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L’interprétation d’une sainte trace

Le Suaire de Turin et la longue histoire des régimes de preuves (note critique)

Published online by Cambridge University Press:  18 October 2024

Nicolas Sarzeaud*
Affiliation:
Pensionnaire de l’Académie de France à Rome-Villa Médicis nicolas.sarzeaud@ehess.fr
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Abstract

Si le Suaire de Turin est au cœur d’une controverse médiatique intense centrée sur la question de son authenticité, sa place dans la recherche historique académique est longtemps restée limitée. Il a surtout été l’objet d’une littérature parascientifique, la sindonologie, autoproclamée « science du linceul » qui a cherché à écrire une « préhistoire » de la relique avant son apparition dans la documentation, au xive siècle, mais s’est peu intéressée à la riche trajectoire de l’objet, passant du statut d’image, à Lirey, en Champagne, à celui de relique de la Passion, à Chambéry puis à Turin. Plusieurs travaux récents ont contribué à combler cette lacune. Parmi eux, une monographie d’Andrea Nicolotti, professeur à l’université de Turin, ambitionne à la fois de répondre aux théories fantaisistes qui entourent l’objet et de retracer sa longue histoire. Parmi les questions que cette longue histoire éclaire, celle de l’évolution des régimes de preuve : les linges funéraires, laissés dans le tombeau du Christ, sont traités par l’exégèse comme preuve de la résurrection, et le Suaire de Turin ajoute des indices visibles de la présence d’un corps. Du Moyen Âge à nos jours, le regard sur cette relique a été guidé par la volonté d’interpréter ces traces comme des preuves qui attestent l’histoire sainte, voire en documentent certains détails que les Évangiles ne décrivent pas. Elle met donc en lumière une généalogie ecclésiale, encore trop peu considérée, du paradigme de la preuve par la trace.

While the Shroud of Turin and the question of its authenticity attract much attention in the media, its place in academic history has long remained limited. It has mainly been the subject of a parascientific literature known as sindonology, the self-proclaimed “science of the shroud,” which has sought to write a “prehistory” of the relic before its first appearance in the sources in the fourteenth century. These texts show little interest in the rich trajectory of the object as it moved from the status of an image in Lirey, Champagne, to that of a Passion relic in Chambéry and then in Turin. Several recent works have helped to fill this gap. In particular, a monograph by Andrea Nicolotti, professor at the University of Turin, aims to respond to the fanciful theories surrounding the object and to trace its long history. Among the questions illuminated by this longue-durée history is the evolution of the regimes of proof mobilized: the burial linens left in Christ’s tomb were treated by exegesis as proof of the resurrection, and the Shroud of Turin adds visible evidence of the presence of a body. From the Middle Ages to the present, the reception of this relic has been guided by the desire to interpret these traces as proof of the holy history, even documenting certain details not mentioned in the Gospels. It thus highlights an ecclesiastical genealogy, still too little considered, of the paradigm of proof by trace.

Type
Épistémologie des reliques
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Le Suaire de Turin peut-il être un objet d’étude pour l’historien ? La question a de quoi surprendre : pourquoi un objet ancien ne le serait-il pas ? L’histoire académique a pourtant longtemps gardé le silence sur cette étoffe singulière, une pièce de lin qui porterait l’empreinte du corps sanglant du Christ mort, de face et de dos, conservée dans la cathédrale San Giovanni Battista de Turin (fig. 1). Un silence d’autant plus remarquable qu’un bourdonnement médiatique entoure l’objet depuis la fin du xixe siècle et l’éclatement d’une controverse au sujet de son authenticité en tant que relique de la Passion.

Figure 1 Le Suaire de Turin, v. 1260-1390 (carbone 14)

Légende : lin, 110 x 440 cm, Turin, cathédrale San Giovanni Battista de Turin.

Source : Barrie M. Schwortz Collection, STERA, Inc., 1978.

Cette controverse, particulièrement vive lors d’une campagne d’études scientifiques menées durant les années 1970-1980, revient depuis à intervalles réguliers, et ce malgré la datation médiévale de l’étoffe au carbone 14, en 1989. Elle est surtout alimentée par les tenants de la « sindonologie », une prétendue « science du linceul », avec ses propres méthodes et réseaux, qui constitue l’essentiel de la gigantesque bibliographie sur cette image. À l’inverse, rares sont les travaux qui lui ont été consacrés dans un cadre académique. Curieux paradoxe : dans le dernier quart du xxe siècle, au moment même où fleurissait un courant d’histoire sociale des reliques et des saintes images, les dizaines de mètres linéaires publiés sur l’« énigme du linceul » s’étiraient sans que le Suaire ne se voie intégré à cette histoire renouvelée du christianismeFootnote 1. La rencontre n’eut pas lieu.

En 2015, Andrea Nicolotti, Professeur ordinaire à l’université de Turin, publie une monographie sur l’objet, traduite en anglais en 2020 sous le titre The Shroud of Turin: The History and Legends of the World’s Most Famous Relic. Cette somme participe d’un mouvement plus large né dans les années 2010 : replacé dans une histoire sociale et politique des dévotions par Paolo Cozzo, le Suaire a été examiné par plusieurs historiens des images et de l’art tels que Pierre-Olivier Dittmar, Andrew R. Casper ou encore Jean Wirth. Mes recherches s’inscrivent dans ce sillage, interrogeant les relations entre les processus d’authentification et de démultiplication de ces saints linges porteurs d’imagesFootnote 2.

Pourquoi l’histoire a-t-elle si longtemps achoppé sur ce linceul ? Il pose pourtant des questions épistémologiques importantes, puisqu’il fut utilisé précocement par une tradition particulière d’interprétation des traces, l’apologétique des reliques et des saintes images, qui visait, depuis le Moyen Âge, à en faire des preuves de l’histoire sainte. Nous présenterons ici l’ouvrage fondateur de A. Nicolotti et ses principaux résultats, avant d’interroger plus particulièrement le Suaire comme témoin d’une généalogie ecclésiale d’un paradigme de la preuve par la trace.

« Le Suaire de Turin : histoire et légendes »

« Aucune histoire générale du Suaire n’a été entreprise depuis nombre d’années, certainement pas une qui soit large, approfondie et menée avec des critères scientifiques clairs », écrit A. Nicolotti dans sa préface. Selon lui, « il était impossible de le faire en laissant de côté le débat de longue date sur l’authenticité de la relique »Footnote 3. En ne traitant pas cette question posée à l’objet par les contemporains, l’histoire académique a laissé le champ libre à un discours qui se présentait comme scientifique sans toutefois en respecter les règlesFootnote 4.

Le projet de A. Nicolotti, annoncé dans son sous-titre, est bien de distinguer la vraie histoire des fausses légendes. Dans deux ouvrages publiés en 2011, l’auteur réfutait les théories fantaisistes reliant le Suaire aux Templiers et l’assimilant à une relique byzantine, le Mandylion d’Édesse ; en 2015, il s’attaquait aux légendes fleurissant au xviie siècle sur le Suaire de BesançonFootnote 5. Dans The Shroud of Turin, il applique la même méthode à toute l’histoire de l’étoffe.

Un Suaire médiéval

Dans le premier chapitre, A. Nicolotti revient sur l’émergence des dévotions aux reliques textiles du tombeau du Christ : inexistantes dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, elles se multiplient entre l’époque carolingienne et la fin du Moyen Âge. Le Suaire de Turin apparaît en Champagne au cœur de cette période, en 1389-1390, à l’occasion d’une controverse dont l’historien propose une étude minutieuseFootnote 6. Le seigneur Geoffroy II de Charny demande alors au pape avignonnais Clément VII le droit de placer dans la collégiale de Lirey une « figure ou représentation du Suaire [figura sive representatio sudari] » qu’il dit avoir été « donnée à son père »Footnote 7, Geoffroy Ier, fondateur du sanctuaire. Apprenant que le pape a autorisé l’exposition de l’image aux fidèles, l’évêque de Troyes proteste : son prédécesseur, découvrant que l’image était un faux fabriqué à la demande du doyen de la collégiale, avait déjà interdit des ostensions vers 1355-1356.

Il accuse les chanoines et la famille de Charny de tromper les fidèles en exposant l’objet avec un faste qui laisse croire qu’il s’agit du véritable Suaire du Christ. C’est ce point que tranche en 1390 Clément VII, qui autorise les ostensions de la « figure ou représentation », mais « sans faire les solennités en usage quand on montre les reliques »Footnote 8. C’est donc seulement au cours du xve siècle, quand l’objet passe aux mains des ducs de Savoie, qu’il acquiert le statut de relique. Non seulement aucune source antérieure au xive siècle ne décrit l’objet, mais, lorsqu’il apparaît, c’est pour être désigné par ses premiers propriétaires comme une simple représentation, dont une source nous décrit la facture récenteFootnote 9. Il offre ainsi l’un des cas de fabrication de fausse relique les mieux documentés de l’histoire médiévale.

