Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Les larmes, plus qu'un nouvel objet d'histoire, dessinent une scène où se noue et se dénoue une série de signes et de codes. La propension à verser des pleurs constitue souvent un facteur de distinction sexuelle, mais son appartenance à la sphère féminine est plus ou moins tranchée. A certaines époques et dans des circonstances précises, il est possible et même recommandé aux hommes de pleurer. La figure changeante de l'individu en larmes permet ainsi d'éclairer les partages symboliques entre rôles féminins et masculins, et l'imaginaire du corps auquel ils sont associés.
Using literary sources and intimate writings associated with normative discourses (e.g. medical writings and treatises on “savoir-vivre”), we study here how the status of tears figures in the distribution of feminine and masculine roles in the 19th century. Unlike the 18th century in which tears of emotionality shed by men and women were conspicuously displayed, in the 19th century one was more reserved about crying in public, men could only allow themselves rare emotional outbursts in which they gave vent to their intimate suffering in private. But it was above all in the second half of the 19th century that a backlash began against cheap sentinentality and displays of emotion. Women came to be considered effected by the weakness of their nervous systems. Mastery of one's social and sexual feelings involved an education of the will prohibiting men to cry except when mourning the loss of a loved one.
1. MonsacrÉ, Hélène, Les larmes d'Achille. Le héros, la femme et la souffrance dans la poésie d'Homère, Paris, Albin Michel, 1984 Google Scholar.
2. Norbert Elias, « La solitude du mourant dans la société moderne », Le Débat,n° 12, mai 1981, p. 93.
3. Roland Barthes, Fragments du discours amoureux,« Pleurer. Éloge des larmes », p. 214, et aussi Sur Racine,« Histoire et littérature », p. 152. Sur les pleurs versés au théâtre au xviie siècle, Paul Hasard La crise de la conscience européenne,Paris, Idées-NRF, 1968. Sur le rire et les larmes, Jean-Jacques Roubine, « La stratégie des larmes au xvne siècle », Littérature,n° 9, févr. 1973.
4. Grand dictionnaire du dix-neuvième siècle,Larousse, article « Larmes », 1873.
5. Dans Le fond et la forme. Le savoir-vivre pour les jeunes fillesde M. Maryan et G. BÉAL, Paris, 1896, chapitre « Convoi, Deuil, Condoléances ». « La sensiblerie est vivement réprouvée. Il faut que les jeunes filles soient des femmes fortes, capables de supporter les émotions quand elles remplissent leur devoir », p. 302. Il leur faut pratiquer le principe de saint Paul : celui de « pleurer avec ceux qui pleurent » mais qui ne doit pas être pris à la lettre : « Quelle que soit votre bonté naturelle, vous pouvez être rebelles aux larmes, et d'ailleurs ni la bonté, ni la sympathie n'exige un tel témoignage ». Chapitre « Avec les affligés », p. 168. L'impératif de maîtrise des émotions prend nettement le pas sur l'obligation des larmes.
6. Faire fondre en larmes un aliéné peut témoigner d'un pas vers la guérison. Selon Cabanis, l'effusion de larmes « est souvent critique dans les affections nerveuses ». Cabanis, Rapports du physique et du moral,3e éd., 1815, p. 121.
7. Bonello, Christian, Les images de l'homosexualité dans le discours médical au XIXe siècle, Thèse de 3e cycle, Paris VII, 1984 Google Scholar. L'auteur signale que l'absence de larmes chez une femme est considérée comme un des signes de son homosexualité.
8. Benrekassa, Georges, Fables de la personne. Pour une histoire de la subjectivité, Paris, PUF, 1985, p. 9 Google Scholar.
9. Elias, Norbert, La société de cour, Paris, Calmann Lévy, 1974, p. 110 Google Scholar.
10. Constant, Benjamin, Adolphe, 1816, Paris, Garnier Flammarion, 1965, p. 39 Google Scholar.
11. Idem.,pp. 104-105.
12. Idem., p.151.
13. De Musset, Alfred, Les confessions d'un enfant du siècle, 1836, Paris, Folio, 1980, p. 111 Google Scholar.
14. Beuve, Sainte, Volupté, 1835, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 137 Google Scholar. « Souvent, aux instants de sa plus grande bonté, lorsque je venais de verser des larmes sur ses mains, et que je m'étais appelé bienheureux, je me relevais tout d'un coup sec, aride », raconte Amaury, le narrateur.
15. Correspondance Sand/Musset (1833-1840),Paris, Édition du Rocher, 1956, p. 69.
16. Bakhtine, Mikhaïl, L'oeuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, Tel, 1970, p. 47 Google Scholar et p. 53.
