Des « nouveaux-chrétiens » dans la Compagnie de Jésus au 16e siècle
Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
On s'intéressera dans les pages qui suivent à la conversion de ceux que l'on a appelés, dans la péninsule Ibérique des 16e et 17e siècles, des conversas, c'est-à-dire non pas une population de tradition musulmane, mais une population de tradition juive, l'une et l'autre relevant de l'ensemble plus général de ceux auxquels on a donné le nom de nouveaux-chrétiens — seuls les juifs accédant cependant à la reconnaissance nominale de leur conversion, à la différence des moriscos. Reconnaissance nominale ou reconnaissance réelle ? La dénomination du converti comme converti ne définit-elle pas, en même temps que l'effectivité d'un passage, les limites de celui-ci ? Le converso serait ainsi, dans son nom même, le témoin de deux mouvements imbriqués : celui par lequel la tradition juive est différenciée de la tradition musulmane, celui par lequel les dépositaires de cette tradition restent par essence soupçonnés de réserve dans leur conversion.
This article focuses on the conversos new-Christians during the first decades of the Society of Jesus in Spain and in Italy before their acceptance into the Order came to an end in 1599. The study hopes to prolong Marcel Bataillon 's pioneering work on the subject by showing how the debate concerning the admission or refusal of conversos was open since the foundation of the Society during the years 1540 to 1550 and how it is possible to analyze the meaning and the limits of the Order's acceptance of new-Christians since that period. This study also seeks to combine two approaches to conversion by defining the status of convert as a perpetuation of the process of conversion and a limitation of the completion of this process. The fate of the new-Christians helps to illustrate this point: on one hand, the admission of new-Christians to the Society of Jesus makes conversion to Christianity an internal conversion to Christianity; on the other hand, this repetition — of which the convert is not or not solely an obliged “victim” — does not succeed in freeing the new-Christian from the status of convert. The article follows the evolution, before and after joining the Order, of a few of these new-Christian Jesuits admitted on the recommendation of the “spiritual master” Juan de Avila, a prominent figure at the beginning of the Spanish Counter-Reformation, born himself in a conversa family.
1. Les « nouveaux-chrétiens » d'Espagne ont fait l'objet de plusieurs récherches récentes, plutôt centrees sur la période médiévale et la première Inquisition : voir en particulier Maurice Kriegel, « De la question des nouveaux-chrétiens é l'expulsion des juifs : la double modernité des procès d'exclusion dans l'Espagne du XVe siècle », dans Le nouveau monde, mondes nouveaux, S. Gruzinski et N. Wachtel (éds), Paris, Éditions de l'EHESS, 1996, pp. 469-490 et Xudeus e conversos na historia, C. Barros (éd.), Saint-Jacques-de-Compostelle, Editorial de la Historia, 1994. Signalons également l'ouvrage récent de Jaime CONTRERAS, Pouvoir et inquisition en Espagne, trad, frse de B. Vincent, Paris, Aubier, 1997 (1e éd. 1992). On peut enfin espérer, un jour, la publication d'un cours de Marcel Bataillon, professé au Collège de France en 1946-1947, sur l'histoire de la première Compagnie de Jésus et, en particulier, sur la question des nouveaux-chrétiens. Cet enseignement, accessible seulement à travers le bref résumé de l'Annuaire du Collège de France, dégageait des perspectives d'analyse sur la « pureté de sang » en particulier, pionnières a l'époque et qui restent aujourd'hui encore largement ouvertes.
2. Voir dans ce même numéro S. Goldin, « Juifs et juifs convertis au Moyen Age ».
3. Au départ d'un programme de recherches de la Fondation européenne des Sciences sur la conversion religieuse dans le monde méditerranéen, dans le cadre duquel la présente enquête a été ouverte.
4. Les états successifs du texte sont publiés dans les Monumenta Historica Societatis Iesu, Constitutiones, t. 2, 1936, pp. 30-31. Voir par ailleurs le texte définitif dans Ignacio de LOYOLA, Obras completas, I. IPARRAGUIRRE (éd.), Madrid, BAC, 1982 (4e éd), p. 451, ou Ignace de LOYOLA, Écrits, Maurice Giuliani (dir.), Paris, DDB, 1991, p. 403.