A. Nicolotti s’intéresse ensuite à la matérialité de l’objet et renouvelle l’analyse de son armure textile : le lin a été tissé sur un métier à quatre lisses, un type de métier inventé en Chine ancienne qui se généralise dans les Flandres au xiiie siècle. Le Suaire ne correspond donc pas aux productions textiles du Proche-Orient du ier siècleFootnote 10. L’auteur entreprend alors l’histoire des études scientifiques ou prétendues telles réalisées sur l’objet, documentant la controverse qui éclôt à la fin du xixe siècle, la mise en place de la sindonologie dans la première moitié du xxe siècle et la campagne de recherche des années 1970-1980Footnote 11. Il utilise de nombreuses archives inédites, notamment des correspondances, qui éclairent les motivations de la hiérarchie ecclésiastique, notamment du diocèse de Turin, et des cercles catholiques promouvant l’objet. Cette histoire de la sindonologie, sensible et approfondie, constitue l’un des apports majeurs de l’ouvrage.

Les actuels défenseurs de l’authenticité mettent en avant une liste d’études en faveur d’une datation antique dont il peut s’avérer fastidieux de reprendre chaque élément. A. Nicolotti s’y astreint, en les passant au crible des garanties attendues d’une étude scientifique, rarement réunies dans ce dossier. Beaucoup émanent d’institutions promotrices du Suaire et sont publiées dans des revues de sindonologie sans relecture par les pairs, le tout reposant sur un système d’autoréférence. Le plus souvent, leurs auteurs ne sont pas des spécialistes qualifiés du champ dont ils traitent : se présentant comme des experts du seul Suaire, ils abordent une multitude de domaines, de l’histoire de l’art à la botanique, avec des méthodologies qui apparaissent bien légères. Il en résulte une littérature étanche à la recherche académique des différents champs abordés. Comme le souligne A. Nicolotti, de tels critères répondent à la définition d’une pseudo-scienceFootnote 12. Le projet même de la sindonologie, une science pour un objet unique, est déjà problématique. On ne compte plus les méthodes de recherches spécialement inventées pour le Suaire et jamais appliquées à d’autres étoffes anciennes, ne permettant pas d’évaluer leur portée. La faiblesse de ces protocoles mais aussi la provenance souvent incertaine des échantillons rendent impossible la reproduction de nombre des expériences et des résultats présentés comme décisifs, critère pourtant central de l’épistémologie des sciences naturelles.

À l’inverse, les techniques habituellement appliquées aux objets anciens ont été peu sollicitées, à quelques exceptions retentissantes. Lors du programme de recherche mené en 1978 sous l’égide de la Confrérie du Saint Suaire, un chimiste spécialiste du faux en art, Walter McCrone, mit au jour des pigments d’ocre et de vermillon. Le groupe de recherche privilégia cependant d’autres résultats plus favorables à l’authenticitéFootnote 13. Des études effectuées par des laboratoires indépendants spécialistes des images sur textile manquent de façon criante. L’autre protocole largement utilisé dans les musées est la datation par le carbone 14 : appliquée au Suaire de Turin, elle conclut avec une probabilité de 95 % que le lin a été récolté entre 1260 et 1390. Réalisée simultanément par trois laboratoires spécialisés et publiée dans la revue Nature, cette datation est, comme l’on pouvait s’y attendre, contestée par les sindonologues, aucune de leurs objections ne suffisant cependant à la remettre en causeFootnote 14.

Une histoire renversée

L’histoire est l’un des champs dans lesquels opèrent les sindonologues, spéculant sur la vie de la relique avant le xive siècle. A. Nicolotti montre que ces théories s’appuient sur une lecture tantôt complaisante, tantôt fautive de fragments de documentation isolés et reliés artificiellementFootnote 15. Citons la Mise au tombeau du Codex Pray, une enluminure hongroise de la fin du xiie siècle considérée par les sindonologues comme une image du Suaire de Turin (fig. 2). On y voit un grand parallélépipède portant des petits ronds et des lignes crénelées. Pour les défenseurs de l’authenticité, le peintre aurait représenté le Suaire de Turin, dont il aurait voulu évoquer l’armure en chevron et de petits trous de brûlure visibles sur l’objet. D’une part, nous sommes ici dans une iconographie très classique de la Mise au Tombeau, dans laquelle le grand rectangle représente systématiquement non pas le Suaire, mais la pierre du Sépulcre. D’autre part, si le peintre avait vraiment vu l’objet, on comprend mal pourquoi il représenterait à une échelle disproportionnée des détails secondaires, tout en omettant de représenter le plus évident : les empreintes sanglantes du corps du ChristFootnote 16. Ainsi, la ressemblance alléguée s’arrête systématiquement à un détail de l’image, ou à une mention esseulée dans la documentation, souvent cryptique. L’iconographie très reconnaissable du Suaire, deux empreintes du corps du Christ, de dos et de face, n’est jamais décrite ni représentée avant le xive siècle.

Malgré cette absence, la sindonologie replie toute l’iconographie médiévale du Christ dans le Suaire, qui en serait la source unique : dès lors que le visage du Christ barbu et chevelu apparaît, par exemple dans les catacombes romaines des iiie-ive siècles, ce serait sous l’influence de la reliqueFootnote 17. Mais est-ce l’iconographie médiévale du Christ qui découle du Suaire, ou le Suaire qui découle de l’iconographie médiévale ? Si nous devions retenir cette première option révolutionnaire, il faudrait alors expliquer comment une empreinte a pu devenir l’image-mère de l’art chrétien sans laisser la moindre description complète.

Comme le montre A. Nicolotti, tout porte à privilégier la seconde option. Les effusions crues de la Passion (l’épanchement de la plaie au côté, les traces de la flagellation et celles de la couronne d’épines) apparaissent dans les représentations autour du xiiie siècle, tandis que les images du Christ mort triomphent en Occident au xive siècle avec les sépulcres rhénans, dont certains sont très proches de l’empreinte – A. Nicolotti évoque ainsi le Saint-Sépulcre de la Maigrauge, daté des environs de 1350 (fig. 3)Footnote 18. Le Suaire est donc un témoin de la piété gothique, où la littérature mystique, les jeux paraliturgiques et les artistes cherchent à représenter, au sens fort, la Passion sanglanteFootnote 19.

Figure 2 Mise au tombeau et Découverte du tombeau vide du Codex Pray, v. 1192-1195

Source : Budapest, Országos Széchényi Könyvtár, MNy1, fol. 28r, Barrie M. Schwortz Collection.

Figure 3a et b Sépulcre de la Maigrauge, v. 1350

Légende : Bois sculpté et peint, Fribourg, Musée d’art et d’histoire.

Source : photographie de Benedict Rast, avec l’aimable autorisation du musée et du couvent de la Maigrauge.

Pour nommer la théorie faisant du Suaire la matrice de l’art chrétien, Gian Marco Rinaldi parle d’un « sindonocentrisme iconographique »Footnote 20, néologisme qui nous semble parfaitement résumer la construction intellectuelle sindonologique : elle a produit un savoir dont le Suaire serait l’unique point de fuite et rabat tous les problèmes sur la seule question de l’authenticité, sans ouvrir d’autres perspectives. Or les chapitres centraux de l’ouvrage montrent la richesse de l’histoire de la relique entre le xve et le xixe siècleFootnote 21. Cette période a peu intéressé les auteurs et autrices débattant de l’authenticité, de sorte que le livre de A. Nicolotti met au jour nombre d’archives inédites : l’acquisition du Suaire par les ducs de Savoie en 1453 se voit ainsi éclairée par une multitude de sources, tandis que les pérégrinations de la relique, suivant dans sa fuite le duc de Savoie vaincu par François Ier, jettent une lumière nouvelle sur la crise du duché de Savoie au milieu du xvie siècleFootnote 22. Loin d’être un objet énigmatique, le Suaire de Turin apparaît comme un cas de dévotion exceptionnellement bien documenté.

Pour l’histoire, cette partie centrale de l’ouvrage de A. Nicolotti est donc d’une importance majeure, et l’on pourrait regretter qu’elle se trouve coincée entre de longs développements visant à réfuter des théories sindonologiques dont la réception dans le monde académique était par ailleurs quasi nulle. C’est pourtant le but explicite que s’est donné A. Nicolotti : non pas faire l’histoire sociale de la dévotion au Suaire, mais faire l’histoire de la relique, en s’adressant à un large public auquel ces théories fantaisistes sont régulièrement présentées comme sérieusesFootnote 23. En outre, en cartographiant cette littérature gigantesque et d’un abord difficile, il donne toutes les clefs aux historiens et historiennes pour faire émerger de nouvelles pistes, approfondir l’histoire sociale de la relique et replacer l’objet dans une histoire du christianisme et de ses images. Il livre donc une somme incontournable pour faire l’histoire de cette relique.

Fausse relique, faux problème ?

La richesse documentaire du dossier rend d’autant plus incompréhensible le silence de l’historiographie : pourquoi historiennes et historiens des reliques de la fin du xxe siècle ne se sont-ils pas saisis du Suaire ? On constate pourtant l’intérêt de certains d’entre eux pour la question de sa datation, affleurant dans quelques études par une brève mention ou dans une note de bas de pageFootnote 24 : d’aucuns ont suivi de près la controverse, mais en préférant se tenir à distance. De quoi ce silence est-il le symptôme ? Sans doute de la difficulté chronique des chercheurs et chercheuses à entrer dans des débats publics, par dédain des objets médiatiques ou par peur de prendre des coups dans une polémique intense. Plus profondément cependant, le rôle attribué à l’historienne ou à l’historien dans cette polémique l’incitait de facto à la réserve : convoqué à la barre au titre d’expert, il ne s’agissait alors plus que de discerner le vrai du faux.

