La campagne présidentielle française de 2022 a été marquée par l'entrée en politique du candidat Éric Zemmour et de son parti politique d'extrême-droite Reconquête. Auparavant, Zemmour s’était révélé sur la scène médiatique française sous la casquette de journaliste, essayiste et chroniqueur. Face à cette arrivée, Cécile Alduy, professeure de littérature et de civilisation françaises à l'Université Stanford (États-Unis) et chercheuse associée au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF, France), publie un court essai engagé intitulé La langue de Zemmour dans la collection Libelle des Éditions du Seuil. Divisé en six parties, l'essai cherche à déconstruire le discours du polémiste. Pour ce faire, l'analyse du discours repose sur sept ouvrages publiés par Zemmour entre 2006 et 2021.
Dans la première partie, Alduy porte la focale sur le thème de la guerre (troisième mot le plus employé dans les ouvrages étudiés). Cette dernière se caractériserait par une lutte constante entre les citoyens et les genres. L'usage répétitif d'un vocabulaire violent aurait pour objectif d'engager à l'action par un « double effet, affectif et cognitif » (14). Ce passage à l'action pourrait passer par le vote mais pourrait également constituer un appel vers d'autres formes d'action violentes. Forte de ses précédentes analyses sur le discours du Front national, devenu aujourd'hui le Rassemblement national, la chercheuse met en perspective des points de convergence sur le thème de la violence entre le discours de Zemmour et celui de Jean-Marie Le Pen au cours des années 1990. Dans la même veine, elle observe qu'alors qu'en son temps Le Pen était tenu à l’écart médiatiquement, en 2022 et « à l’ère du clash » (14), la violence du langage de Zemmour en ferait un atout médiatique.
Dans la deuxième partie, la chercheuse met en exergue la tentative de banalisation du phénomène de « guerre civile », sous-entendue « guerre des races » (17). Pour Alduy, la notion de race constitue le socle des écrits de Zemmour (le mot « race » a été employé « plus de 135 fois » [17]). A contrario, d'autres leaders politiques français ne l'utilisent pas ou peu (à deux reprises pour Marine Le Pen ; nullement par Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, François Hollande ou Jean-Luc Mélenchon et une vingtaine de fois par Jean-Marie Le Pen [18]). Cette recherche de banalisation s'inscrirait dans une réécriture de l’« imaginaire pour réhabiliter le mot et la chose » (18). Pour ce faire, deux méthodes semblent à l'usage dans ses écrits : l'emploi du terme de manière répétitive afin d'habituer le lecteur, ainsi que le recours aux citations d'auteurs appartenant au passé (avant la Shoah). Zemmour aurait aussi recours à la manipulation « par transfert affectif et transfert d'autorité : rendre acceptable une opinion problématique en construisant un message qui l'associe à une personnalité aimable ou une figure d'autorité approuvée » (19). Malgré les omissions ou les déformations de propos tenus par les personnalités du passé, l'argumentaire de Zemmour apparaîtrait solide, scientificisé et doté d'une assise historique.
La troisième partie de l'ouvrage s'intéresse à l'altération du sens des mots par Zemmour. Selon Alduy, la distorsion de mots représente une arme de persuasion contre l’État de droit français et ses valeurs. Mis en application, ce processus passerait par plusieurs figures rhétoriques dont la rhétorique du miroir (procédé de renversement ; à titre d'exemple « les dominés sont les dominants et vice-versa » [24]), l'hyperbole, la dérision et l'ironie. Dans la quatrième partie, la chercheuse relève que la force de persuasion de Zemmour s'ancre dans le genre narratif et l'emploi de l'indicatif, de syllogismes et d'analogies généralisées. Ce genre permettrait à l'auteur de se poser en traducteur de « la réalité », de restreindre les tentatives de contre-argumentaires et de dissimuler sa subjectivité. Quant à la cinquième partie, elle s'intéresse à l'usage de contresens au service d'une contre-révolution. Alduy observe que Zemmour réécrit l'histoire afin de glorifier ses idoles et de réinterpréter les propos d'auteurs de l'héritage historique qui iraient à l'encontre de ses idées. Dans cette perspective, la chercheuse met en garde sur le fait que ses opinions soient présentées telles « des vérités » (39). Dans la sixième partie, Alduy met en relief le goût porté du polémiste pour l'amalgame et l'antithèse. Ces deux figures de style serviraient un « manichéisme identitaire » (44) (gommer les différences pour rassembler autour d'une identité française commune et diviser, voire exclure des citoyens en raison de critères identitaires). Enfin, les remarques conclusives de la chercheuse soulignent le caractère profondément identitaire et antidémocratique de la langue de Zemmour et l'importance « de prendre au sérieux [son] projet politique » (49).
In fine, ce court essai apporte des pistes d'analyse et de réflexion pertinentes pour un lectorat varié, ce principalement pour trois raisons. Premièrement, bien que l'essai soit engagé, l'analyse du discours permet d'appuyer empiriquement le point de vue de la chercheuse. Il intéressera alors des universitaires qui ne seraient pas familiers avec le paysage politique français ou l'analyse du discours. Deuxièmement, il s'agit d'une contribution en science politique alors que, jusqu’à présent, les travaux sur le sujet étaient plutôt traités par des historiens ou des journalistes. Enfin, le texte est suffisamment vulgarisé pour intéresser un public large en raison de son format et de son style.
Toutefois, le format atypique, engagé et court pourrait frustrer des universitaires désireux de lire une analyse empirique approfondie. À cet égard, l'ouvrage aurait pu fournir de plus amples explications concernant la méthodologie et quelques notions rhétoriques. Ces dernières pourraient rester obscures pour un public non-averti. Par ailleurs, l'ouvrage Reactionary Democracy: How Racism and the Populist Far Right Became Mainstream d'Aurélien Mondon et d'Aaron Winter (2020) pourrait répondre à quelques interrogations et fournir un cadre théorique très complet sur le processus de banalisation du racisme et de l'extrême-droite.
Quoiqu'il en soit, cet essai représente une lecture très argumentée et documentée. De plus, il offre une riche introduction à la rhétorique pour mener une lecture critique et ouvrir la voie à de nouvelles études portées cette fois-ci sur les discours électoraux de Zemmour.