5. MHSI, op. cit., p. 391 (les observations, peu nombreuses, n'occupent que deux feuillets rv).
6. La version latine des Constitutions, publiée en 1558, après la mort d'Ignace, à l'époque de la première Congrégation générate de l'Ordre et parallèlement à la publication du texte autographe, perpétue la révision d'Ignace, non sans émousser cependant la force du couple opposé et complémentaire des termes ancien/moderne : « Num a progenitoribus iam olim [c'est-à-dire : de longue date, sans assignation ancienne déterminée] christianis an a modernis descendat».
7. Voir sur ce sujet la bonne mise au point de Francisco de Medina, Borja, «Ignacio de Loyola y la limpieza de sangre », dans Ignacio de Loyola y su tiempo, Plazaola, Juan (éd.), Bilbao, Mensajero, 1992, pp. 579–615 Google Scholar. On lui ajoutera l'exemple de ce passage, extrait d'une lettre de Francisco de Villanueva, jésuite d'Alcala, le 20 septembre 1552 : « Je crois, à ce que je ressens de sa part [de la part de l'archevêque d'Alcala], qu'on en finirait avec les mauvais traitements qu'il inflige à la Compagnie si vous expulsiez ceux qui ont de la race (los que tengan ram) » (MHSI, Epp. Mixtae, Madrid, 1898-1901, I, p. 787). L'engagement, pris par le cardinal Poggio, favorable à la Compagnie, et le Provincial lui-même, de « ne pas admettre au collège d'Alcala ce genre d'hommes (nullus admitteretur ejus generis hominum), exclu par le décret qu'il avait lui-même édicté pour l'église de Tolède [en 1547] » (Polanco, Chronicon, II, p. 638) ne suffisait pas.
8. Le « statut» désigne, dans l'Espagne du 16e siècle, la définition des critères de discrimination, par la pureté de sang, des « vieux » et des « nouveaux » chrétiens.
9. Comme en témoigne par exemple l'Histoire critique du vieux testament de Richard Simon (1678).
10. M. Kriegel a noté, dans un article sur le « Parcours de Juan-Luis Vives : du milieu judaïsant a l'option érasmienne » (dans Dimensioni e problemi delta ricerca storica, 1996, 2, livraison entièrement consacrée à l'histoire des conversions dont nous rendons compte dans ce même numéro): « C'est […] affaire de spéculation que d'identifier dans certaines attitudes répandues chez les Nouveaux Chrétiens le témoignage d'une transposition de leur héritage culturel: ce serait d'une telle opération de report du messianisme juif que procèderait […] l'inclination observable des Nouveaux Chrétiens à exalter l'autorité monarchique et à célébrer la vocation hégémonique de l'Espagne […] ». On prend ici le contre-pied de cette « spéculation » en interrogeant les traces de l'héritage culturel juif chez les vieux chrétiens eux-mêmes et dans les formes d'appropriation de ce transfert chez les nouveaux-chrétiens — c'est-à-dire, nous semble-t-il, en évitant les pièges d'un « généalogisme » autarcique.
11. Voir Sicroff, A., Les controverses des statuts de pureté de sang en Espagne du XVe au XVIIe siècle, Paris, Didier, 1960, pp. 67–87 Google Scholar et Castro, Americo, Lo hispanico y el erasmismo, Buenos Aires, Revista de Filologia Hispanica, 4, 1942, pp. 23–40 Google Scholar, cités par M. BATAILLON, Érasme et l'Espagne, C. Amiel, D. Devoto (éds), t. II, Genève, Droz, 1987, pp. 42-43.