L’authentification fut une pierre angulaire de la science historique en construction, aux xviie-xixe siècles, aussi bien dans le domaine de la critique des textes que du connoisseurship, soucieux d’étiqueter originaux, copies et fauxFootnote 25. L’école méthodique du xixe siècle théorise l’histoire comme une science du passé établissant une vérité historique objectivable par l’authentification des documents et des faits. L’historiographie de la première moitié du xxe siècle, tout particulièrement dans le sillage des Annales, cherche à élargir cette vision, en étudiant le temps long, en s’appuyant sur d’autres sciences sociales et en se confrontant à des problématiques plus vastes que la seule vérification des faits : M. Bloch dépasse ainsi la question de la thaumaturgie des rois de France pour faire de l’histoire de cette croyance un élément de la construction d’une sacralité du pouvoir royalFootnote 26. Les historiens et historiennes de la seconde moitié du xxe siècle disposent toujours des outils de la critique documentaire, augmentés de nouvelles méthodes issues de l’archéologie et des sciences du patrimoine, et peuvent donc discuter la datation des objets anciens ou la véracité des récits produits sur le passé. Mais s’ils veulent comprendre les sociétés du passé, il leur faut déployer un arsenal méthodologique plus vaste, les confrontant, du point de vue de l’épistémologie des sciences, au dilemme que résume ainsi Carlo Ginzburg : « ou bien assumer un statut scientifique faible pour arriver à des résultats marquants, ou bien assumer un statut scientifique fort pour arriver à des résultats négligeablesFootnote 27. »

Or c’est en larguant les amarres du positivisme et en tournant le dos aux controverses sur l’authenticité que le champ d’étude des reliques et des objets de dévotion a prospéré dans le dernier tiers du xxe siècleFootnote 28 et s’est trouvé enrichi de différents courants de l’anthropologie historique. Pour reprendre l’heureuse formule de Nicolas Guyard : « Fausses reliques, faux problèmeFootnote 29 » ! L’on comprend dès lors mieux la réticence des historiens et historiennes de la fin du xxe siècle à se pencher sur le Suaire, au cœur d’une vive controverse sur son authenticité : leur travail consistait justement à enjamber ce problème, pour s’intéresser plutôt à l’importance rituelle, politique et sociale des corps et des images saintes dans les sociétés chrétiennes.

Mais si l’on s’intéresse à l’histoire de l’authenticité, alors le Suaire est un témoin de choix pour une longue histoire de l’interprétation des indices, au sens à la fois de Charles S. Peirce – « un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote parce qu’il est réellement affecté par cet objetFootnote 30 » – et de C. Ginzburg – des « traces » à partir desquelles construire une connaissance objective du passéFootnote 31. Le Suaire offre donc la possibilité d’intégrer un nouveau chapitre dans la longue histoire des régimes de preuve : l’interprétation des saintes traces.

Des indices pour une histoire sainte (xive-xxie siècles)

Dans le tombeau où le corps du Christ a été déposé, il ne reste rien, ou presque : seulement des linges. Pourquoi, demande saint Jean à saint Pierre dans un mystère de Saint-Benoît-sur-Loire daté du xiiie siècle, ces linges ont-ils été laissés dans la tombe ? Car ce sont « des indices [indicia] de sa résurrectionFootnote 32 ». Ce thème du corps disparu et de la présence des linges apparaît dès la patristique. Dans l’enquête sur ce corps manquant, les linges prouvent qu’il n’y a pas eu vol et que le Christ a ressuscitéFootnote 33.

Cette approche se démarque de la logique exégétique la plus classique, relevant d’une pensée par figure au sens défini par Erich AuerbachFootnote 34. Celle-ci ne cherche pas à documenter ce qui s’est réellement produit lors de l’histoire sainte, mais à y déceler des signes pour l’avenir, établissant une vérité d’ordre théologique : par exemple, l’exégèse voit dans la séparation du sindon et du sudarium dans le tombeau une figure de la séparation de l’humanité et de la divinité du ChristFootnote 35. Les linges du sépulcre doivent donc être interprétés pour faire émerger une vérité d’ordre à la fois historique et théologique.

Le cas du Suaire apparu à Lirey, au milieu du xive siècle, est dès lors particulièrement intéressant : alors que les Évangiles, l’exégèse et l’iconographie insistaient sur la pureté du Suaire, blanc et immaculé, cette étoffe porte les traces d’un corps. Dans ce linge qui avait en lui-même valeur d’indice de la Résurrection, on voit des indices de la Passion. Cette innovation n’a rien de surprenant lorsqu’on la replace dans son contexte, marqué par le désir d’attester l’apparence physique du Christ que les Évangiles ne décrivent pas. La lettre de Lentulus, une forgerie datable du xve siècle, attribue à un consul romain une description du Christ tandis que le voile de Véronique de la basilique Saint-Pierre est la vedette des jubilés romains de 1300 et 1350 : cette étoffe, elle aussi appelée Suaire (sudarium), aurait essuyé le visage du Christ lors de la Passion. Son succès s’accompagne d’une large démultiplication d’images, notamment sous la forme de copies fidèles, dont certaines sont vénérées en tant que copies, quand d’autres sont présentes comme des reliques authentiques de la PassionFootnote 36.

L’étoffe de Lirey, cependant, en combinant la tradition du linge blanc du sépulcre et du linge taché de Véronique, crée une discordance problématique avec les Écritures saintes. En 1389-1390, l’évêque de Troyes Pierre d’Arcis rapporte l’argument majeur de son prédécesseur pour réfuter l’authenticité de l’image :

[P]lusieurs théologiens et hommes sages affirmèrent qu’en réalité, cela ne pouvait pas être le Suaire du Seigneur, parce qu’il portait l’effigie de l’empreinte du Sauveur, empreinte dont les Évangiles ne faisaient aucune mention, tandis que, si une telle chose était vraie, il n’était pas vraisemblable qu’elle fut tue ou omise par les évangélistes, ni qu’elle fut cachée ou occultée jusqu’à notre tempsFootnote 37.

Le récit des Évangiles est de l’ordre du révélé, il est donc vrai : une relique qui ne s’y conforme pas est forcément fausse.

Un nouveau régime de la preuve par l’image

Les procédés médiévaux d’authentification utilisent une série de critères relevant d’une logique probatoire pour établir la provenance de l’objet : la consultation des textes anciens, des étiquettes de reliques (les « authentiques ») et des chartes conservées dans les reliques, l’examen de la matérialité de la relique, voire, comme à Lirey, le déploiement d’une enquête sur place pour établir la supercherieFootnote 38. Au début du xve siècle, l’abbé de Moissac Aymeric de Peyrac s’interroge dans sa Chronique : le Suaire vénéré à Toulouse est-il bien le même que celui utilisé pour envelopper le corps du Christ ? Il note que le linge en question a des franges colorées, alors que le Suaire du Christ est réputé entièrement blanc. Par ailleurs, sa provenance n’est pas assurée par la documentationFootnote 39 : d’aucuns disent qu’il fut obtenu lors de la prise d’Antioche, en 1098, mais l’Historia Hierosolymitana de Baudri de Bourgueil, qui narre cette bataille au début du xiie siècle, ne fait état que de la conquête de la sainte LanceFootnote 40. Enfin, un autre Suaire est vénéré à Compiègne. Après avoir égrené ces indices peu favorables à l’authenticité, Aymeric de Peyrac n’en tire aucune conclusion et termine son exposé en se réjouissant de la dévotion du roi de France à cette relique.

Plusieurs cas d’enquêtes ne donnent ainsi lieu à aucune mesure pastorale : citons celle du méticuleux Eudes Rigaud, au milieu du xiiie siècle, sur la présence embarrassante des mêmes reliques en double de saint Éloi, dans deux sanctuaires de son diocèseFootnote 41. Ces enquêtes témoignent d’une disjonction comparable à celle jadis décrite par Amos Funkenstein entre « théologie et imagination scientifique » : il n’y a pas nécessité de conformité parfaite entre la vérité théologique et la vérité connue empiriquement, la première ayant par principe l’avantage sur la seconde. Mais les liens entre ces domaines se multiplient dès la scolastique du xiiie siècle et jusqu’au xviie siècle, menant à la « fusion » de ces deux registresFootnote 42. Caractéristique de cette évolution, l’argumentaire utilisé pour résoudre le problème théologique posé par la conservation de reliques du sang du Christ : si le corps du Christ a ressuscité intégralement, des traces de sang peuvent-elles être conservées ? Lors de la translation du saint Sang de Westminster par Henri III en 1247, des théologiens de sa cour comme Robert Grosseteste défendent la dévotion avec des arguments empiriques, se référant notamment aux discours médicaux galénistes sur la nature du sang humainFootnote 43. En 1462, le cardinal Francesco della Rovere va plus loin : pour lui, l’existence même d’une relique tachée du sang du Christ – le Suaire nouvellement acquis par les ducs de Savoie – est un indice de ce que le sang du Christ n’a pas ressuscité intégralementFootnote 44. La relique n’a plus à se conformer à des autorités textuelles ; mieux, dès lors qu’on la juge authentique, elle est un document qui peut compléter, voire corriger la connaissance de l’histoire sainte. En 1534, les sœurs clarisses de Chambéry, à qui le Suaire est confié pour le réparer à la suite de l’incendie de la Sainte-Chapelle, écrivent ainsi que la couronne d’épines était en forme de chapeau et « non pas en cercles comme celles des princes et telle que les peintres la représententFootnote 45 ».

