moyen Âge, Focillon propose une vision laïque, dans la lignée d’Augustin Thierry, de Victor Hugo et d’Eugène Viollet-le-Duc. Comme ce dernier, qui l’influence profondément, il est convaincu de l’importance du lien entre forme et technique, et de l’autonomie de l’activité artistique par rapport à une iconographie qui n’explique pas la poétique des formes, laquelle repose sur « la géométrie, les masses, le relief et le modelé, le mouvement, la lumière et l’effet » (p. 127).

Dans ses travaux sur la sculpture romane, dont il est parmi les premiers à étendre l’étude aux grandes réalisations du xie siècle, il insiste aussi sur ses liens avec l’architecture, et sur la relation dialectique entre le cadre et la figure en mouvement (la loi du cadre), reprenant la distinction de Heinrich Wölfflin entre forme ouverte et forme fermée. Il partage avec Wilhelm Vöge – lui aussi influencé par Viollet-le-Duc – la critique de la théorie des écoles régionales, l’attachement à la notion de personnalité artistique, l’attention aux matériaux et aux techniques, et la méthode de l’analyse stylistique et formelle. Dans les années 1930, Focillon s’intéresse aussi au style gothique, aux débats sur son origine et sur les fonctions de l’ogive, au gothique tardif, au rôle de l’Italie, de la France et des Flandres dans la Renaissance. Toujours attentif à la complexité du temps historique, il cherche notamment dans celle-ci « la trace de la permanence […] d’une sensibilité médiévale, fantastique, merveilleuse et visionnaire » (p. 212).

Vie des formes, « chef d’œuvre de prose focillonienne » (p. 228) publié en 1934, permet à l’historien de l’art d’exposer ses idées sur les rapports entre l’œuvre, la forme, la vie, le temps et l’espace de façon systématique. A. Ducci revient sur l’influence de la pensée bergsonienne, qui fait l’objet d’une « assimilation critique » (p. 242) par Focillon, comme les sciences naturelles et les idées de Johann Wolfgang von Goethe, de Jacob Burckhardt, de Friedrich Nietzsche, d’Hippolyte Taine, de Paul Valéry, de Louis Courajod, d’Aloïs Riegl, d’Adolfo Venturi, d’Yrjö Hirn, de Waldemar Deonna, d’Élie Faure, de Louis Hourticq, de Bernard Berenson, de Gustave Geffroy et de tant d’autres. L’analyse approfondie de ce panorama intellectuel vertigineux permet de saisir au plus près ce qui caractérise la phénoménologie artistique de Focillon, fondée sur « son expérience vécue dans le monde des artistes » (p. 377), mais aussi ce qui la rapproche et l’éloigne des apports du formalisme germanique, et de la situer dans un courant formaliste français en partie autonome.

L’ouvrage s’achève par l’étude des « formes de l’historien de l’art », sa prose – écriture-artiste marquée par le recours à l’analogie, l’« ekphrasis cinématographique » (p. 354), les propositions concessives mettant en valeur le doute – et son œuvre dessiné – acte de la main, si importante pour lui, et mode de compréhension à part entière de la création. Détourné d’une carrière artistique par une myopie extrême, Focillon a aussi pratiqué sa discipline en artiste et en humaniste, voyant en l’art, comme l’écrit A. Ducci, « la plus haute expression de l’homme, et en la vie des formes le paradigme de la valeur la plus précieuse et nécessaire aux hommes – la liberté » (p. 34).

References

1 Alice Thomine et Christian Briend (dir.), La vie des formes. Henri Focillon et les arts, Gand, Snoeck, 2004, p. 41.

2 L’un de ces colloques était notamment organisé par A. Ducci : Annamaria Ducci, Alice Thomine et Ranieri Varese (dir.), Focillon e l’Italia-Focillon et l’Italie, Florence, Le Lettere, 2007. L’autre, auquel elle a aussi participé, était dirigé par Pierre Wat, alors conseiller scientifique à l’INHA : Pierre Wat (dir.), Henri Focillon, Paris, Kimé, 2007.

3 Roland Recht (dir), no spécial « L’histoire de l’histoire de l’art », Revue de l’Art, 146-4, 2004.

4 Henri Focillon, Vie des formes, Paris, Ernest Leroux, 1934.