12. Juan De Santivanez, Historia de la Provincia de Andalucia de la Compania de Jesus. Le manuscrit (inédit) est conservé, dans une copie du 19e siècle, à la Bibliothèque de l'université de Grenade ; le moment de sa rédaction reste incertain, mais antérieur à 1650, date de la mort de Santivanez. Le récit couvre la période 1552-1599 et s'inscrit dans une série de chroniques locales ou provinciales, préparatories à une histoire générate (romaine) de l'Ordre, qui réactivent la mémoire des temps de fondation en même temps qu'elles confirment, dans l'opération historiographique, l'achèvement de l'institution. La date de 1599, qui est très précisément celle de l'adoption définitive des Constitutions de l'Ordre et de la fermeture des portes aux conversos, marque la césure et trame l'ambivalence de la figure du « précurseur ». Le passage est cité par Luis Sala-Balust et F. Martin Hernandez, dans Juan de Avila, Obras completas, BAC, t. 1, Madrid, 1971. II faut préciser que la source du chroniqueur est une lettre de Pedro Navarro à [gnace de Loyola, datée du ler mars 1554 (MHSI, Litterae quadrimestres, IV, pp. 699-700 : « Nunc secum gaudet, nunc Deo preces fundit, et secum cum Simeone dicet: nunc dimittis seruum tuum, Domine, etc. », et que l'identification de Juan de Avila au « saint antique » Siméon est done contemporaine de la délibération des « premiers Pères » sur l'admission des nouveaux-chrétiens dans la Compagnie de Jésus.
13. La mise en rapport de ces deux moments me semble justifié à une double échelle, extensive et intensive : extensive, parce que l'histoire de l'engendrement successif des Ordres religieux particuliers relève par force — et non pas seulement dans la représentation qu'ils se donnent de leur propre fin — de la répétition d'un même projet d'accomplissement d'une « vie chrétienne » dont ils ne sont que les moyens ; intensive, parce que l'histoire des relations de Juan de Avila avec la Compagnie de Jésus est déjà par elle-même l'histoire d'une répétition, Juan de Avila répétant une scène — une scène de fondation — que les jésuites interpréteront ensuite publiquement. Cette double échelle nous intéresse ici, car elle articule historiquement le court-circuit produit entre l'ancien et le moderne dans la reformulation ignatienne du « vieux » et du « nouveau ».
14. On pourrait étendre la même analyse à ce passage d'une lettre d'Antonio de Cordoba datée du 28 octobre 1554 : «II m'a dit sa fierté d'avoir été précurseur de la Compagnie et d'avoir fait d'elle l'esquisse au charbon (haber hecho trazas de carbon de ella) » (MHSI, Epp. mixtae, IV, pp. 418-419). On sait la popularité des couples noir et blanc/couleur, ou dessin/peinture, pour la description des deux Testaments. II faut toutefois signaler aussi, dans cette meme lettre, mais selon une opinion prêtée à d'autres (comme si l'opposition passait ici entre la désignation des conversos comme tels et la connexion de leur désignation et de leur rejet, l'auteur de la lettre semblant se placer, en fonction du développement précédent, dans la perspective d'un découplage de la désignation et du rejet, mais cette position n'étant elle-même qu'indirectement — allégoriquement — déchiffrable), le développement suivant, quelques lignes plus bas (p. 420): « Certains personnages de qualité m'ont parlé, qui ne sont pas nouveaux-chrétiens, en me disant qu'ils souhaitaient que la Compagnie renonce aux abus qu'il y a dans ce domaine, consistant à établir cette distinction et cette admissibilité des personnes (esta distincion y aception de personas), étant donné qu'en vérité les personnes de ce lignage sont celles chez lesquelles on trouve la plus grande chrétienté, et celle que Ton persuade le plus facilement de toute vertu, par rapport aux détenteurs de l'autre opinion (los que tienen la otra opinion) ».
15. C'est-à-dire par l'exclusion des conversos, interdits à cette époque de la quasi-totalité des instituts religieux — à l'exception de la Compagnie de Jésus.
16. MHSI, Epistolae Natalis, I, Madrid, 1898, pp. 233-234.
17. Bernaldez, Memoria del reinado de los Reyes Catolicos, M. Gomez Moreno et J. de M. Carriazo (éds), Madrid, 1962, pp. 539-543.