En ce sens, le Suaire de Turin est donc l’un des témoins de la montée en puissance, à la fin du Moyen Âge, de l’idée d’un accès au vrai par la vue, ce que les théoriciens de l’image photographique ont nommé vérité visuelle (visual truth)Footnote 46. Dans la tradition augustinienne, la théologie médiévale de l’image privilégie une vérité idéelle, parlant aux « yeux de l’esprit », à la vérité matérielle perçue par les yeux du corps. À partir du xive siècle cependant, de plus en plus d’images, miraculeuses ou fabriquées, ambitionnent de donner accès à l’apparence du réel. Il reste une tension, mise en évidence par Étienne Anheim, entre deux régimes distincts : la vérité objective, soit l’exacte ressemblance entre une image et son modèle, ne se confond pas avec la « vérité de la vie représentée », ou la capacité d’un peintre à donner à une image une apparence « vivante »Footnote 47. Ainsi, la Véronique de Saint-Pierre, forme sombre aux contours flous, est rarement représentée mimétiquement, et les artistes préfèrent des portraits iconiques du Christ préfigurant la vision béatifique, en une sorte de « memoria du futur », comme l’a joliment écrit Hans BeltingFootnote 48. De même, s’il existe des représentations fidèles du Suaire de Chambéry-Turin, cherchant à rendre compte de l’aspect réel de l’objet, nombre d’artistes s’attachent à développer le négatif (la trace) en un positif : une représentation du corps du Christ dans son Suaire portant un pagne, une couronne d’épines et une auréole.

Cette tension apparaît vers 1540 chez le jésuite Alfonso Salmeron : celui-ci affirme la présence sur le Suaire de traces d’un pagne ceignant le corps, preuve de ce que le Christ n’était pas complètement nu dans sa PassionFootnote 49. Aucun pagne n’est pourtant visible sur la relique : l’érudit s’est probablement appuyé sur les représentations du Suaire, pour lesquelles les artistes ont pudiquement couvert la nudité du Christ. Le jésuite était convaincu, à tort, que ces images relevaient d’une vérité visuelle, qui rendrait fidèlement compte de l’apparence de l’objet-Suaire : au contraire, elles corrigeaient la relique pour la faire correspondre à l’iconographie plus classique du Christ au tombeau.

On retrouve cette tension à l’époque baroque, période faste pour le Suaire. Felipe Pereda montre ainsi que les reliques, et notamment le Suaire, étaient utilisées comme des sources par les peintres souhaitant déployer un « art de la vérité »Footnote 50. De son côté, A. R. Casper souligne que tout en s’offrant à cette lecture vériste, l’objet restait avant tout considéré comme une image offerte à la méditation pour atteindre une vision intérieure de la Passion du ChristFootnote 51. De fait, une partie des discours érudits, irriguée par une culture artistique en plein essor, insiste moins sur l’indiciarité du Suaire que sur son artificialité prodigieuse, une artificialité divine : il est ainsi l’œuvre du « pinceau de Dieu », plus fort que celui de l’antique Zeuxis, car il donne vraiment vie à l’image en ressuscitant le ChristFootnote 52.

Vérité des reliques, vérité historique ?

Le Traité des reliques de Calvin (1543) joue un rôle important dans cette histoire : en moquant l’invraisemblance des reliques conservées au regard du récit évangélique et des coutumes antiques des juifs, il provoque une efflorescence de publications visant à démontrer, au contraire, leur conformitéFootnote 53. Certains érudits proposent alors une approche empirique, comme Alfonso Paleotti qui, dans son Esplicatione del Sacro Lenzuolo de 1599, détaille toutes les marques du Suaire pour en déduire chacun des coups de la Passion. Il est le premier à noter que les stigmates se situent au niveau des poignets, quand la doctrine les plaçait dans les mains, ce qui lui vaut d’être censuré (fig. 4)Footnote 54. Avec ce cas exceptionnel, la trace authentifiée défie la suprématie des Écritures saintes et de la patristique dans la production d’un discours vrai sur l’histoire sainte.

Figure 4 Planche de l’Esplicatione del sacro lenzuolo ove fu involto il Signore d’Alfronso Paleotti

Source : Bologne, Rossi, 1599, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, 4 Exeg. 648.

Le Bisontin Jean-Jacques Chifflet publie en 1624 le traité De linteis sepulchralibus dans lequel il cherche à établir le mode de sépulture du Christ. Son raisonnement s’appuie sur les connaissances de son temps des coutumes funéraires antiques, mais aussi sur les différents Suaires qu’ils jugent authentiques, qui documentent cette sépultureFootnote 55. Cette approche, qui ambitionne une sorte d’archéologie des vestiges de l’ensevelissement, l’amène à réviser l’iconographie de la mise au tombeau en imaginant un Christ couvert d’une multitude d’étoffes, étant donné la coexistence de dizaines de Suaires (fig. 5).

Figure 5 « L’ensevelissement du Christ », gravée dans la Hiérothonie ou discours des Suaires du Christ de Jean-Jacques Chifflet, 1631 (traduction du De linteis)

Source : Besançon, Bibliothèque municipale, cote 215067, Jacques Chifflet, Hiérothonie de Jésus-Christ, ou Discours des saincts suaires de Nostre Seigneur, trad. par A. D. C. P., Paris, Sébastien Cramoisy, 1631, p. 22, avec l’aimable autorisation de la bibliothèque.

Prouver l’authenticité de ces reliques passe aussi par la recherche d’écrits anciens : les érudits se réfèrent à des inscriptions monumentales parfois fantaisistes ou à des passages de la patristique, telle la mention d’un Suaire à Jérusalem dans un texte de Bède le Vénérable, pour construire un récit discontinu de l’histoire de ces reliques depuis l’époque du ChristFootnote 56. Dès lors, ces constructions apologétiques qui s’appuient sur des preuves empiriques se trouvent en porte-à-faux avec la mise en place contemporaine des fondements de la méthode historique. On peut citer la controverse soulevée en 1698 par Jean Mabillon à propos des corps extraits des catacombes romaines et distribués comme des reliques de saints martyrsFootnote 57. Ne bénéficiant d’aucune source, leurs hagiographes utilisent l’apparence des reliques comme des marques de sainteté : de la blancheur des dents du crâne de saint Ovide on déduit la précocité de sa foi catholiqueFootnote 58. Dans cette optique, la relique est considérée a priori comme authentique : cette pétition de principe acceptée, il est légitime de traiter l’objet-relique comme un document en lui-même et de procéder par conjecture pour compléter les silences des sources. Cette approche ne convainc cependant pas Mabillon, qui signale le « profond silence » entourant les martyrs « si l’on consulte l’Antiquité », et en déduit que ces constructions n’ont pas de fondement, ce qui lui vaut la menace d’une mise à l’indexFootnote 59. S’interrogeant ensuite sur le statut des « traditions », les « on rapporte que » qui complètent les récits sur les reliques, il juge que la critique diplomatique ne saurait les vérifier, pas plus qu’établir leur fausseté, et s’en remet à la « bonne foi des églises »Footnote 60.

Aux siècles suivants, cette distinction méthodologique s’impose entre une vérité théologique, qui repose sur un acte de foi dans la Révélation et la Tradition, et une vérité historique construite sur des documents, avec laquelle le discours apologétique doit composer : dans une logique « concordiste », ce discours cherche à prouver que la vérité de l’histoire sainte est confirmée par des preuves empiriquesFootnote 61. Aussi Monseigneur Barbier de Montault (1830-1901) propose-t-il une science des reliques, la lipsanographie, qui permettrait de les hiérarchiser suivant un « régime probabiliste des preuves », distinguant des reliques probablement vraies et probablement fausses, en combinant tradition et documentsFootnote 62. Le père Pierre Batiffol en appelle lui aussi en 1892 à une « science des reliques » fondée sur une démarche critique. Il juge ainsi que l’on peut en authentifier certaines et les intégrer à une « archéologie biblique », dont il est l’un des fondateurs. C’est la publication des catalogues anciens des sanctuaires, alors en cours, qui doit donner un « criterium pour le discernement des reliques fausses, [s’entend] principalement des reliques qui ne sont attestées que par des authentiques contemporains des croisades ou de la chute de ConstantinopleFootnote 63 ».

