Soutenue en 2006, Dutch Herring (soit « Le hareng néerlandais ») est la version révisée pour la publication de la thèse de Bo Poulsen, un historien danois spécialisé en écologie marine. Celui-ci a été chercheur invité au prestigieux Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam dans le cadre du projet de recherche dano-néerlandais « Close Encounters with the Dutch » (Rencontres avec les Hollandais, 2003-2009). Ce projet d’inspiration braudélienne considère les régions limitrophes de la mer du Nord comme une entité géoculturelle dans laquelle les Provinces-Unies ont joué un rôle fondamental au cours du xviie siècle. Ce postulat a considérablement influencé les recherches de B. Poulsen, et cet ouvrage constitue un excellent exemple d’histoire interdisciplinaire et structuraliste.
La pêche au hareng a acquis toute son importance à l’époque moderne. Jusqu’au xixe siècle le hareng est un aliment essentiel en Europe du Nord et en Europe centrale. De 1600 à 1740 plus de la moitié de ce hareng provient de Hollande, une des sept provinces des Provinces-Unies. Les historiens néerlandais ont donc accordé une grande attention à cette activité tournée vers l’exportation et qui a été un des fleurons du Siècle d’Or hollandais. De même, le déclin de cette activité durant la seconde moitié du xviiie siècle et au xixe siècle a fait l’objet de nombreuses spéculations chez nos confrères bataves.
B. Poulsen opte résolument pour une approche environnementale, offrant des perspectives innovatrices pouvant confirmer ou réfuter des hypothèses, même si la question prépondérante demeure le déclin de la pêche en Hollande. Ce qui est sûr, c’est qu’il place le contexte environnemental au centre du débat. L’auteur atteint ainsi un des objectifs qu’il s’est fixés, c’est-à-dire combiner les sciences humaines et les sciences naturelles afin d’obtenir un nouveau cadre de recherche.
En choisissant judicieusement ses sources, B. Poulsen arrive à quantifier les prises de harengs des pêcheries néerlandaises, allemandes, danoises, suédoises, norvégiennes, écossaises et anglaises en Mer du Nord pour la période 1600-1860. Le nombre de tonnes de hareng pêché est passé de 70 000 en 1600 à 30 000 vers 1650. Après une période de stagnation, les chiffres commencent à remonter à partir de 1715, atteignant 50 000 tonnes en 1780, puis connaissent une croissance très rapide – brièvement interrompue par les guerres napoléoniennes – pour s’élever jusqu’à 200 000 tonnes en 1850. De 1600 à 1740 les Hollandais dominent le marché, bien que leur part diminue de 80 à 50 %. Par la suite, ce sont les pêcheries norvégiennes (1740-1760), suédoises (1760-1810) et écossaises (1810-1850) qui surplombent cette pêche. Au xixe siècle la part des Hollandais ne dépasse plus les 10 %.
Ces données s’avèrent utiles pour nourrir les nombreuses discussions actuelles autour des quotas de pêche ou, plus spécifiquement, le débat sur les limites de l’exploitation humaine des ressources naturelles. B. Poulsen montre clairement qu’à aucun moment la pêche au hareng n’a menacé la survie de l’espèce à l’époque moderne. Le seuil critique pour la survie de cette espèce se situe en effet à 535 000 tonnes par an (en 2005) en Mer du Nord.
B. Poulsen utilise régulièrement des concepts issus des sciences halieutiques comme, par exemple, le catch per unit effort (CPUE), ou « unité d’effort par prise ». En Hollande, la pêche au hareng est strictement réglementée par le College van de Grote Visserij (« Collège de la grande pêche ») depuis la fin du xvie siècle. Ces règlements ont – avec peu de changements substantiels – persisté jusqu’en 1857. L’organisation, la législation et l’équipement (tels les filets ou les barils), la qualité du sel, etc. restent donc quasiment inchangés au cours de l’époque étudiée. Pour B. Poulsen, l’unité d’effort par prise se situe au niveau du bateau. Grâce à la stabilité des autres variables, le CPUE permet d’analyser l’évolution de la rentabilité de la pêche au hareng. On peut également, pour certaines périodes, identifier les zones de pêche à l’aide du CPUE en se basant sur les livres de bord. Le CPUE permet à B. Poulsen d’approfondir trois questions : quelles forces ont influencé la pêche au hareng entre 1600 et 1860 ? Quel est le rôle de l’environnement marin en Mer du Nord pour le hareng ? Quelles ont été les causes du déclin en Hollande de la pêche au hareng ?
