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Jessica Marie Johnson Wicked Flesh: Black Women, Intimacy, and Freedom in the Atlantic World Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2020, 316 p.

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Jessica Marie Johnson Wicked Flesh: Black Women, Intimacy, and Freedom in the Atlantic World Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2020, 316 p.

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

Cécile Coquet-Mokoko*
Affiliation:
cecile.coquet-mokoko@uvsq.fr
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Race et esclavage (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

L’ouvrage de Jessica Marie Johnson, professeure d’histoire à l’université Johns Hopkins, propose de suivre les trajectoires de femmes africaines ou afro-descendantes libres, affranchies ou esclaves, des comptoirs de Gorée et Saint-Louis du Sénégal jusqu’à la Nouvelle-Orléans entre les années 1680 et 1790. L’autrice y convoque des comparaisons avec Saint-Domingue et Cuba pour examiner les stratégies déployées par ces femmes pour tirer parti des régimes coloniaux français et espagnol aux Amériques et en déduire d’éventuelles idiosyncrasies de la capitale louisianaise au fur et à mesure de son évolution coloniale jusqu’à son intégration dans les États-Unis en 1803. Des parcours individuels servent de fil rouge à cette évolution, ouvrant et clôturant chacun des six chapitres, dans un effort délibéré pour camper des personnages de chair et de sang, réhabiliter la mémoire d’ancêtres résilientes et faire rêver leurs descendantes à leur sujet.

Le corpus d’archives est constitué pour l’essentiel de minutes de procès, la plupart des traces laissées par ces femmes relevant de questions de propriété (contestations de confiscations d’esclaves, promesses d’affranchissement, contestations de legs), mais l’autrice a également croisé ses sources avec la base de données slavevoyages.org et proposé de nouvelles lectures des archives dépouillées précédemment par Gwendolyn Midlo Hall, Jennifer Spear, Kimberly S. Hanger, Emily Clark et Virginia Meacham-Gould ou Shannon Lee Dawdy. Elle met notamment l’accent sur l’utilisation d’espaces privés comme espaces de liberté (pour organiser des dîners ou des bals entre Noirs) et sur la reconstruction de liens familiaux informels via l’institution catholique du baptême et les responsabilités confiées aux parrains et marraines – un thème qu’avait déjà approfondi Geneviève Piché dans son étude Du baptême à la tombe. Afro-catholicisme et réseaux familiaux dans les communautés esclaves louisianaises Footnote 1 , même si cet ouvrage ne figure pas parmi les sources secondaires en français sur lesquelles s’appuie J. M. Johnson, sans doute en raison de la période étudiée, 1803-1845. Les études de Vincent Gourdon et de Vincent Cousseau sur le parrainage aux Antilles à l’époque moderne auraient toutefois pu alimenter cette réflexion. Comme la plupart des historiens étasuniens, l’autrice cite très majoritairement des sources secondaires anglophones, même si elle démontre une très bonne compréhension du français dans son analyse des archives et une familiarité avec Cécile Vidal. On pourra toutefois s’interroger sur la lecture qu’elle propose de deux échanges d’insultes entre gens de couleur libres et Blancs sans terre ou engagés (p. 170-172) : rien ne permet d’affirmer qu’en 1745-1747, le mot « coquine » avait la connotation sexuelle qu’il a de nos jours, ni que « putain » pouvait être employé au masculin, pas plus que « Jean-foutre » n’implique forcément que l’homme ainsi insulté soit représenté comme un homosexuel passif.

Sans ambiguïté, le livre s’adresse en priorité à des lectrices africaines-américaines contemporaines, dans un projet qui relève également de l’hommage poétique et convoque à l’occasion des références littéraires. Cela ne va pas sans recourir à des messages implicites sur le colorisme dans la communauté africaine-américaine, à des choix d’outils conceptuels propres aux études queer comme celui de « Black femme » ou à des spéculations parfois discutables sur les motivations d’actrices historiques dont les archives ne semblent pas laisser entendre qu’elles aient pu entretenir des liens amoureux entre elles. Autant l’autrice est convaincante lorsqu’elle retrace les faits de harcèlement sexuel ou de violences conjugales pour lesquelles des plaintes ont été déposées et des exécutions prononcées, autant les prises de position évoquées plus haut semblent exiger une plus grande prudence méthodologique ou, à tout le moins, des explications à destination de lectorats moins au fait des tensions induites par la pigmentocratie plantationnaire dans la culture noire du continent américain.

Les deux premiers des six chapitres se focalisent sur les précurseuses des signares dans les comptoirs français de Gorée et de Saint-Louis entre 1680 et 1728, donnant à voir les différents degrés de liberté et d’autonomie financière dont bénéficiaient les habitantes africaines libres des comptoirs dans leurs relations de commerce et de pouvoir avec les Européens participant à la traite négrière au sein de la Compagnie du Sénégal, puis de la Compagnie des Indes. Largement irriguées par les travaux d’historiens sénégalais, les explications sur les mariages « à la mode du pays » contractés avec ces Européens, fondés sur l’indispensable paiement de la dot par le prétendant et permettant une transmission de son patronyme et de ses titres de propriété à sa veuve et aux enfants de celle-ci, sont relativement claires. Toutefois, l’appréhension du système matrilinéaire aurait gagné à s’appuyer sur des travaux d’anthropologues africanistes, la transmission des biens se faisant souvent au bénéfice des neveux utérins dans les sociétés africaines et rarement au profit d’héritières, ce que ne précise pas le terme très général de « kin » employé par l’autrice.

