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Julien Guinand, La guerre du roi aux portes de l’Italie, 1515-1559, Rennes, PUR, 2020, 348 p.

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Julien Guinand, La guerre du roi aux portes de l’Italie, 1515-1559, Rennes, PUR, 2020, 348 p.

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

Séverin Duc*
Affiliation:
severin.duc@protonmail.com
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Guerre et violences politiques (de l’Antiquité à l’âge des Révolutions) (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Entre 1494 et 1559, la monarchie des Valois engage une bonne partie de ses ressources dans un vaste conflit européen qu’elle va finir par perdre. Ce conflit prend le nom de guerres d’Italie. Julien Guinand s’est proposé d’en étudier un des principaux théâtres d’opérations : les Alpes de l’ouest et ses piémonts, entre le Rhône et le Pô. Un Lyon-Turin au pas des chevaux. Tiré d’une thèse soutenue en 2017, son ouvrage est une enquête solide destinée aux spécialistes des guerres d’Italie ainsi qu’à celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’État moderne français, à son déploiement progressif dans l’espace, de part et d’autre des Alpes, et à ses capacités à mobiliser les ressources humaines et économiques pour faire la guerre. À partir d’un protocole de travail minutieux, l’auteur a conduit une enquête documentaire poussée et ce pour parvenir à des résultats particulièrement significatifs.

Chronologiquement, l’enquête commence en 1515, année du couronnement de François Ier et de sa première campagne d’Italie, marquée par la victoire de Marignan (14 septembre 1515) et achevée par la paix franco-suisse de Fribourg (29 novembre 1516). La borne finale du travail est celle des guerres d’Italie : la paix du Cateau-Cambrésis (2-3 avril 1559), qui voit le roi de France renoncer, notamment, à ses droits sur le duché de Savoie-Piémont. La zone d’enquête de J. Guinand a pour cœur, précisément, ce dernier duché, épicentre de ce qu’il appelle « le théâtre d’opérations des portes de l’Italie ». Ce qu’il nomme aussi, du point de vue français, « la frontière sud-est du royaume de France » est défini comme un « espace de passage et d’affrontements vers la péninsule italienne » (p. 24), un « espace frontalier lâche aux marges du royaume et dont les enjeux évoluent au gré des circonstances politiques et militaires » (p. 25).

Formellement, l’ouvrage se répartit en neuf chapitres relatifs à l’espace étudié, « les portes de l’Italie », au « commandement des armées », aux « hommes de guerre du roi », au « soutien matériel des troupes », au « financement de la guerre », à « l’art militaire », à « la guerre au quotidien » et à « la bataille ». Sa conclusion porte brièvement sur les « intérêts de guerre ». On recense 16 cartes inédites, de la facture de l’auteur, qui rythment le texte et 15 illustrations en couleur rassemblées dans un cahier central. En toute fin, l’ouvrage comporte 8 annexes tirées de transcriptions. À ce titre, une enquête sur plus d’un demi-siècle est un défi documentaire que J. Guinand a su relever en menant des missions de dépouillements au sein de 31 dépôts d’archives entre France et Italie. L’ampleur du travail est d’autant plus louable quand on connaît la complexité de la graphie française du xvie siècle.

La description de la structure de l’ouvrage confirme l’attachement de l’auteur à livrer un produit fini de qualité portant sur « l’ensemble des dimensions de l’événement total qu’est la guerre faite au service du roi de France » (p. 24). Mais de quelle guerre parle-t-on ? Au xvie siècle, dans le cadre de la rivalité exacerbée entre des monarchies à vocation hégémonique (le royaume des Valois et l’empire des Habsbourg), on assiste à la constitution de borderlands militarisés entre ces monarchies. C’est de cette longue et complexe histoire dont parle J. Guinand. Il montre combien la logique d’organisation de cet espace est loin d’être immuable entre 1515 et 1559. Les Alpes occidentales, donc pour bonne partie le duché de Savoie-Piémont, ne revêtent pas la même fonction si le roi de France tient ou non la plaine du Pô. De même, le sens et la conduite d’une guerre en Italie diffèrent radicalement selon que Chambéry, Turin, Gênes et Milan sont ou ne sont pas dans le giron du royaume de France.

Pour les Français, la plaine du Pô est bel et bien une porte qui donne et ouvre sur l’Italie. Elle est une promesse vers l’Italie orientale, centrale et méridionale, vers Venise, Florence, Rome et Naples. Il faut consolider cette tête de pont à tout prix. Jusqu’en 1536, François Ier devait tenir compte de l’existence du « portier des Alpes » : le duc de Savoie. Au loin, si la Lombardie pouvait être française, ses arrières ne l’étaient pas : il fallait un duché de Savoie-Piémont favorable à se transformer en artère logistique entre le royaume de France et le duché de Milan français. En 1525, le roi de France est capturé à Pavie. La veille, il tenait encore, dans l’angoisse, Milan. Le lendemain, et pour de bon, l’armée française perd le contrôle du duché de Milan. Un mal pour un bien, pourrait-on dire. Elle s’y était perdue dans une sorte de guerre lointaine, coloniale, paranoïaque et destructrice. En 1536, finalement, le roi de France fait les choses dans l’ordre : il conquiert la Savoie-Piémont, en attendant son retour (qui ne viendra jamais) à Milan. En prenant Chambéry et Turin, François Ier décide de devenir lui-même portier des Alpes. Son fils Henri II le sera jusqu’en 1559.