18. MHSI, Epp. Natalis I, pp. 168-169.
19. MHSI, Epp. Natalis, I, p. 226.
20. Santivanez, l'historien jésuite de l'Andalousie déjà cité, écrit: « Leur maître [Juan de Avila] les remit alors à la Compagnie de Jésus, comme en un autre temps le Baptiste, ce grand Précurseur, remit ses disciples au Christ» (cité par Manuel Ruiz JURADO dans un article consacré à « San Juan de Avila y la Compania de Jesus » (dans Archivum Historicum Societatis lesu, 40, 1971, p. 158). Comme le fait remarquer Ruiz Jurado dans ce même article, l;'étude globale du groupe important (près d'une trentaine de personnes) des disciples de Juan de Avila entrés dans la Compagnie de Jésus entre 1545 et la fin des années 1560 reste à conduire. Elle aurait l'avantage de mettre en évidence le voisinage, parmi ces disciples, des conversos et de ceux qui, sans l'être, restent à la marge de l'Ordre pour le radicalisme de leurs positions « modernes ». Je me permets de renvoyer sur ce point à une recherche sur les prédications dénonciatrices de l'avilien Juan Ramirez et leur rejet, dans P. A. FABRE, « Un Ordre dans la cité. Tentative de composition d'un lieu fondateur : les jésuites à Modène (1540-1560) » (en préparation).
21. HSI, Epistolae Ignatianae, V, p. 335.
22. Les deux noms seront constamment associés dans la correspondance de toute cette période entre l'Espagne et Rome, dans le débat sur l'opportunité de ces admissions, puis dans l'organisation de l'acheminement des deux nouvelles recrues vers l'ltalie (je reviendrai sur ce point). Cette association peut se prêter à des interprétations multiples, qui touchent au coeur de notre préoccupation au-delà d'une détermination factuelle (la contemporanéité de l'admission et la communaute de la provenance ne suffisent pas à rendre compte du jumelage, puisque celui-ci n'est nullement induit par le mécanisme institutionnel en fonction de ces seules prémisses): on peut considérer que Loarte (converso) est couvert par Guzman, mais aussi que Guzman participe de l'enjeu converso, dans sa dimension « allégorique », par l'intermédiaire de Loarte, quelles que soient alors les conséquences de cette participation, positives ou négatives. On notera cependant que c'est chez Gaspar Loarte ou chez les adversaires de l'entrée des deux hommes (mais jamais chez Diego Guzman) que Ton trouve le thème d'une nouvelle filiation, acquise par l'insertion dans l'Ordre : « Comme ceux que Ton doit envoyer [dans les nouvelles maisons] doivent être des hommes de bonne assise (varones de caudal), je suis réservé [sur l'envoi de Loarte et Guzman], bien que me console l'idée que vous soyez pour eux père, “char et cavalerie ” (auriga et currus, [II Rois 2.12]) » (MHSI, Epp. Mixtae, I, p. 124. La lettre est d'Antonio Araoz, le 19 Janvier 1553, mais elle est adressée à Juan de Avila: la filiation avilienne de Loarte et Guzman, definie par les Rois, n'est que très relativement « nouvelle » ; du reste, ces enfants seront rapidement éloignés de leur nouveau père); Gaspar Loarte écrit de son côté, à Ignace, le 27 Janvier de la même année : « Le P. Don Diego n'écrit pas aujourd'hui, car il n'est pas en Navarre. Mais que Votre Paternité prenne celle-ci comme sienne, car lui et moi avons toujours été une même chose dans l'amour, et le serons davantage encore avec notre nouvelle parenté (con el nuevo parentesco) » ﹛Epp. Mixtae, I, p. 124).
23. Condisciple de Guzman et Loarte à l'époque de leur formation au collège avilien de Baeza, Bernardino de Carleval était devenu ensuite l'une des personnalités dominantes de l'université issue de ce collège, avant d'être arrete par l'lnquisition en 1552.
