Hostname: page-component-78c5997874-m6dg7 Total loading time: 0 Render date: 2024-11-14T22:12:39.685Z Has data issue: false hasContentIssue false

Cécile Vidal Caribbean New Orleans: Empire, Race, and the Making of a Slave Society Williamsburg/Chapel Hill, Omohundro Institute of Early American History and Culture/University of North Carolina Press, 2019, 533 p.

Review products

Cécile Vidal Caribbean New Orleans: Empire, Race, and the Making of a Slave Society Williamsburg/Chapel Hill, Omohundro Institute of Early American History and Culture/University of North Carolina Press, 2019, 533 p.

Published online by Cambridge University Press:  25 April 2024

Miranda Spieler
Affiliation:
mirandspieler@gmail.com
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Race et esclavage (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Avec Caribbean New Orleans , Cécile Vidal offre un bel exemple d’« histoire totale », rare dans la production historiographique récente. Son ouvrage, appelé à devenir une référence incontournable, s’attache en effet à reconstituer dans toutes ses dimensions l’histoire des débuts de La Nouvelle-Orléans française. Ce livre avance par ailleurs une véritable proposition de méthode : en tissant des liens entre l’histoire de l’Amérique du Nord et celle des Caraïbes, il met en évidence la façon dont la notion de race et ses multiples déclinaisons ont configuré l’ensemble des expériences sociales dans le port au xviii e  siècle, au point d’en constituer l’architecture ou le cadre – à l’image des digues qui donnent sa structure à la ville.

L’originalité de Caribbean New Orleans réside moins dans l’exhaustivité des recherches entreprises par C. Vidal que dans l’étude magistrale et fouillée de ce comptoir minuscule et économiquement marginal, envisagé ici comme un observatoire efficace pour étudier la question raciale au sein de plusieurs empires européens. Signalons d’emblée que le livre est une monographie de 500 pages, publiée par des presses universitaires étasuniennes, rédigée dans un anglais impeccable par une chercheuse française vivant en France et dont la langue maternelle est le français. En tant que tel, il est aussi un message adressé aux chercheurs de langue anglaise, en particulier nord-américains : les lecteurs étasuniens ne manqueront pas de noter le refus frondeur de C. Vidal (claironné dès le titre de l’ouvrage) de situer La Nouvelle-Orléans en Amérique du Nord. Cette entrée en matière, tout à fait inattendue, peut être lue comme une provocation à l’égard des historiennes et des historiens basés aux États-Unis qui se représentent le monde atlantique du xviii e  siècle comme une sorte d’Amérique du Nord élargie, une vaste région maritime dont les treize colonies britanniques constitueraient le cœur vibrant.

À la lecture du titre et des premières pages du livre, on pourrait croire que C. Vidal propose de substituer à cette géographie un monde centré sur les Antilles, où la colonie française de Saint-Domingue occuperait le rôle prédominant tenu jusqu’à présent par l’Amérique du Nord britannique. Toutefois, l’autrice n’a pas choisi de réaliser une monographie sur Le Cap ou Port-au-Prince. Elle a plutôt pris le parti d’écrire l’histoire d’une ville, sise à la lisière de trois empires et née de l’échec des tentatives d’établissements coloniaux sur le Mississippi. L’un des apports majeurs de ce livre, parfois quelque peu occulté par le poids de l’érudition déployée par son autrice, réside dans son approche inventive et décentrée de l’histoire atlantique, impériale et française. Carribean New Orleans invite les lecteurs à abandonner les géographies conventionnelles du xviii e  siècle en mettant au centre du récit une ville portuaire mal connue et liminaire.

C. Vidal propose ainsi une géographie alternative et non-représentationnelle de la présence française en Amérique du Nord, en soulignant le fait que la Louisiane « ne ressemblait à une colonie continentale homogène que sur les cartes » (p. 15). Il s’agissait d’un espace transformé au quotidien par l’expérience des colons. Les Français, qui se déplaçaient dans les différents comptoirs disséminés le long du Mississippi et de ses affluents, habitaient « un archipel » et non un empire continental. Cette conception de la Louisiane en tant qu’espace archipélagique et morcelé permet de réfléchir plus largement à la relation que La Nouvelle-Orléans entretenait avec les Caraïbes. Tout en demeurant physiquement reliée au continent, la ville s’en est progressivement détachée, dérivant peu à peu vers une autre constellation archipélagique, à savoir les Antilles. La couronne française et la Compagnie des Indes voulaient que Saint-Domingue servît de modèle à cette société.