La sindonologie en quête d’évidences

Le saint Suaire, dont le culte avait décliné depuis l’âge d’or du xviie siècle, est exposé en 1898 dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, en marge de l’Exposition générale de TurinFootnote 64. Secondo Pia, photographe amateur, réalise les premières photographies de l’empreinte ; alors qu’il les développe, il est saisi par la silhouette blanche du Christ se détachant de la plaque sombre du négatifFootnote 65. C’est bien le lexique de l’apparition qu’il emploie, racontant sa découverte dans une lettre de 1907 :

Enfermé dans la chambre obscure, tout attentif à mon travail, j’ai ressenti une émotion très forte quand, pendant le développement, j’ai vu tout d’abord apparaître sur la plaque la Sainte Face, avec tant de clarté [tanta evidenza] que j’en suis resté stupéfait et en même temps heureux, car je pouvais à partir de ce moment avoir l’assurance du bon résultat de mon entrepriseFootnote 66.

Cette apparition photographique est retentissante, et la crise du catholicisme français favorise l’importation de la controverse au nord des Alpes, opposant deux approchesFootnote 67. Le chanoine Ulysse Chevalier, historien proche des Bollandistes, remonte la piste documentaire du Suaire jusqu’à la fin du xive siècle, où elle s’arrête – et pour cause : publiant le dossier de sources et en particulier le mémoire de Pierre d’Arcis, il en déduit qu’il s’agit d’une image médiévaleFootnote 68.

À l’inverse, dans son étude de 1902, Paul Vignon, biologiste de formation, s’attache à prouver que l’image ne peut pas être le fait d’un artisan médiéval : il s’agirait d’une sorte de négatif photographique ; un vrai corps ayant subi les mêmes supplices que le Christ se serait imprimé sur le lin par un phénomène inexpliquéFootnote 69. Cherchant textes et images qui pourraient correspondre à la description du Suaire avant son apparition à Lirey, il spécule sur une trajectoire possible de la relique. La quête des traces d’une existence ancienne se poursuit dans la seconde moitié du siècle chez Ian Wilson et le père André-Marie DubarleFootnote 70. Dans son épistémologie, cette démarche correspond à celle des apologètes des siècles précédents : là où la piste documentaire s’arrête, on poursuit la collecte d’indices ténus, en procédant par conjectures. D’un auteur à l’autre, on propose indifféremment que le Suaire a été ramené par les Croisés, les Templiers ou acquis par Louis IX pour la Sainte-Chapelle : qu’importe l’échafaudage pourvu que le vide documentaire entre Jérusalem et Lirey soit comblé. Le Suaire ne pouvant pas être médiéval, il devait bien se trouver quelque partFootnote 71.

Les sindonologues inventent des techniques d’analyse des images anciennes dans l’objectif de prouver que des artistes anciens auraient vu le Suaire. Pour ce faire, ils reprennent les méthodes de la criminologie analysant par points de ressemblance les empreintes digitales ou les portraits-robots et les appliquent à l’iconographie médiévale de manière à obtenir des pourcentages de probabilité de présence de l’image dans un lieu. Ainsi le solidus de Justinien II (m. 711), pièce de monnaie mesurant 20 mm de diamètre, obtient-il le score de 188 points de ressemblance avec le Suaire (fig. 6)Footnote 72 : le graveur, d’une précision microscopique, aurait jugé nécessaire de ciseler avec son burin chaque détail du visage du Christ tel qu’il l’aurait vu inscrit dans la reliqueFootnote 73. Une telle approche des images, lues comme anhistoriques et objectives, ne tient bien sûr aucun compte des spécificités de la représentation médiévale du réel. Fascinés par l’indiciarité du Suaire, les sindonologues finissent par traiter monnaies et peintures comme si elles non plus n’avaient pas été faites de main d’homme.

Figure 6 Le Christ sur un solidus de Justinien II

Légende : Or, 20 mm de diamètre, premier règne, 685-695.

Source : CNG Coins-WikiCommons.

La sindonologie s’est ainsi détournée des méthodes de l’histoire et de l’histoire de l’art, non seulement en ce que celles-ci font apparaître un trou béant de quatorze siècles dans le récit sindonologique, mais aussi parce que le statut épistémologique de l’histoire est jugé trop faible. Ambitionnant d’établir une vérité objective et absolue, cette littérature s’est plus volontiers tournée vers des méthodes issues des sciences naturellesFootnote 74. Dans les années 1930, le docteur Pierre Barbet procède à la crucifixion de cadavres pour les comparer au Suaire et rédiger sa « Passion selon le chirurgien »Footnote 75. Partant, là encore, d’une pétition de principe – l’empreinte dans le linge est l’image exacte d’un corps –, on postule qu’il est possible de faire l’autopsie d’une tache. Dès 1984, Georges Didi-Huberman décrit l’inconsistance épistémologique de ce traitement de l’image par la sindonologie : « le prodige – le sophisme – herméneutique consiste donc à rabattre cette pure trace, cette tache – cette pure impureté –, sur un récit que cette trace ne représente absolument pas. » L’objectif de cette entreprise : atteindre dans le Suaire « un voir absolu où serait dépassée la scission du voir et du savoir »Footnote 76.

Cette pratique consistant à « mettre au trait » une tache au contour floue s’appuie sur des traitements numériques faisant surgir dans le Suaire des éléments invisibles à l’œil nu. A. Nicolotti en liste quelques-uns : inscriptions, marques de pièces de monnaies, d’instruments de la Passion qui auraient été posés sur le drap, de fleurs dont on pourrait identifier les espèces, spécifiquement orientalesFootnote 77. Ces preuves sont le plus souvent visuelles, des évidences, dans la double acception anglophone de « ce qui se voit » et de « pièce à conviction », comme l’a montré Philippe Kaenel, qui parle d’une suite de « prothèses visuelles et techniques qui se relaient, s’emboîtent et parfois se contredisentFootnote 78 ».

Une partie d’entre elles visent à reconstituer l’apparence du Christ à partir de la relique et à établir un portrait « scientifique » du Christ : c’est le cas d’une image souvent présentée comme produite par la Nasa, deux ingénieurs ayant passé le Suaire, dans les années 1970, dans un logiciel de cartographie également utilisé par l’agence spatiale américaine (fig. 7). Difficile de dire de quoi l’usage d’un tel outil donne la preuve, mais il semble suffire à qualifier l’image de « scientifique », alors même que celle-ci apparaît plutôt comme la superposition du négatif de Pia et d’une représentation picturale classique du Christ. Ici, la science est un ornement, au sens fort, comme l’écrit P.-O. Dittmar :

Figure 7 Reconstitution du visage du Christ présentée (fautivement) comme ayant été produite par la Nasa à partir du Suaire

Source : https://srednjaskola-topola.edu.rs/volto-della-sindone-k.html.

Si on se rappelle que l’ornatus désignait au Moyen Âge ce qui permet à un objet de fonctionner (comme la voile pour un bateau), alors oui, la science est bien le nouvel ornement du suaire. S’il fallait au xvie siècle des cierges, de la musique et de l’or autour d’une image pour lui conférer de l’efficacité et un statut d’exception, au xxe siècle, c’est paradoxalement les discours « scientifiques », les graphiques et les machines qui assument cette fonctionFootnote 79.

L’apologétique des reliques : un passé sans l’histoire

Loin de la mise à l’épreuve du légendaire des reliques par l’histoire critique espérée par le père Batiffol, les discours produits sur l’histoire du Suaire au xxe siècle témoignent donc d’un divorce consommé : d’un côté, l’histoire sociale s’est intéressée aux reliques, mais en choisissant au préalable de ne pas répondre à la question de l’authenticité ; de l’autre, la sindonologie, pseudo-science prenant racine du côté de l’apologétique, s’est détournée des méthodes de l’histoire critique pour chercher une validation des sciences naturelles. L’ouvrage de A. Nicolotti met bien en évidence les ressorts de cette démarche, dont le but est de construire un savoir sur le passé qui, pour être absolu, nécessiterait d’être construit sans l’histoireFootnote 80. La sindonologie applique des méthodes relevant plus de la criminologie que de la science des musées, cherchant des groupes sanguins, des traces d’ADN, ce qui revient à traiter le Suaire comme une scène de crime encore fraîche plutôt que comme un objet ancien. En 1973, Gilbert Raes, n’ayant trouvé sur le Suaire que des traces de coton, et pas de laine – ce qui correspond à l’interdit mosaïque de mélanger les fibres animales et végétales –, affirmait que le Suaire avait été fabriqué sur un métier à tisser juifFootnote 81. Or, pour l’historien des textiles Gabriel Vial, un tel résultat est absurde : aucune étoffe ancienne n’est vierge de contamination, et il est impossible de distinguer les fibres qui proviendraient du métier à tisser de toutes celles amassées au cours du temps. Il note ainsi la présence de microfibres de laine dans le Suaire de Turin, mais aussi de soie, de polyester ou de nylon élastique déposées au xxe siècleFootnote 82.

De ce point de vue, la sindonologie témoigne de la frontière perçue, dans l’imaginaire contemporain des savoirs, entre les « sciences humaines », qui produiraient une vérité relative et mouvante, et les « sciences naturelles », qui seraient porteuses d’une vérité absolue, donc atemporelle et, pour finir, anhistorique. Les études physico-chimiques des objets anciens, pourtant, ne correspondent en rien à cette vision naïve : elles mettent en évidence les multitudes d’altérations subies par ces objets à chaque époque, que des allers-retours avec les sciences historiques permettent de détailler, prenant en compte leur « historicité physico-chimiqueFootnote 83 ». Bien des résultats fantaisistes obtenus sur le Suaire découlent de ce déni d’historicité des objets anciens, du fait que ces traces pluriséculaires ont vécu, se sont altérées, ont été manipulées, repeintes, reprisées. Comme dans la chambre noire de Pia, le miracle attendu de la science est d’abolir la distance du temps, faisant surgir d’une trace atemporelle et inaltérée une vérité immédiate, débarrassée des couches intermédiaires de la vie de l’objet.