Là, entre Rhône et Pô, dans cet espace politiquement mouvant et militairement incertain, J. Guinand reconstruit « une société faisant la guerre pour son prince » (p. 15). Concomitamment au « maintien d’une culture de service liée à la personne du roi », il détecte « l’apparition d’un nouveau personnel civil, militaire et de nouvelles infrastructures » (p. 23). La guerre française est vectrice d’un certain type de pouvoir en Italie et, chemin faisant, donne corps à des logiques d’organisation militaire spécifique. Plus encore, sans le dire, l’étude historique de J. Guinand a quelque chose de géopolitique. On voit comment un certain type d’espace géographique à la frontière sud-est pèse sur le projet politique du royaume de France. En retour, on observe comment un certain type de guerre produit une territorialité spécifique, de par la façon de le concevoir, de l’administrer, de le défendre et de l’aménager comme base arrière d’une future offensive.

La guerre, ce sont d’abord des gens qui la font. L’auteur analyse avec précision la qualité et la quantité des « hommes de guerre du roi ». En temps de guerre, comme par exemple en 1536, cavaliers et fantassins forment un « agrégat de lourds effectifs » (p. 100) dont une bonne partie de la logistique et du ravitaillement repose sur les sociétés locales. Puis, la paix venue, la présence française se réduit tout en se normalisant : « […] il s’agit bien de maintenir en armes plusieurs milliers d’hommes au pied des Alpes. Leur engagement évolue. Il se professionnalise et se territorialise » (p. 106). La force de l’enquête réside dans le fait que l’auteur ne se contente pas de décrire un certain état de fait qu’on connaît aussi, par exemple, dans le duché de Milan français (1499-1513, 1515-1521 et 1524-1525). Il va plus loin et reconstitue les dynamiques et les particularités de la société militaire qui se déploie en Savoie-Piémont.

J. Guinand reconstitue minutieusement le triple défi que la monarchie française s’est imposé de relever à sa frontière sud-est : soutenir matériellement les garnisons, fortifier en profondeur le faible borderland piémontais et, en retour, multiplier ses efforts pour financer cette politique. Dans ce qu’il appelle « un espace de projection » (p. 116), l’auteur détecte « un pouvoir royal fortificateur » (p. 156) qui, entre 1547 et 1559, donne naissance à « un premier réseau fortifié frontalier ». Vers le haut, il y voit une « une démonstration de souveraineté » (p. 162). Vers le bas, il met à jour toute une société d’architectes, de techniciens et d’artisans, généralement italiens, qui se rassemble, pense et agit pour produire quelque chose d’inédit : un espace-frontière sûr, solide et fiable dans sa profondeur.

« Produire » un territoire militarisé est une chose, financer cette « production » en est une autre. Là comme ailleurs dans son enquête, J. Guinand fait preuve de précision, en particulier dans sa reconstitution du coût per capita des soldats du roi. L’argent leur manque toujours car, à la cour, le roi n’a pas et n’aura jamais les moyens de ses ambitions. Si faire la guerre était la joie première du roi, la préparer était probablement sa plus grande charge. Le paradoxe était que plus il renforçait ses finances pour la soutenir, plus il pensait pouvoir mener des guerres longues et coûteuses. Il en découle une « guerre à crédit » (p. 187) adossée à la confiance des banquiers (ceux de Lyon, notamment) dans les capacités fiscales du royaume de France. Il semblait alors qu’on pouvait se fier à la solvabilité de la dette du plus grand royaume agraire d’Occident. Jusqu’à un certain point seulement, au risque de la banqueroute du royaume lui-même et, avant cela, de la faillite des banquiers de Lyon.

Au quotidien de la guerre, l’auteur montre bien que le flux venant de France est tout sauf continu. Chaque armée ne pouvait compter que partiellement sur le soutien fisco-financier de la monarchie. Le reste du temps, il fallait pratiquer des expédients temporaires. En d’autres termes, les lieutenants généraux, les gouverneurs et les capitaines devaient autofinancer une partie de la guerre et fermer les yeux sur les déprédations des soldats. Selon J. Guinand, « la guerre livrée aux portes de l’Italie apparaît comme progressivement dépendante de la politique de crédit suivie par les hommes du roi, imposant l’engagement personnel des capitaines par ses manques » (p. 200).

J. Guinand restitue à notre connaissance un territoire qui gagne en cohérence à mesure que les années passent. Il en découle toute une série de dynamiques propres à un enracinement enfin serein de la France en Italie, après le désastre napolitain et l’échec lombard. Il ne s’agit plus de constituer une « Italie française » rêvée, affranchie des contingences de l’espace et des populations. En Piémont, la monarchie française, plus réaliste, semble enfin à son aise. La constitution et le renforcement de la « frontière des monts » (p. 27) étaient, en quelque sorte, mieux adaptés à l’histoire longue de la territorialité de la monarchie française qui, pièce après pièce, de manière contiguë, a donné naissance à l’État le plus compact d’Europe.

Toutefois, comme il était devenu de coutume depuis le début des guerres d’Italie, le royaume de France s’incline finalement face aux Habsbourg et lègue, en 1559, bien malgré lui, un écheveau solide mêlant réformes juridiques, réorganisation fiscale et aménagements militaires. Revenue en Savoie après vingt-cinq ans d’exil, la dynastie des Savoie hérite d’un territoire transformé et renforcé qui, paradoxalement, avait été conçu pour empêcher son retour victorieux et sa restauration. Quant à la monarchie française, en 1559, elle s’engage dans l’autodestruction des guerres de religion et va se frotter dangereusement à un autre type de territorialité, non plus militaire mais confessionnelle.