La dimension spatialisée des pratiques sociales donne son unité aux neuf chapitres du livre, même si celle-ci apparaît plus nettement dans la première moitié de l’ouvrage. Dans le premier chapitre, « Une ville portuaire de l’Empire français », C. Vidal retrace la façon dont les connexions de La Nouvelle-Orléans avec la France et l’Afrique s’atténuent au cours des premières décennies du xviii e  siècle, alors qu’elles se renforcent avec Saint-Domingue. L’affaiblissement des liens avec la France métropolitaine résulte de l’échec des programmes de colonisation de masse impliquant des migrants européens. L’étiolement des liens avec l’Afrique résulte, quant à lui, de la cession de la Louisiane à la couronne par la Compagnie des Indes en 1731. À partir de cette date, les navires de traite de la Compagnie ne rallient plus La Nouvelle-Orléans. Saint-Domingue devient au même moment un partenaire commercial essentiel, qui lui fournit du tafia, de la mélasse, du café, des produits manufacturés européens et des esclaves en échange de matériaux de construction. Les Antilles façonnent également le régime juridique de la colonie. En 1724 commence à y être appliquée une version modifiée du Code noir (1685). La législation antillaise sur l’esclavage s’implante cependant en Louisiane bien plus tôt, car les fonctionnaires locaux n’avaient pas hésité à reprendre des dispositions du Code noir dans les décrets locaux.

Le deuxième chapitre, « La ville aux murs imaginaires », délimite la cité (non fortifiée) de La Nouvelle-Orléans et ses environs en explorant les modalités de déplacement des Blancs libres et des esclaves d’origine africaine, entre ville et campagne. C. Vidal analyse ici la façon dont les statuts juridiques conditionnent les formes de mobilité au moment où la ville connaît un relatif boom démographique. En effet, les colons blancs affluent pendant la révolte des Natchez (1729-1731), et la fin de la traite des esclaves conduit les planteurs européens à abandonner leurs terres. Les esclaves des années 1730, comme le montre C. Vidal, font l’expérience d’une « géographie rivale » de celle des Blancs (p. 125). Ils défient « l’ordre socio-spatial que les autorités et les planteurs cherchent à mettre en œuvre » (p. 129) par de petites évasions furtives et des réjouissances, un va-et-vient constant entre la campagne et la ville à la recherche de liberté, de camaraderie, d’alcool et de sexe – même si La Nouvelle-Orléans est encore trop petite pour offrir un véritable anonymat aux fugitifs en quête de liberté.

Le troisième chapitre, « L’effervescence de la vie urbaine », s’intéresse particulièrement à une ordonnance municipale de 1751 qui instaure la ségrégation dans les tavernes, les marchés et les messes catholiques, et qui réglemente le comportement urbain des populations noires, qu’elles soient esclaves ou libres. Si C. Vidal revient sur cette ordonnance dans les chapitres suivants, elle se concentre ici sur le contrôle des rassemblements urbains et de l’espace public, en particulier l’église et la place. Ici, comme dans tout le reste du livre, elle s’intéresse à l’application de ces règles et à la façon dont les habitants, blancs et noirs, esclaves ou libres, les enfreignent. Les registres de police des années 1750 et 1760 décrivent la rue comme un espace cinétique de hors-la-loi, aussi bien caractérisé par la violence raciste des Blancs à l’encontre des Noirs que par la circulation illicite d’esclaves en quête de divertissements.

Le quatrième chapitre, « Le maître dans la maison », est consacré à la façon dont les espaces domestiques sont divisés selon des critères raciaux entre les années 1720 et 1760. Les recensements de la ville indiquent l’existence d’un faible nombre de chefs de famille d’origine africaine – les seules attestations existantes évoquent un tout petit groupe de blanchisseuses libres. Dans ce chapitre, C. Vidal examine le rôle de la race dans les soins prodigués aux personnes ou les violences exercées sur les corps dans les maisons, à l’hôpital militaire, dans les casernes, à l’hospice et au couvent des Ursulines. Parallèlement aux expériences constamment renouvelées de ségrégation et d’exclusion fondées sur la race, le franchissement des frontières persiste pourtant, généralement sous la forme d’une complicité secrète entre Afro-descendants et citadins blancs. La camaraderie entre soldats et esclaves offre ici un exemple. Il ne s’agit pas d’affirmer que les habitants de La Nouvelle-Orléans parviennent à défier la rigidité du régime racial instauré dans la ville, mais plutôt que ce régime racial structure les activités humaines en reléguant dans la clandestinité les irrégularités et les formes de solidarité interraciale.