24. Le début de cette lettre mentionne un courrier reçu par Burgos, daté du 10 juin 1553 ct auquel Araoz répond ici. Mais on ne trouve dans la correspondance d'Ignace et de son secrétaire que le signalement, le 10 juin en effet, de « lettres envoyées à Burgos » (MHSI, Epp. Ign., V, p. 119).
25. Que désigne ici exactement esto ? La règie est d'admettre celui qui a été injustement accusé, ou l'exception que represente l'exemple d'Ignace ? Antonio Araoz met une hâte étrange à écarter tout soupçon — sur la validité de la règie ou sur la pertinence de l'exception.
26. MHSI, Epp. mixtae, IV, p. 596.
27. Rôle prédominant, mais sans exclusive : il faut réentendre à nouveau ici le mot de « moderne », dans une double référence aux chrétiens « modernes » et à la devotio moderna, foyer novateur, source des courants qui traversent — et inquiètent — les institutions chrétiennes à la Renaissance.
28. M. Kriegel, « Modernité et exclusion », art. cité, p. 482.
29. Id.
30. L'argumentation de M. Kriegel souffre en ce point d'une sorte de hiatus, puisqu'elle démontre la « subsidiarité » de l'antijudaïsme converso par la faiblesse des preuves d'une hostilité des milieux judaïsants envers les conversos : ce retournement n'est pas logiquement necessaire, et affaiblit, nous semble-t-il, le rejet de la figure de l”« apprenti-sorcier ».
31. Paul AUBIN, Le problème de la conversion, Paris, Beauchesne, 1963, p. 53, et pp. 186-187 (où l'auteur montre comment la littérature patristique n'approche la notion d'une conversion « à soi-même » que dans la perspective d'une contemplation de Dieu dans son image). Les ouvrages classiques de Gustave BARDY, La conversion dans les premiers siècles du christianisme, Paris, Aubier, 1947, et de Paul Aubin restent très précieux pour articuler conceptuellement et historiquement ces différentes figures de conversion.
32. Ignace ne dit pas autre chose dans la lettre du 14 août 1553 où il soutient pourtant, contre Araoz, la cause de Loarte et Guzman : « La difficulté qu'il y a avec les personnes qui sont déjà des spirituels lorsqu'ils viennent à la Compagnie et à son mode de vie apparaît, ici, loin d'être petite » (MHSI, Epp. Ign. V, 335). On remarque d'ailleurs que, dans cette formule, trois conversions se trouvent enchaînées : la première conversion au christianisme, dans l'ascendance de Loarte, une seconde conversion « spirituelle » de l'individu Gaspar Loarte, conversion au cercle de Juan de Avila, enfin la conversion à la vie religieuse dans la Compagnie de Jésus.
33. Comme cela ressortirait aussi, par exemple, de ce passage d'une lettre de 1548, adressée à Ignace par un candidat à l'entrée dans la Compagnie, Gaspar Lopez : « [Je vais me render à] Grenade, qui est sur la route de Gandia, avec la permission de prendre conseil auprès du très religieux Maître Avila sur la vie, les Exercices, la doctrine précise (doctrina a la letra) de l'lnstitut de la sainte Compagnie qu'il désirait et a tenté d'instituer depuis de nombreuses années, et qui, ne trouvant pas dans ces royaumes la possibilité de fonder des maisons, a instruit et continue d'instruire, par sa grande sainteté et sa bonne doctrine, de nombreux serviteurs de Dieu dans cet Institut saint et admirable, pour lequel il ne trouve ni n'a jamais trouvé de gîte » (MHSI, Epp. Mixtae, Rome, 1898-1901, I, pp. 575-576). La connaissance de la Compagnie « a la letra » n'est pas l'esprit de l'lnstitut incarné : mais elle est en même temps toute proche, ne serait cette nuance fugitive, mais efficace, d'être au contraire déjà l'esprit d'un Ordre dont ne ferait plus défaut que la lettre.