B. Poulsen n’est pas le premier à se poser ces questions. Certains auteurs ont mis en avant la situation politique ou l’insécurité en mer aux xviie et xviiie siècles, telles les guerres impliquant les Provinces-Unies et les attaques des corsaires dunkerquois. D’autres ont surtout mis l’accent sur les raisons socio-économiques. Le manque d’innovation du College van de Grote Visserij a été relevé de même que la montée du mercantilisme, entravant les exportations hollandaises au xviiie siècle. L’évolution du régime alimentaire européen a également fait l’objet d’études approfondies – il a en effet été attesté que la part du hareng recule dans l’alimentation en Europe occidentaleFootnote 1.
Ces facteurs ont certainement eu une influence, mais, pour B. Poulsen, c’est surtout l’environnement marin qui a joué un rôle primordial. L’environnement marin affecte particulièrement le cycle migratoire du hareng. Ce poisson se caractérise non seulement par des migrations saisonnières, mais aussi par des déplacements décennaux. Pendant certaines périodes d’une dizaine d’années, des bancs se rassemblent ainsi près de certaines côtes pour se nourrir et se reproduire, comme par exemple le long des côtes du Bohuslän (Suède) entre 1747 et 1809. Pour les habitants de ces côtes, la pêche au hareng devient chose facile et peu coûteuse, car les pêcheurs n’ont pas à se préparer pour de longs voyages.
En revanche, l’organisation des pêcheurs hollandais est spécifiquement faite pour soutenir de longues expéditions de plusieurs mois en pleine mer. À des intervalles réguliers, des navires spéciaux – appelés ventjagers (« colporteurs ») – viennent récupérer les barils de harengs pêchés pour les ramener vers les ports hollandais. Au début du xixe siècle, on prévoit même des navires-hôpitaux suivant la flotte pour prendre soin des pêcheurs blessés. Grâce à cette organisation, les Hollandais ont longtemps approvisionné les marchés européens, surtout quand le hareng évite les eaux côtières. Cependant, ce mode d’opération nécessite de lourds investissements. Les Hollandais n’arrivent donc plus à rivaliser avec le hareng bon marché pêché au large des côtes norvégiennes, suédoises ou écossaises. À partir de la seconde moitié du xviiie siècle, le hareng hollandais perd une bonne part du marché européen, même s’il reste recherché pour sa qualité supérieure.
B. Poulsen montre que le CPUE des pêcheurs hollandais est resté plus ou moins stable pendant 250 ans. Au xviie siècle, les pêcheurs de hareng effectuent trois expéditions par an entre le 24 juin et le 31 janvier. Toutefois, à partir de 1670, le taux de capture commence à diminuer, de sorte que la durée des voyages augmente. Les pêcheurs hollandais sont solidaires et se partagent les informations sur les zones où se trouve le hareng, de sorte que le CPUE du groupe peut être maintenu. Mais remplir la cale de barils de harengs prend de plus en plus de temps. La durée des expéditions augmente d’année en année et, par conséquent, la possibilité de faire plusieurs voyages par an diminue.
Au milieu du xixe siècle, un nouveau type de bateau de pêche, le hoekerbuis, ou hourquebuss, est adopté. Il permet aux pêcheurs de se diversifier et de pêcher d’autres espèces. Dès lors, le hareng ne se pêche plus qu’en été et au début de l’automne. Les pêcheurs se tournent davantage vers la pêche au cabillaud. Autrement dit, la seconde moitié de la saison de pêche au hareng disparaît. Il s’agit là d’une autre raison importante du déclin de la pêche au hareng aux Pays-Bas.
Dutch Herring est un livre concis et très systématique. L’auteur sait clairement ce qu’il veut montrer et comment le faire. Outre les nombreux tableaux, graphiques et cartes d’une grande précision, l’ouvrage est bien structuré. Les huit chapitres (après trois chapitres introductifs) sont présentés sous forme d’articles. Chaque chapitre est autonome et peut être lu séparément, car l’auteur prend toujours soin d’expliquer brièvement les points principaux des autres parties du livre. Les conclusions à la fin de chaque chapitre résument parfaitement les réponses de l’auteur. Si une telle présentation a certainement son utilité, par exemple dans le domaine de l’éducation, elle présente l’inconvénient, pour le lecteur souhaitant lire l’ensemble de l’ouvrage, de le contraindre à retrouver des passages similaires, voire identiques.
Au moment de la rédaction de ce compte rendu, la publication de B. Poulsen a déjà 15 ans. L’intérêt de ce livre tient donc davantage à l’influence qu’il a exercée sur l’histoire écologique et sur l’histoire de la pêche au cours des dernières années. Sans aucun doute, B. Poulsen a considérablement contribué à l’histoire néerlandaise de la pêche (au hareng), même s’il a surtout confirmé des hypothèses existantes. L’importance de Dutch Herring se situe à un autre niveau. Outre la quantification des pêcheries de hareng en Europe du Nord, il a surtout permis de créer un lien entre les sciences humaines et les sciences naturelles. Cette relation fait désormais partie intégrante de l’histoire écologique, tant pour la terre que pour la mer.