Par un frappant sophisme, le fait que des modernes aient pu déployer une imagerie scientifique à partir du Suaire est présenté, en soi, comme une preuve de son antiquité : un faussaire médiéval aurait été trop ignorant pour produire une telle image, car celle-ci serait scientifique par essence. Conséquemment, les nombreux fidèles médiévaux et modernes qui crurent au Suaire ne pouvaient pas savoir que la relique était vraie, ils ne pouvaient pas la comprendre, car leur connaissance était imparfaite. Le Suaire ne leur était finalement pas adressé : cette relique du ier siècle ne devait parler qu’à l’époque contemporaine et à son outillage scientifique, seul capable de dire le vrai. Dès lors, l’histoire de la relique entre-temps n’est plus d’aucune importance ; au contraire, elle constitue un obstacle à surmonter pour atteindre l’épiphanie.

Dans son célèbre article sur le paradigme indiciaire, C. Ginzburg tisse les approches du connoisseurship, de la criminologie et de la médecine légale, qui procèdent toutes d’un même modèle épistémologique : la chasse aux indices et leur interprétationFootnote 84. Il identifie un mode de connaissance original, fondé sur les traces, dont s’étaient revendiqués avant lui plusieurs historiens depuis la fin du xixe siècle. Joseph Morsel a montré la persistance et les limites de cette « connaissance par la trace », lorsque la documentation devient le négatif du passé, donné à développer, presque mécaniquement, pour parvenir à le « ressusciter »Footnote 85.

Le Suaire apparaît comme un cas extrême de cette logique, investi par plusieurs générations d’une tradition apologétique en quête de vestiges authentifiés pour attester et documenter l’histoire sainte. Or cette tradition nous semble bien être, elle aussi, l’une des généalogies du paradigme indiciaire. Le grand récit de l’émergence de la connaissance historique a plutôt cherché à écarter cette parentèle, d’une manière parfois expéditive : en distinguant artificiellement le récit de l’hagiographe médiéval de celui du chroniqueur, en considérant que la diplomatique de Mabillon, parce qu’elle est une approche critique, serait en complète rupture avec l’érudition traditionnelle dont elle résulte pourtant très nettementFootnote 86. Le cas du Suaire nous invite à questionner les régimes de preuve utilisés dans les récits apologétiques chrétiens et à raconter une autre histoire de la fascination pour les traces du passé comme médiatrices d’une vérité historique.

Footnotes

*

Andrea Nicolotti, The Shroud of Turin: The History and Legends of the World’s Most Famous Relic, trad. par J. M. Hunt et R. A. Smith, Waco, Baylor University Press, [2015] 2020, 524 p. Nous traduisons ici les citations extraites de cet ouvrage. Je remercie Étienne Anheim, Vincent Azoulay, Guillaume Calafat, Odile Celier, Malika Combes et Clémence Peyran pour leurs lectures et remarques précieuses.

References

1. Parmi les exceptions, citons, pour la France, les importants travaux d’André Perret, « Essai sur l’histoire du Saint Suaire du xive au xvie siècle. De Lirey (Aube) à Chambéry », Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Savoie, 4, 1960, p. 49-121 et Odile Celier, Le signe du linceul. Le Saint Suaire de Turin : de la relique à l’image, Paris, Éd. du Cerf, 1992.

2. Voir Paolo Cozzo, La geografia celeste dei duchi di Savoia. Religione, devozioni e sacralità in uno stato di età moderna, secoli xvi-xvii, Bologne, Il Mulino, 2006 ; Paolo Cozzo, Andrea Merlotti et Andrea Nicolotti (dir.) The Shroud at Court: History, Usages, Places and Images of a Dynastic Relic, Leyde, Brill, 2019 ; Julia Huguenin-Dumittan, « Naissance d’une dévotion. Le Saint Suaire au service de la politique ducale de Charles II de Savoie (1504-1536) », mémoire de master, Université de Neuchâtel, 2017 ; Pierre-Olivier Dittmar, « De la trace à l’apparition, la prière photographique », Archives de sciences sociales des religions, 174-2, 2016, p. 169-190 ; id., « La mécanique des suaires », in DDubuisson et S. Raux (dir.), À perte de vue. Les nouveaux paradigmes du visuel, Dijon, Les presses du réel, 2015, p. 53-69 ; Felipe Pereda, Crimen e ilusión. El arte de la verdad en el Siglo de Oro, Madrid, Marcial Pons, 2017 ; Andrew R. Casper, An Artful Relic: The Shroud of Turin in Baroque Italy, Penn State University Press, 2021 ; Jean Wirth, « Une peinture en très piteux état : le suaire de Turin », Art et image au Moyen Âge, Genève, Droz, 2022, p. 491-502 ; Nicolas Sarzeaud, « Copie et culte. Le Suaire du Christ, une image-relique reproductible (xive-xvie s.) », thèse de doctorat, EHESS, 2021 ; id., Les Suaires du Christ en Occident, Paris, Éd. du Cerf, 2024.

3. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. xiv.

4. C’était aussi le propos du dossier « Le suaire de Turin. La vraie histoire d’un faux », L’Histoire, 372, février 2012, p. 38-65, qui contient un entretien avec A. Nicolotti, p. 40-41.

5. Andrea Nicolotti, I Templari e la Sindone. Storia di un falso, Rome, Salerno, 2011 ; id., Dal Mandylion di Edessa alla Sindone di Torino. Metamorfosi di una leggenda, Alexandrie, Edizioni dell’orso, 2011 (traduit en anglais chez Brill en 2014) ; id., Le Saint Suaire de Besançon et le chevalier Othon de la Roche, Vy-lès-Filain, Éd. Franche-Bourgogne, 2015.

6. Id., The Shroud of Turin, op. cit., p. 80-119.

7. Ibid., p. 85.

8. Ibid., p. 106-107.

9. Ibid., p. 85 et 90-91.

10. Ibid., p. 67-72.

11. Ibid., p. 253-375.

12. Ibid., p. 344-346 et 448-449. Pierre Lagrange et Claudie Voisenat recommandent plutôt de parler de « parascience ». Voir Pierre Lagrange et Claudie Voisenat, L’ésotérisme contemporain et ses lecteurs. Entre savoirs, croyances et fictions, Paris, BPI/Centre Pompidou, 2005.

13. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 364-366.

14. Ibid., p. 415-445.

15. Ibid., p. 36-50 et 393-415.

16. Ibid., p. 410-415.

17. Théorie inconciliable avec l’état de la recherche sur la question de l’émergence du portrait du Christ, synthétisée notamment dans Jean-Michel Spieser, Images du Christ. Des catacombes aux lendemains de l’iconoclasme, Genève, Droz, 2015.

18. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 474. La proximité chronologique et iconographique entre les sépulcres rhénans et le Suaire de Turin a été notée par plusieurs spécialistes : Sylvie Aballéa, Les saints sépulcres monumentaux. Du Rhin supérieur et de la Souabe, 1340-1400, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2003, p. 19 et Isabelle Raviolo, « L’étincelle de l’âme et la cavité à l’endroit du cœur du Christ dans les Saints sépulcres monumentaux », Revue des sciences religieuses, 88-1, 2014, p. 65-94, ici p. 93, n. 5.

19. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 122-130 et 373-375.

20. Cité par A. Nicolotti dans ibid., p. 300.

21. Ibid., p. 130-253.

22. Ibid., p. 135-147 et 183-189.

23. Ibid., p. xiv-xv.

24. Pour donner quelques exemples de ces hésitations, voir Hans Belting, L’image et son public au Moyen Âge, Paris, Gérard Monfort, 1998, p. 150 ou Edina Bozóky, La politique des reliques de Constantin à Saint Louis, Paris, Beauchesne, 2007, p. 22, n. 18.

25. Lire Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité, trad. par S. Renaut et H. Quiniou, Dijon, Les presses du réel, [2007] 2012 et Charlotte Guichard, « Du ‘nouveau connoiseurship’ à l’histoire de l’art. Original et autographie en peinture », Annales HSS, 65-6, 2010, p. 1387-1401.

26. Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre, Paris/Strasbourg, Librairie Istra, 1924 et Marco Mostert, « Marc Bloch et le positivisme », in A. Despy-Meyer et D. Devriese (dir.), Les positivismes. Philosophie, Sociologie, Histoire, Science, Turnhout, Brepols, 1999, p. 195-209.

27. Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, éd. (avec iconographie) par M. Rueff, Lagrasse, Verdier, [1989] 2010, p. 218-294, ici p. 292.

28. Parmi les auteurs fondateurs de cette démarche, il faut bien évidemment citer Peter Brown et André Vauchez : voir notamment les bilans dressés à deux stades différents par Jean-Claude Schmitt, « La fabrique des saints », Annales ESC, 39-2, 1984, p. 286-300 et Philippe Cordez, « Les reliques, un champ de recherches. Problèmes anciens et nouvelles perspectives », Bulletin d’information de la Mission historique française en Allemagne, 43, 2007, p. 102-116.

