Avec Guerra contra Palmares. O manuscrito de 1678 , Silvia Hunold Lara et Phablo Roberto Marchis Fachim publient un maître ouvrage qui parvient à associer la transcription de sources primaires à de véritables propositions historiographiques. Leur livre offre en effet des contributions importantes à différents niveaux, en combinant la transcription d’archives, l’analyse critique et les réflexions méthodologiques, et renouvelle par là l’historiographie des communautés marrons – connues sous le nom de mocambos ou quilombos en portugais, ou palenques en espagnol.
Au cœur de cet ouvrage se trouve Palmares, un célèbre ensemble d’établissements fondés par des hommes et des femmes ayant fui leur condition d’esclaves pour s’établir dans la région du Pernambouc, au Brésil, au cours des xvii e et xviii e siècles. Les auteurs se consacrent principalement à une source primaire, sur laquelle la plupart des historiens de Palmares se sont appuyés depuis le xix e siècle : le soi-disant « manuscrit de 1678 ». Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, ce document anonyme n’est pas un manuscrit, pas plus qu’il ne date de 1678. Comme le montrent S. H. Lara et P. R. M. Fachim, les historiens de Palmares ont en réalité travaillé à partir d’une version imprimée de ce texte, publiée au Brésil en 1859. Le manuscrit original du xvii e siècle, quant à lui, était resté caché, jusqu’à ce que S. H. Lara le redécouvre en 2009, à Lisbonne, aux Archives nationales de la Torre do Tombo, où il n’avait pas encore été catalogué.
La première contribution majeure de ce travail consiste à rendre largement accessibles, dans leur langue originale, les sources primaires portugaises. Le livre présente une transcription annotée du manuscrit complet des archives de la Torre do Tombo, intitulé par les auteurs Relação da ruína dos Palmares . Il fournit également la transcription d’une autre version manuscrite de ce même texte, que les auteurs ont repérée à la Biblioteca Pública de Évora. Enfin, l’ouvrage propose six annexes comprenant des relations de campagnes militaires contre Palmares, des correspondances et des documents administratifs rédigés par des officiers militaires, les gouverneurs du Pernambouc ainsi que le Conselho Ultramarino (Conseil d’Outre-mer) de Lisbonne.
Le deuxième apport de cet ouvrage consiste en une longue postface qui restitue les « vies multiples » (p. 51) de ces manuscrits, depuis leur lieu et contexte de production au Brésil, en passant par leurs itinéraires possibles vers différents centres d’archives au Portugal, jusqu’à leur réémergence dans l’historiographie. Dans la première partie de la postface sont présentés des résultats inédits sur la paternité des manuscrits, que les auteurs attribuent à un prêtre du nom d’Antônio da Silva. Ils en concluent par ailleurs que la version de la Torre do Tombo est le résultat d’un processus de réécriture complexe du manuscrit d’Évora.
Enfin, le livre soulève des points de méthode importants, en montrant combien une lecture attentive des deux versions contemporaines du même récit de 1678 permet d’ébranler les connaissances établies depuis des décennies par l’historiographie consacrée à Palmares. En examinant les différences entre le manuscrit soigné de la Torre do Tombo et ce qui semble constituer son brouillon, le manuscrit d’Évora, S. H. Lara et P. R. M. Fachim ouvrent de nouvelles pistes d’analyse pour étudier Palmares et, plus largement, comprendre les relations entre l’écriture, la révision des manuscrits et les interventions du pouvoir politique. Ils expliquent notamment le processus par lequel Antônio da Silva a recomposé le récit des campagnes militaires de 1677-1678 contre Palmares, en transformant un simple premier récit en une véritable épopée de la victoire portugaise sur un ennemi présenté comme redoutable, augmentant de la sorte les enjeux du triomphe et glorifiant par la même occasion le gouverneur de Pernambouc.
S. H. Lara et P. R. M. Fachim mettent ainsi en avant le caractère politique de la Relação . En révisant le manuscrit, Silva n’a pas hésité à faire de Palmares et de ses habitants une « république » dotée de dirigeants résolus et habiles. Dans la version finale, il dépeint Palmares comme un puissant adversaire guidé par un roi presque invincible, ce qui rend sa chute d’autant plus impressionnante. Le récit visait donc à glorifier le gouverneur de Pernambouc, en en faisant le seul homme apte à l’emporter face à un ennemi aussi puissant. « Le récit a servi d’outil politique, non seulement en documentant la défaite de Palmares et la restauration des capitaineries de Pernambouc, mais aussi en immortalisant pour la postérité ces événements » (p. 71). Ainsi, selon S. H. Lara et P. R. M. Fachim, le texte de Silva n’est pas une simple histoire linéaire de Palmares. Plutôt qu’une description exacte du quilombo , le récit présente « un ennemi mené à sa ruine par un gouverneur qui cherchait à immortaliser son nom » (p. 102).