17. Stendhal, , Lucien Leuwen, Paris, Gallimard, Folio, t. I, p. 72 Google Scholar.
18. Ibid.,t. II, p. 205.
19. Ibid.,t. II, pp. 445-446.
20. De Vigny, Alfred, Journal d'un poète, Marseille, Édition d'Aujourd'hui, 1981, p. 62 Google Scholar.
21. Constant, Benjamin, Journal intime, 23 janvier 1804, Paris, La Pléiade, 1957, pp. 297– 298 Google Scholar.
22. Perdiguier, Agricol, Mémoires d'un compagnon, Paris, Maspero, 1977, p. 124 Google Scholar.
23. Jacques RanclÈRE, La nuit des prolétaires. Archive du rêve ouvrier,Paris, Fayard, 1983, 451 p., p. 29.
24. Ibid.,p. 195.
25. Ibid.,p. 434.
26. Benjamin Constant, Journal intime, op. cit.,p. 250 et p. 359.
27. Benjamin Constant, Le cahier rouge, op. cit.,p. 147.
28. Michelet, Journal,Lettre du 26 novembre et du 12 décembre 1848. Journal du 5 octobre 1853, Paris, Gallimard, t. II, pp. 608, 611 et 219.
29. L'édition du journal a révélé l'attention que Michelet portait aux règles de sa femme et qu'il n'a pas cessé d'exalter : « La crise d'amour qui constitue la femme, ce rythme divin qui, mois par mois, lui mesure le temps. » Barthes, Roland, Michelet, Paris, Éditions du Seuil, « Ecrivains de toujours », p. 129 Google Scholar.
30. Michelet, Journal,t. II, p. 628.
31. Roland Barthes, Michelet, op. cit.,p. 171. Michelet, 1833, Histoire de France,t. II, livre IV, chap. 8.
32. Michelet, , Journal, Paris, Gallimard, 1962, t. II, p. 27 Google Scholar.
33. S'efforçant d'écrire le moment délicieux de la fête de la Fédération qui lui a fait verser de douces larmes, Michelet se trouve de même renvoyé aux limites de son individualité et s'en plaint amèrement : « Comment ces choses sublimes, qui m'ont tiré des larmes, sont si peu intimes en moi ? Comment la nature revient-elle obstinément me faire descendre à mon individualité ? », Journal Au20 novembre 1847, op. cit.,t. I, p. 678.
34. Stendhal, , Journal, Vienne, nov. 1809, Paris, Gallimard, 1936, t. III, p. 46 Google Scholar.
35. Stendhal, , Journal, 8 avr. 1805, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1981-1982, p. 637 Google Scholar.
36. Ibid.,p. 721.
37. Stendhal, De l'amour,p. 79.
38. Cabanis, Rapports du physique et du moral,3e éd., 1815, p. 121.
39. Bénichou, Paul, Le temps des prophètes, Paris, Gallimard, 1977, p. 430 Google Scholar. Bénichou cite la Vierge Marie de Ganneau qui rachète les hommes par des pluies de larmes.
40. Dictionnaire des gens du monde à l'usage de la Cour et de la Ville,par un jeune ermite, 3e éd. augmentée et diminuée, 1921, p. 127.
41. Eugène sue, Arthur,1840, rééd. Régine Deforge, Paris, 1977, p. 174.
42. C'est le cas du personnage d'Esther dans Splendeurs et misères des courtisanesde Balzac (1844), qui n'a que ses larmes à offrir en expiation, Paris, Gallimard, Folio, p. 201.