29. C’est le titre d’un article inédit de Nicolas Guyard ; la formule a été reprise pour la journée d’études « Vraies et fausses reliques, un vrai faux problème », organisée par Michelle Fournié à l’université Toulouse-Jean Jaurès le 11 mars 2019 ; voir aussi Catherine Vincent, Michelle Fournié et Daniel Le Blévec (dir.), « Corps saints et reliques dans le Midi », Cahiers de Fanjeaux, 53, 2019, notamment p. 28-30.

30. Charles S. Peirce, « Éléments de logique » [1904], in Écrits sur le signe, éd. et trad. par G. Deledalle, Paris, Éd. du Seuil, 1978, p. 140. De son côté, l’icône est « un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote simplement en vertu des caractères qu’il possède ». Le Suaire superpose donc l’icône et l’indice. Voir Jean-Marie Schaeffer, L’image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Éd. du Seuil, 1987, p. 101.

31. C. Ginzburg, « Traces », art. cit. Parmi l’immense littérature née de cette proposition épistémologique, voir Denis Thouard (dir.), L’interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007.

32. « Mysterium resurrectionis D.N. Jhesu Christi », cité par Gabriel Avedichian (dir.), Origines et raison de la liturgie catholique en forme de dictionnaire, trad. par l’abbé J.-B.-E. Pascal, Petit-Montrouge, Ateliers catholiques, 1844, col. 957A : Sed cur liquivere sepulchro/Sudarium cum linteo ? – Ista quia resurgenti/Non erant necessaria/Imo resurrectionis/Restant haec indicia.

33. Jean Chrysostome parle déjà de « signe de la résurrection [anastáseos sêmeîon, ἀναστἀσεως σημεῖον] » pour désigner les linges, et explique qu’un voleur n’aurait pas pris le temps de décoller les draps du corps dans Homiliae lxxxv in Joannem, PG 59, col. 465.

34. Erich Auerbach, Figura, trad. par M.-A. Bernier, Paris, Belin, [1938] 1993.

35. Par exemple chez Thomas d’Aquin, « Super Jo. XX, l. 1 », Marie-Dominique Philippe (trad. et éd.), Commentaire sur l’Évangile de saint Jean, vol. 2, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 412-413.

36. Sur sa place dans les jubilés, voir Étienne Anheim et al., « Rome et les jubilés du xive siècle : histoires immédiates », É. Hubert et O. Redon (dir.), no spécial « Rome des jubilés », Médiévales, 40, 2001, p. 53-82. Sur la Véronique, voir, parmi bien d’autres, la somme Amanda Murphy et al. (dir.), The European Fortune of the Roman Veronica in the Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2018. Sur la lettre apocryphe, voir une mise à jour récente par Victoria Kirkham, « Laura Battiferra’s ‘Letter from Lentulus’ and the Likeness of Christ in Renaissance Italy », I Tatti. Studies in Italian Renaissance History, 22-2, 2019, p. 239-272.

37. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 91.

38. Paul Bertrand est l’un des historiens qui a développé cette approche, notamment dans « Authentiques de reliques : authentiques ou reliques ? », Le Moyen Âge, 112- 2, 2006, p. 363-374. Une étude plus large sur la question du faux est attendue.

39. Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 4991A, Aymeric de Peyrac, Chronicon universale, v. 1399-1400, fol. 8r-v : Quid vero dicunt per illud certo consultu, quod illud non est sudarium proprium domini nostri Ihesu Christi pro eo, quia dictum linteamen est de coloribus citra fimbrias intinctum, et quia bulle seu lictere auctentice minime reperiuntur quod sibi fuerit adportatum vel quod illud fuerit dictum proprium sudarium. Sur cet objet, lire les nombreux travaux de Michelle Fournié, qui cite ce texte dans « Les suaires méridionaux du Christ, des reliques ‘clémentines’ ? Éléments d’enquête », in C. Barralis et al. (dir.), Église et État, Église ou État ? Les clercs et la genèse de l’État moderne, Paris, Éd. de la Sorbonne, 2014, p. 417-432.

40. Baudri de Bourgueil, Historia Hierosolymitana [peu après 1107], Patrologia latina, t. 166, Petit-Montrouge, Ateliers catholiques, 1854, col. 115.

41. Adam J. Davis, The Holy Bureaucrat: Eudes Rigaud and Religious Reform in Thirteenth-Century Normandy, Ithaque, Cornell University Press, 2006, p. 142.

42. Amos Funkenstein, Theology and the Scientific Imagination: From the Middle Ages to the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press, 1986.

43. Nicholas Vincent, The Holy Blood: King Henry III and the Westminster Blood Relic, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 94-99.

44. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 159.

45. Ulysse Chevalier, « Relation de réparation par les Clarisses de Chambéry en 1534 », Autour des origines du suaire de Lirey, Paris, Alphonse Picard et Fils, 1903, app. P, p. 49.

46. William J. Mitchell, The Reconfigured Eye: Visual Truth in the Post-Photographic Era, Cambridge, MIT Press, 1994.

47. Étienne Anheim, « La vérité de la représentation. L’art italien et ses récits à la fin du Moyen Âge », in J.-P. Genet (dir.), La vérité. Vérité et crédibilité : construire la vérité dans le système de communication de l’Occident, xiiie - xviie siècle, Paris, Éd. de la Sorbonne, 2015, p. 223-236, ici p. 227. Sur le régime d’une vérité objective de l’image dans une histoire longue, voir aussi L. Daston et P. Galison, Objectivité, op. cit. et Peter Burke, Eyewitnessing: The Uses of Images as Historical Evidence, Londres, Reaktion Books, 2001.

48. Sur la question des différentes formes de vision, voir Jérôme Baschet, « Vision béatifique et représentations du paradis (xie-xve siècle) », in A. Paravicini Bagliani (dir.), La visione e lo sguardo nel Medio Evo, Florence, Sismel, 1997, p. 73-93. Sur memoria et avenir, voir Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, trad. par F. Muller, Paris, Éd. du Cerf, 1998, p. 19-24.

49. Alfonso Salmeron, Comentarii in evangelicam historiam, Cologne, Antonium Hierat, & Joannem Gymnicum, 1613, t. X, tract. xxxv, p. 294 : Sic illa Sindon etiam munda, qua fuit sepeliendus Dominus, & involvendus a Iosepho ab Arimathia, quæ etiam hodie Nicæ ostenditur, reliquit integram Christi figuram, in qua tam pars anterior Domini, quam posterior ostendit huius veli signa apertissima. Le Suaire se trouve à Nice entre 1537 et 1543.

50. F. Pereda, Crimen e ilusión, op. cit., p. 283-316 pour le cas du Suaire, intégré à une galerie de reliques-preuves.

51. A. R. Casper, An Artful Relic, op. cit., notamment p. 17 et 30-38.

52. F. Pereda, Crimen e ilusión, op. cit., p. 283-316 pour le cas du Suaire, intégré à une galerie de reliques-preuves.

53. Jean Calvin, Traité des reliques, éd. par A. Autin, Paris, Bossard, [1543] 1921, p. 133. Voir Pierre Antoine Fabre et Mickaël Wilmart, « Le Traité des reliques de Jean Calvin (1543). Texte et contextes », in P. Boutry, P. A. Fabre et D. Julia (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, vol. 1, Paris, Éd. de l’EHESS, 2009, p. 29-68 et Nicolas Balzamo, « La querelle des reliques au temps de la Renaissance et de la Réforme », Bibliothèque d’humanisme et renaissance, 77-1, 2015, p. 103-131.

54. Alfonso Paleotti, Esplicatione del Sacro Lenzuolo ove fu involto il Signore, e delle piaghe in esso impresse col suo pretioso sangue confrontate con la Scrittura sacra, Bologne, Rossi, 1599. Voir les travaux d’Antoinette Gimaret, « Représenter le corps anatomisé aux xvie et xviie siècles : entre curiosité et vanité », Études Épistémè, 27, 2015, https://doi.org/10.4000/episteme.501 et ead., « Du blason à la relique : Paleotti et l’invention du saint Suaire », in J. Goeury et T. Hunkeler (dir.), Anatomie d’une anatomie. Nouvelles recherches sur les blasons anatomiques du corps féminin, Genève, Droz, 2018, p. 551-572, ainsi que l’article d’Odile Celier, « Quid sunt plagae istae in medium manuum tuarum. Les stigmates censurés », in D. de Courcelles (dir.), Stigmates, Paris, Cahier de l’Herne, 2001, p. 79-90.

55. Jacques Chifflet, De linteis sepulchralibus Christi servatoris crisis historica, Anvers, Planck, 1624 : il est traduit sous le titre Hiérothonie de Jésus-Christ, ou Discours des saincts suaires de Nostre Seigneur, trad. par A. D. C. P., Paris, Sébastien Cramoisy, 1631.