Dans la seconde partie de leur postface, S. H. Lara et P. R. M. Fachim ouvrent un nouveau chapitre de l’histoire de ce que l’on appelle le « manuscrit de 1678 », en posant la question suivante : comment ces manuscrits du xvii e siècle ont-ils pu réapparaître sous forme de copies au xix e siècle ? Cette section présente une recherche originale sur la trajectoire du texte de 1678 jusqu’à la publication, au xix e siècle, d’une version de ce document au Brésil. Les auteurs la replacent dans le contexte d’une époque où hommes politiques et intellectuels brésiliens cherchaient à élaborer un récit historique sur mesure pour la nation qui venait d’accéder à l’indépendance. L’Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, créé en 1838, joua à cet égard un rôle central. En 1859, il fit publier une transcription du récit de 1678 dans sa Revista , le bulletin de l’institution, appelée à faire autorité. Toutefois, les détails concernant cette publication restent obscurs, les archives de l’Institut n’ayant conservé que peu de documents sur la composition des premiers numéros.
Grâce à une recherche minutieuse, les auteurs mettent en lumière le rôle de deux diplomates, Antônio de Menezes Vasconcellos de Drummond et Francisco Adolfo de Varnhagen, qui ont pris part avec enthousiasme à l’aventure de l’Institut, profitant de leurs voyages et de leurs relations au Portugal pour repérer, acquérir et copier des documents liés à l’histoire du Brésil. Parmi ces documents, dont ils ont ensuite fait don à l’Institut, se trouvaient des copies manuscrites du récit de 1678. Bien que les circonstances dans lesquelles Drummond et Varnhagen ont découvert ces manuscrits dans les archives portugaises demeurent inconnues, S. H. Lara et P. R. M. Fachim formulent à ce sujet plusieurs hypothèses.
Les auteurs montrent en outre que la publication des manuscrits dans la Revista a suffi à transformer cette version imprimée en source de première importance, alors même que l’on ignorait l’auteur du manuscrit original. Le contexte de production du document s’avérait pourtant crucial pour comprendre la motivation politique qui se nichait dans le récit d’Antônio da Silva, et parce que la version publiée présentait des différences significatives – dont certaines sont examinées par S. H. Lara et P. R. M. Fachim plus loin dans la postface – avec le manuscrit original conservé à la Torre do Tombo.
Enfin, dans la partie de la postface intitulée « Saga Negra da Liberdade », S. H. Lara et P. R. M. Fachim présentent l’historiographie de Palmares, dressant d’abord un état des principaux travaux sur la question. Par un travail à la fois novateur et solide sur le plan méthodologique, ils analysent la façon dont la version publiée de la Relação est devenue la principale source primaire utilisée par les chercheurs brésiliens et étrangers pour interpréter et écrire l’histoire des mocambos du Pernambouc. Les auteurs expliquent comment les historiens de Palmares, en s’appuyant sur la transcription de 1859, ont contribué à consolider l’autorité de cette version et à l’ériger en récit indiscutable des événements de 1678.
S. H. Lara et P. R. M. Fachim étudient ensuite les nombreux documents sur Palmares édités par les instituts historiques à la fin du xix e siècle et au début du xx e siècle. Ils montrent comment ces publications dédiées à des événements marquants de la région ont joué un rôle important dans la construction d’un récit national au Brésil. Si certains de ces documents célébraient la lutte contre l’esclavage, la plupart d’entre eux étaient consacrés à la destruction de Palmares. Les auteurs s’intéressent également à un article de Raimundo Nina Rodrigues, paru pour la première fois en 1904, devenu une référence fondamentale dans l’historiographie en défendant la thèse des origines bantoues de Palmares. Ce faisant, l’article est lui-même devenu une source incontournable d’informations sur Palmares et la culture africaine au Brésil.
S. H. Lara et P. R. M. Fachim décrivent ainsi la façon dont Edison Carneiro, écrivain et ethnologue de Bahia, a publié en 1947 une nouvelle version de l’édition de 1859 en annexe de sa monographie, la première entièrement consacrée à l’histoire de Palmares et à sa documentation. Si le travail de Carneiro adhère à la thèse de R. Nina Rodrigues sur les racines bantoues de Palmares, il s’inscrit dans un contexte résolument différent, puisqu’il cherche à faire de Palmares un exemple inégalé de résistance dans l’histoire du Brésil. Le récit de Carneiro érige ainsi Zumbi, l’un des plus fameux chefs de Palmares, en héros de la résistance refusant d’accepter la paix négociée de 1678 et poursuivant la lutte jusqu’à sa mort en 1695. Cette tonalité épique est devenue un trait constitutif des ouvrages consacrés à Palmares, contribuant à la fabrique d’un récit univoque malgré la diversité des sources, parmi lesquelles la fameuse transcription de 1859.
Les versions imprimées de la Relação sont ainsi devenues un objet historique quasi autonome et intrinsèquement lié à la fabrique historiographique de Palmares. Le travail novateur offert ici par S. H. Lara et P. R. M. Fachim marquera profondément les études futures sur Palmares et, plus largement, sur les communautés constituées par des hommes et des femmes ayant choisi de fuir la société esclavagiste dans laquelle ils étaient asservis. « Les relations de campagnes militaires, les demandes de faveurs et le texte produit par le père Antônio da Silva ne sont pas des récits concurrents, mais des récits parallèles. Chacun, à sa façon, met en scène un personnage dans le but d’atteindre un objectif précis et chacun est destiné à un public différent » (p. 108). Et les auteurs de conclure : « Nous, lecteurs du xxi e siècle, pouvons emprunter d’autres voies, qui toutes peuvent mener à de nouvelles interprétations et significations du récit du père Silva et de l’histoire de Palmares. Que changerait désormais l’adoption d’une approche similaire sur d’autres textes et documents portant sur les mocambos ? » (p. 109).