34. Juan de Avila occuperait ainsi le « terrain » de la Réforme et, dans les limites du monde catholique, celui de Port-Royal. Voir sur ce dernier point Jean ORCIBAL, « Le premier Pori-Royal, réforme ou contre-réforme ? », Études d'histoire et de littérature religieuses (XVIe-XVIIIe), Jacques Le Brun et Jean Lesaulnier (éds), Paris, Klincksiek, 1997, pp. 105-144 (p. 112).
35. Les auteurs de la lettre inversent curieusement la chronologie, refusant de « rester » dans la Compagnie alors que, comme ils le rappellent par ailleurs en commenfant, c'est leur « entrée » qui est refusée. Ils définissent ainsi une sorte de « conversion » à l'état non religieux, qui serait ici, sous la plume des acteurs, la présentation polémique du changement d'état comme conversion non religieuse qui nous retenait plus haut.
36. MHSI, Epp. mixtae, III, pp. 392-393.
37. P. Ribadeneira, « Dicta et Facta », dans MHSI, Fontes Narrativi, II, p. 476 : « Un jour que nous mangions ensemble, en présence de beaucoup de gens, il dit, parlant de lui, qu'il tiendrait pour une grâce spéciale de Dieu de provenir d'un lignage juif; et il en ajouta la raison : “ Comment ? Pouvoir être parent du Christ selon la chair, et de Notre Dame la glorieuse Vierge Marie ! ” ».
38. Ignace de Loyola avait ouvert cette voie au terme de sa lettre à Antonio Araoz du 14 août 1553 : « Si là-bas, les humeurs de la cour ou celle du Roi font qu'il semble que l'on ne doive pas admettre [de nouveaux-chrétiens], qu'on les envoie ici, car ce sont de bons sujets, comme on l'a déjà écrit plusieurs fois ; ici, on ne regarde pas d'aussi près la race (no se mira tan al sotil de que raza sea) de celui que l'on perçoit comme un bon sujet, de la même maniere que la noblesse de quelqu'un ne suffit pas pour qu'on l'accepte, si les autres critères manquent » (MHSI, Epp. Ign., V, p. 335).
39. En particulier l'ouvrage d'André RAVIER, Ignace fonde la Compagnie de Jésus, Paris, Desclée de Brouwer, 1982, pourtant tres ouvert et éclairant sur le contexte de crise de la succession d'Ignace de Loyola à la tête du gouvernement de l'Ordre. L'indépendance « fougueuse » (dirait un hagiographe) de Bobadilla, sa tendance constante à nouer des liens directs avec la Curie en court-circuitant les instances médiatrices de la Compagnie, jouent sans doute leur rôle, mais ne sont pas suffisamment exceptionnels dans le nouvel Ordre pour rendre compte à elles seules de ces choix fondamentaux.
40. Cet état de « tristesse » n'êst peut-etre pas étranger à la nostalgie de l'Espagne — terre renoncée pour un nouvel exil — dont Y. H. Yerushalmi croit repérer les effets chez les juifs réfugiés en Italie à cette époque ( Yerushalmi, Y. H., From Spanish Court to Italian Ghetto, New-York-Londres, 1971, p. 29 Google Scholar, cité par A. TOAFF, « Ebrei spagnoli e marrani nell'Italia del Cinquecento », dans Xudeos et conversos na historia, op. cit., pp. 195-204). La suite de la lettre de Loarte évoque « ce qui s'est passé à Rome avant mon départ, ma faute et ma pénitence », mais les archives ne permettent pas de savoir quelle put être cette faute : peut-être dans l'obéissance, qui doit être redécouverte dans le voyage ? Cette dernière hypothèse n'est d'ailleurs pas exclusive d'un malaise général, qui serait alors doublement lié à l'insertion dans l'Ordre et à l'exil.
41. MHSI, Epp. Mixtae, V, pp. 17-18.
42. MHSI, Epp. Ign., IX, p. 372.
43. Id, IX, p. 596.
44. Id., X, p. 313.
45. ld.,X, pp. 316-317.