43. Balzac, , La femme de trente ans, 1834, Paris, Albin Michel, 1957, p. 65 Google Scholar.
44. Ibid.,p. 167.
45. Ibid.,p. 260.
46. Balzac, , La recherche de l'absolu, 1834, Paris, Gallimard, Folio, 1976, p. 37 Google Scholar.
47. Ibid.,p. 39.
48. Balzac, Une ténébreuse affaire,1841, Le Livre de Poche, 1963, p. 58.
49. Ibid.,p. 118.
50. Germaine DE StaËL, Corinne et l'Italie,1807, Paris, Garnier, p. 52.
51. Ibid., p.23.
52. Sand, George, Lélia, 1833, Paris, Garnier, 1960, p. 147 Google Scholar ainsi que les citations qui suivent.
53. Ibid.,p. 173.
54. Ibid.,p. 23.
55. Gustave Flaubert, Correspondance,Lettre du 24 avril 1852, Paris, La Pléiade, t. II, pp. 77-78.
56. Ibid.,15 janv. 1854, op. cit.,t. II, p. 508.
57. Ibid.,22 avril 1854, t. II, p. 557.
58. Ibid.,pp. 549-550.
59. Ibid.,p. 366.
60. Ibid.,t. II, appendice II, p. 886. Maxime du Camp, l'ami de Flaubert, a tenté lui aussi de réformer Louise Colet. Dans une lettre du 21 janvier 1847, il enjoint Louise de refouler ses larmes et de faire bonne figure : « Par dessus tout, Gustave est l'homme de la Plastique et vous ne lui montrez votre visage que défiguré par les larmes ; il aime l'harmonie par excellence et, toutes les fois que vous le voyez, votre beauté grimace dans les pleurs et votre esprit et votre coeur n'ont pour lui que des reproches parfois injustes ; réfléchissez, chère soeur, et surtout souvenez-vous… », Paris, La Pléiade, t. I, Appendice III, p. 886.
61. Delacroix, 14 février 1850, Journal et correspondance,Egloff éd., 1943.
62. Edmond et De Goncourt, Jules, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris, Fasquelle et Flammarion, t. I, p. 210, 10 sept. 1855 Google Scholar.
63. Ibid.,p. 175, mars 1855.
64. Ibid.,3 juin 1858, p. 483.
65. Gustave Flaubert, Correspondance,13 oct. 1846, op. cit.,t. I, p. 385.
66. Ibid.,3 juin 1858, p. 483.
67. Correspondance Sand-Flaubert, 1mars 1870, Paris, Flammarion, 1981, p. 298.
68. Le journal intime de Caroline B.,Enquête de Michelle Perrot et Georges Ribeill, Paris, Arthaud-Montalba, 1985, p. 56.
69. Journal de Marie Bashkirtseff,1873-1884, Paris, Mazarine, 1980, 765 p., p. 258.
70. Le journal intime de Caroline B., op. cit.,p. 27.
71. Ibid.,p. 136.
72. Ibid.,p. 77.
73. Ibid.,p. 49.
74. Journal de Marie Bashkirtseff, op. cit.,p. 409.
75. Le journal de Caroline B.,p. 76.
76. Ibid.,p. 69.
77. Marie Bashkirtseff, op. cit.,p. 285.
78. Ibid.,p. 400.
79. Ibid.,pp. 417-423.
80. Emile Zola, Nana,1880. Le Livre de Poche, 1978, pp. 420-421.
81. Grand dictionnaire du dix-neuvième siècle,Larousse 1873, op. cit.,article « Larmes ».
82. Dans un autre genre d'hystérie, certaines femmes larmoient en permanence sans rime ni raison, sauf quand elles s'adonnent à leurs activités préférées. Le docteur Berger traite ainsi du larmoiement hystérique : « De tels cas, où l'hystérie se présente sous la forme d'une affection des voies lacrymales, prouvent avec quelle justesse Charcot l'avait bien nommée : maladie simulatrice. » Maladie de la simulation, ce trouble engage le médecin à la méfiance : car il est à la fois le signe d'un mal et de la possibilité de le jouer. « Du larmoiement hystérique », article du Progrès médicaldu 5 octobre 1895.
83. J. K. Huysmans, Les soeurs Vatard,1879, Paris, Coll. 10/18, 1975, p. 363.
84. Norbert Elias, Le Débat,art. cit.
85. Jules VallÈS, L'enfant,1878, Le Livre de Poche, 1972, p. 102.
86. Ibid.,p. 104.
87. Ibid.,p. 205.
88. Marthe,Éditions du Seuil, 1981, p. 116. Robert Caron d'Aillot à Charles de Cerilly, 25 novembre 1895 : « […] je verse d'abondantes larmes à l'idée que je suis dénigré et invectivé ».
89. Martin Nadaud, Léonard, maçon de la Creuse,Paris, Maspero, 1977, p. 44 et p. 60.
90. Turquin, Norbert, Mémoires et aventures d'un prolétaire à travers la Révolution, Paris, Maspero, 1977 Google Scholar.
91. Michelle Perrot, Jeunesse de la grève, France 1871-1890,p. 72 et p. 201 : « Au pays du ” désert “ cénevol, les houilleurs du Gard se fixent de champêtres points de rassemblement […] au bois de Robiac, le 14 mai 1890, ils sont cinq mille à écouter les paroles enflammées d'une ardente jeune femme qui leur tire les larmes ».
92. Anne-Marie Thiesse, « Les infortunes littéraires. Carrières de romanciers à la Belle Époque », Actes de la Recherches en Sciences sociales,n° 60, nov. 1985, et« Mutations et permanences de la culture populaire : la lecture à la Belle époque », Annales ESC,1984, nc l,pp. 71-92.
93. Gauchet, Marcel et Swain, Gladys, La pratique de l'esprit humain. L'institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980, p. 504 Google Scholar.