Le troisième chapitre tente de redonner une place aux captives dans les archives relatives aux traversées de l’Atlantique par les navires négriers – tâche difficile puisque le genre des captifs n’était pas toujours précisé dans les journaux de bord, sauf en cas de décès. Relié aux précédents chapitres par la figure de Marie Baude, mulâtresse libre de Saint-Louis qui embarqua en 1728 sur La Galathée pour rejoindre à la Nouvelle-Orléans son époux, le canonnier Jean Pinet, condamné à l’exil pour le meurtre d’un mulâtre libre, ce chapitre parvient difficilement à maintenir le lien entre le récit d’une trajectoire individuelle et l’exploitation des archives. La démonstration est d’abord centrée sur le processus de déshumanisation des captives inscrit dans le concept de « pièce d’Inde » et sur leur exploitation sexuelle par les capitaines de navires, dont le caractère dépravé est souligné par les termes «  licentious misuse  » et «  lecherous abuse  » (« mauvais traitements licencieux » et « abus lubrique », p. 83) ; à ce titre, elle ne propose pas d’apports inédits sur l’histoire de la traite mais s’efforce de réintroduire dans la perspective le thème du désir pour les corps noirs. De même, le récit des mutineries, qui nous fait revenir en 1696 pour relever la mention d’une sorcière à bord d’un navire confisqué au large de Gorée, ne permet que des spéculations sur le rôle qu’ont pu y jouer les captives et les enfants ; l’évocation de la divinité Maam Kumba Castel, qu’auraient invoquée les captifs au moment de se suicider, ne fait pas l’objet d’un approfondissement pourtant opportun. À mi-chapitre, la perspective se centre sur les répercussions de la révolte des Natchez et de leur prise du Fort Rosalie (28 novembre 1729), sur les Africains fraîchement débarqués et employés à la construction de la Nouvelle-Orléans et sur les plantations avoisinantes. L’objectif est ici de souligner l’instabilité de l’environnement dans lequel se trouvaient des femmes noires esclaves ou libres en quête de reconstruction psychologique et de sécurité, leur capture par les autochtones signifiant bien souvent une réduction au statut de monnaie d’échange avec des esclavagistes européens.

Les deux chapitres suivants couvrent la période 1721-1751 et s’appuient sur des recensements et des décisions de justice rendues par le Conseil supérieur de Louisiane pour décrire les stratégies employées par les couples (de « gens de couleur » ou interraciaux) pour contourner les clauses du Code noir de Louisiane (promulgué en 1724) visant à compliquer les procédures d’affranchissement et à priver les gens de couleur libres de leurs droits. J. M. Johnson s’y efforce avec brio de combler les lacunes des recensements en retrouvant la trace de femmes noires libres par le biais des cadastres et des registres de baptême, pointant les incohérences des différentes autorités (coloniales et ecclésiastiques en particulier) dans les désignations des statuts, l’influence que pouvaient avoir les marraines dans la constitution de réseaux familiaux élargis, et la ténacité des femmes affranchies à faire valoir leurs droits et ceux de leurs enfants face à des exécuteurs testamentaires peu scrupuleux.

Le régime colonial espagnol, évoqué à la page 163 dans le cadre de l’analyse des registres de baptême, fait l’objet du dernier chapitre, où l’autrice montre la rapidité d’adaptation des femmes esclaves à un système plus favorable à l’auto-émancipation et moins regardant face aux testaments laissés par les hommes blancs, puisqu’il ne requérait pas l’approbation du gouverneur de la colonie. Les jalons utiles permettant aux lecteurs de comprendre les modalités du transfert de la Louisiane à l’Espagne à l’issue de la guerre de Sept Ans et la mise en place tardive du Code O’Reilly viennent un peu tardivement en raison de la focalisation des premières pages sur une décision de justice datant de 1789. L’analyse de la bataille juridique qui opposa entre 1789 et 1792 la sœur et la concubine d’un riche mulâtre libre, Maurice Dauphine, est adossée à une recherche archivistique menée par l’autrice sur 52 testaments enregistrés par des « gens de couleur » libres entre 1771 et 1803. Elle y décrypte de manière convaincante la récupération du racisme scientifique par la sœur du défunt au détriment d’une veuve non protégée par le sacrement catholique du mariage, peu avant que l’acquisition du territoire de Louisiane par les États-Unis en pleine guerre d’indépendance haïtienne ne redéfinisse les castes en fonction de la proportion de sang africain présumé.

En définitive, l’ouvrage de J. M. Johnson, lauréat de nombreux prix de sociétés savantes outre-Atlantique dont l’American Historical Association, l’American Studies Association ou la Southern Historical Association, offre une perspective féministe bien assumée sur la question des droits des femmes africaines et afro-descendantes en Louisiane. Sa lecture ne pourra qu’enrichir l’historiographie de la Nouvelle-Orléans et de la diaspora africaine.

References

1. Geneviève Piché, Du baptême à la tombe. Afro-catholicisme et réseaux familiaux dans les communautés esclaves louisianaises , Rennes, PUR, 2018.