46. MHSI, Constitutiones, op. cit., p. 608.
47. MHSI, Regulae, Rome, 1948, p. 388.
48. MHSI, Constitutiones, op. cit., p. 610. Le cas me semble d'autant plus remarquable que non seulement l'office de collatéral, tout en restant inscrit dans la lettre des Constitutions (ce qui, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs, n'est nullement indifférent à la définition même du supérieur en tant que tel), apparaît peu dans la pratique de l'Ordre, mais qu'on le trouve rarement défendu et argumenté avec autant d'insistance que dans cette correspondance de 1555, alors même que celle-ci manifeste une orientation de l'office dont Jérôme Nadal confirmera la pertinence quelques années plus tard, après 1560, dans ses Scholia in Constitutiones : « Une perfection suprême éclaire tout l'lnstitut. Mais sa perfection, sa grâce et l'esprit d'lgnace, lumineusement élevé en Dieu, resplendissent plus encore dans certains de ces aspects. Qui ne découvrirait l'un d'eux dans la constitution du collatéral ? Elle donne au supérieur et au collatéral la forme d'hommes absolument parfaits, auxquels rien ne sera difficile, et que ne pourra écarter de leur devoir aucune des diverses difficultés qu'apporte avec elle, compte tenu de la faiblesse de la nature humaine, la pratique de cette constitution. Car il est presque impossible que le collatéral, jouissant de tant de liberté, ne s'arroge indûment quelque chose, et ne porte quelque préjudice à l'unité et à l'obéissance. Le supérieur doit pour sa part être un homme d'une grande constance, pour que l'autorité et l'exemption d'obéissance du collatéral ne l'altere pas, ni l'exercice de cette autorité et de cette exemption. Qui lira cette constitution pourra concevoir les autres difficultés. En un mot il y a dans cette constitution de nombreux foyers de division pour les maisons et les collèges. Et cependant la confiance de la Compagnie et la lumière de l'lnstitut font que tout semble facile. Car, en vérité, l'institution du collatéral peut être mise en pratique de diverses manières. Le préposé général est libre de désigner un collatéral avec les pleins pouvoirs. Mais on peut aussi établir l'usage de donner à quelqu'un un collatéral qui ne soit indépendant de lui que dans ce qui appartient en propre à son office, et qui soit soumis pour le reste à l'obéissance du supérieur » ( Nadal, J., Scholia in Constitutiones, Grenade, 1976, pp. 448-449Google Scholar). Le cas Loarte aura, en quelque sorte, fait jurisprudence. Je me permets encore de renvoyer, pour un développement plus complet de ces points, à P. A. FABRE, « La figure du collatéral, “ ange ” du supérieur selon les Constitutions de la Compagnie de Jésus », dans Luce GIARD (éd.), L'insertion des jésuites dans le théologico-politique, Grenoble, Jérôme, « Histoire des jésuites à la Renaissance » (à paraître).
49. J'ajoute au crédit de cette hypothèse la suite d'une lettre déjà citée, celle d'Antoine de Cordoue à Ignace, le 28 octobre 1554, selon laquelle «les personnes de ce lignage sont celles chez lesquelles on trouve la plus grande chrétienté », propos qui faisait suite, on s'en souvient, a un développement sur l'œuvre de Juan de Avila comme « esquisse au charbon » de la Compagnie de Jésus (voir ci-dessus, note 14): « J'ai dit toutes ces choses, pour que Votre Paternité me fasse savoir lesquelles de ces personnes je dois prendre ou laisser de côté pour remplir l'office d'être mon collatéral, et remplir encore mieux cet office, si c'était celui du provincial, et je crois que ceux qui sont [des nouveaux chrétiens] rempliraient au mieux ces offices, et tout se ferait avec plus de lumière s'ils les remplissaient. Le Père Docteur [Gaspar Loarte], en tout cas, serait ainsi mieux attaché à sa charge qu'il ne l'a été, et déchargerait le P. Francisco [de Borgia] de beaucoup de choses qui l'épuisent» (MHSI, Epp. Mixtae, IV, p. 420).