56. Voir, en particulier, Nicolas Guyard, « Le sens des reliques. Pratiques érudites et dévotionnelles autour des reliques du Christ en France au xviie siècle », Revue Mabillon, nouvelle série, 33-94, 2022, p. 189-211. L’auteur utilise la production prolifique autour des principaux suaires du pays. Le cas exemplaire du Suaire de Cahors a été étudié par Georges Depeyrot, « Henri de Navarre, les autels et la coiffe : faits et légendes », Bulletin de la Société des études du Lot, 140, 2019, p. 100-134.

57. Nicolas Guyard, « Un essai de normalisation. Diffusion et réception des reliques des catacombes. L’exemple de Lyon au xviie siècle », Histoire, monde et cultures religieuses, 38-2, 2016, p. 67-85.

58. Médard de Compiègne, La Vie de S. Ovide, martyr, et la translation de son corps de Rome à Paris…, Paris, M. Le Prest, 1667, p. 36 : « On peut faire ce jugement sur la beauté et l’intégrité de ses dents, qui se voyent blanches nettes, arrangées, sans qu’il en manque une seule ni qu’elles soient intéressées de la moindre tache de pourriture, marque évidente qu’il a embrassé la foy catholique dans sa grande jeunesse, lorsqu’elle est ordinairement dans une certaine constitution d’esprit qui se donne la liberté de juger de tout et de n’approuver que ce qui s’accorde avec sa fantaisie, niant tout ce qu’elle ne peut comprendre. »

59. Jean Mabillon, « Dissertation ou Lettre d’Eusèbe à Théophile sur le culte des saints inconnus », in Le moine et l’historien. Œuvres choisies, éd. par D.-O. Hurel, Paris, Bouquins, 2007, p. 754, cité dans Dominique Julia et Stéphane Baciocchi, « Le moment Mabillon. Expérience archéologique, vérité historique et dévotion collective », in S. Baciocchi et C. Duhamelle (dir.), Reliques romaines. Invention et circulation des corps saints des catacombes à l’époque moderne, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2016, p. 535-574.

60. Notamment dans sa lettre à l’évêque de Blois, citée dans J. Mabillon, « Dissertation… », art. cit., p. 692.

61. Voir Charles Wackenheim, « Science et foi : un exemple de concordisme au xixe siècle », Revue des sciences religieuses, 54-2, 1980, p. 153-163 et Wiktor Stoczkowski, Aux origines de l’humanité. Anthologie, Paris, Pocket, 1996. Le carbone 14 est d’ailleurs un ennemi commun des sindonologues et des créationnistes (voir A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 431-433).

62. N. Guyard, Les reliques du Christ, op. cit., p. 244-247.

63. Pierre Batiffol, « La science des reliques et l’archéologie biblique », Revue biblique, 1-2, 1892, p. 186-202, cit. p. 201.

64. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 253-259.

65. Secondo Pia, « Mémoire envoyé à Arthur Loth sur la reproduction photographique du saint Suaire de Turin, 29 juin 1907 », publié par Arthur Loth, La photographie du saint Suaire de Turin, Paris/Poitiers, H. Oudin, 1909, p. 18-20.

66. S. Pia, « Mémoire… », p. 19.

67. O. Celier, Le signe du linceul, op. cit., p. 98. Elle décrit particulièrement bien la controverse française qui emporta des personnages importants comme Paul Claudel, p. 97-105.

68. Ulysse Chevalier, « Étude critique sur l’origine du Saint-Suaire de Lirey-Chambéry-Turin », in Bulletin d’histoire ecclésiastique et d’archéologie religieuse des diocèses de Valence, Gap et Viviers, 20, 1900, p. 113-167, ainsi que « Autour des origines du Suaire de Lirey, avec documents inédits », in Mémoires de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, 7, 1903, p. 237-312. Les deux ont été publiés à part chez Picard en 1900 et 1903.

69. Paul Vignon, Le linceul du Christ. Étude scientifique, Paris, Masson, 1902. Il expose ce projet dans une lettre à Antoine Legrand transcrite par O. Celier, Le signe du linceul, op. cit., p. 108.

70. Ian Wilson, The Shroud of Turin: The Burial Cloth of Jesus Christ?, New York, Doubleday, 1978 ; André-Marie Dubarle, Histoire ancienne du linceul de Turin jusqu’au xiiie siècle, Paris, F.-X. de Guibert, 1985.

71. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 376-415.

72. Ibid., p. 177-182. Voir aussi A. Nicolotti, Dal Mandylion…, op. cit.

73. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 303.

74. Comme l’avait noté le sociologue Pierre Lagrange, « même quand les acteurs passent leur temps à construire d’autres régimes d’existence, c’est par rapport à celui du physicien qu’ils veulent être pris en considération » (Pierre Lagrange, « Pourquoi les croyances n’intéressent-elles les anthropologues qu’au-delà de deux cents kilomètres ? », Politix, 100-4, 2012, p. 201-220, ici p. 215).

75. Pierre Barbet, La Passion de Jésus-Christ selon le chirurgien, Paris, Médiaspaul, [1950, Paris, Dillien] 1993.

76. Georges Didi-Huberman, « L’Indice de la plaie absente. Monographie d’une tache » [1984], in L’image ouverte, Paris, Gallimard, 2007, p. 235-285, cit. p. 240-241.

77. A. Nicolotti, The Shroud of Turin, op. cit., p. 454-455.

78. Philippe Kaenel, « Le corps du Christ entre imaginaires photographique et graphique au xxe siècle : autour du suaire de Turin », Les cahiers du GRIT, 1, 2011, p. 79.

79. P.-O. Dittmar, « La mécanique des suaires », art. cit.

80. J’emprunte cette formule à Gil Bartholeyns, « Le passé sans l’histoire. Vers une anthropologie culturelle du temps », Itinéraires, 3, 2010, p. 47-60.

81. Gilbert Raes, « The Textile Study of 1973-1974 », Shroud Spectrum International, 38-39, 1991, p. 3-6.

82. Gabriel Vial, « Le linceul de Turin : étude technique », Bulletin du CIETA, 67, 1989, p. 11-24, reproduit dans Prélèvement sur le linceul effectué le 21 avril 1988 et études du tissu. Actes du Symposium scientifique international de Paris sur le linceul de Turin, septembre 1989, Paris, O.E.I.L., 1990, p. 75-99, notamment p. 93.

83. Étienne Anheim, Loïc Bertrand et Mathieu Thoury, « Micro-imagerie de matériaux anciens complexes », Revue de synthèse, 136-3/4, 2015, p. 329-354.

84. C. Ginzburg, « Traces », art. cit.

85. Joseph Morsel, « Traces ? Quelles traces ? Réflexions pour une histoire non passéiste », Revue historique, 680-4, 2016, p. 813-868, ici p. 847 : il cite Henri-Irénée Marrou, « Comment comprendre le métier d’historien », in C. Samarran (dir.), L’Histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard, 1961, p. 1465-1540, ici p. 1468-1470.

86. Les travaux récents sur Mabillon cités ci-avant rétablissent la complexité du tableau. Pour l’histoire médiévale, plusieurs chantiers récents ont mis en évidence la part jouée par la question historique dans le légendaire des saints : Fernand Peloux, Les premiers évêques du Languedoc. Une mémoire hagiographique médiévale, Genève, Droz, 2022 ; Marie-Céline Isaïa, Une autre histoire. Histoire, temps et passé dans les Vies et Passions latines, ive- xie siècle, Aubervilliers, IRHT, 2023.

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Figure 1 Le Suaire de Turin, v. 1260-1390 (carbone 14)Légende : lin, 110 x 440 cm, Turin, cathédrale San Giovanni Battista de Turin.Source : Barrie M. Schwortz Collection, STERA, Inc., 1978.

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Figure 2 Mise au tombeau et Découverte du tombeau vide du Codex Pray, v. 1192-1195Source : Budapest, Országos Széchényi Könyvtár, MNy1, fol. 28r, Barrie M. Schwortz Collection.

Figure 2

Figure 3a et b Sépulcre de la Maigrauge, v. 1350Légende : Bois sculpté et peint, Fribourg, Musée d’art et d’histoire.Source : photographie de Benedict Rast, avec l’aimable autorisation du musée et du couvent de la Maigrauge.

Figure 3

Figure 4 Planche de l’Esplicatione del sacro lenzuolo ove fu involto il Signore d’Alfronso PaleottiSource : Bologne, Rossi, 1599, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, 4 Exeg. 648.

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Figure 5 « L’ensevelissement du Christ », gravée dans la Hiérothonie ou discours des Suaires du Christ de Jean-Jacques Chifflet, 1631 (traduction du De linteis)Source : Besançon, Bibliothèque municipale, cote 215067, Jacques Chifflet, Hiérothonie de Jésus-Christ, ou Discours des saincts suaires de Nostre Seigneur, trad. par A. D. C. P., Paris, Sébastien Cramoisy, 1631, p. 22, avec l’aimable autorisation de la bibliothèque.

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Figure 6 Le Christ sur un solidus de Justinien IILégende : Or, 20 mm de diamètre, premier règne, 685-695.Source : CNG Coins-WikiCommons.

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Figure 7 Reconstitution du visage du Christ présentée (fautivement) comme ayant été produite par la Nasa à partir du SuaireSource : https://srednjaskola-topola.edu.rs/volto-della-sindone-k.html.