Alors que les chapitres 1 à 4 insistent tout particulièrement sur l’évolution des espaces urbains concrets – publics, privés et « secrets » –, les cinq chapitres suivants retracent les structures d’affiliation et d’exclusion qui charpentent la vie quotidienne et définissent le sentiment d’appartenance des habitants. Le cinquième chapitre, « Un scandaleux commerce », poursuit le thème de la sociabilité interraciale clandestine du précédent chapitre en mettant l’accent sur les relations extraconjugales et les enfants bâtards. C. Vidal observe plusieurs évolutions remarquables à La Nouvelle-Orléans, qui évoquent la culture des Antilles françaises tout en s’en distinguant. Les deux décennies entre la guerre de succession d’Autriche et la fin de la guerre de Sept Ans voient une augmentation remarquable du nombre d’enfants nés de femmes d’origine africaine, libres ou esclaves, et d’hommes blancs. En effet, au moment où la France cède la Louisiane aux Espagnols, la fréquence des naissances interraciales à La Nouvelle-Orléans surpasse manifestement celle de toutes les colonies françaises des Antilles. Tandis que les enfants métis représentaient 4 % des naissances en 1744, les registres paroissiaux indiquent que 31 % des enfants nés en 1762 sont « de couleur » (la majorité de ces enfants mixtes est dite d’origine indienne, davantage qu’africaine). Les pères de ces enfants ne les reconnaissent presque jamais. Les registres paroissiaux notent en effet que ces enfants sont nés de « père inconnu ». L’ampleur du concubinage, les liens affectifs non sanctifiés par le mariage et des lignées métisses non enregistrées à La Nouvelle-Orléans poussent à l’extrême des tendances qu’on peut observer dans les autres colonies françaises des Caraïbes.

Dans le sixième chapitre, « Politique américaine : esclavage, travail et race », C. Vidal décrit la montée en puissance d’une nouvelle élite blanche. La race – et non l’ascendance noble – devient le principal critère de hiérarchisation sociale dans la ville. En l’espace d’une génération, les Blancs de La Nouvelle-Orléans, arrivés dans les années 1720 en tant qu’engagés, acquièrent des terrains dans la ville, renoncent au travail manuel, et deviennent des planteurs propriétaires « de dizaines d’esclaves » (p. 299). Le gouvernement permet l’ascension des Blancs et protège cette nouvelle élite en fermant les yeux sur sa brutalité. Dans une ville qui compte encore peu de personnes libres d’origine africaine, les esclaves deviennent les cibles quasi exclusives des sanctions et des châtiments policiers.

Dans le septième chapitre, « Tout le monde veut devenir marchand », C. Vidal décrit l’essor d’une nouvelle culture commerciale à La Nouvelle-Orléans, qui se développe chez les nobles et les roturiers au cours des dernières décennies de la domination française. Les officiers militaires continuent certes d’exprimer publiquement leur mépris à l’égard du commerce ; toutefois, il s’agit bien souvent de cadets de famille, poussés par leurs difficultés financières à s’engager dans le service colonial, puis à renoncer, de façon discrète, à leur honneur. Les nobles finissent ainsi par vendre en cachette toutes sortes de choses, comme des fourrures, aux esclaves. Durant les mêmes années, il devient également normal pour les esclaves de vendre des marchandises pour leur propre compte. Les libres de couleur mettent en péril leur statut d’une tout autre manière que les nobles français, en participant au commerce local. Les femmes de couleur qui travaillent comme vendeuses ambulantes à La Nouvelle-Orléans risquent d’être réduites en esclavage en cas de dettes. En fin de compte, cette nouvelle mentalité commerciale, qui crée des liens de solidarité entre habitants blancs, ouvre la voie à la célèbre insurrection de 1768, durant laquelle les colons de Louisiane réclament tous la « liberté du commerce » (p. 366) lorsque la colonie passe de la France à l’Espagne.

Le chapitre huit, « Coups de mots, coups de fouet », explore la consolidation d’une identité civique blanche reflétée – et renforcée – par deux régimes coloniaux de violence. Le premier d’entre eux, l’ordre juridique, cible les fugitifs asservis à partir des années 1730, tandis que les Blancs sont exemptés de torture et de tous les châtiments corporels prescrits par le Code criminel français : mutilation, fouet, marquage au fer rouge. Simultanément, les polices locales érodent la distinction entre libres et esclaves en menaçant les Noirs indociles d’être de nouveau asservis. Ainsi, au milieu du siècle, la « blanchité » est devenue le fondement des droits, de la citoyenneté et de l’intégrité corporelle, tandis que la « noirceur » – plutôt que le statut juridique – est associée au non-citoyen et à l’étranger. Cette évolution dans le domaine du droit et du maintien de l’ordre structure également le second régime de violence que C. Vidal retrace dans ce chapitre : celui de la milice coloniale. La Louisiane du xviii e  siècle est le théâtre de plusieurs conflits armés, de la révolte des Natchez à la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui militarisent la colonie. Le service dans la milice renforce la cohésion et l’identité civique des Blancs. La création tardive d’une milice noire pour la communauté ségréguée d’English Turn (aujourd’hui le site d’un terrain de golf conçu par le golfeur Jack Nicklaus) ne fait que renforcer la logique raciale d’exclusion civique.

Le neuvième et dernier chapitre, « Des Louisiens aux Louisianais », restitue finement la fabrique des identités raciales pour les personnes d’origines européenne, africaine et métisse. La plupart des esclaves arrivés à La Nouvelle-Orléans avant 1731, date de la fin du commerce de traite avec l’Afrique, sont originaires de Sénégambie. Néanmoins, en raison de l’interruption anticipée du commerce avec l’Afrique, les documents coloniaux identifient rarement les esclaves d’après leurs ethnonymes africains. Il convient ici de souligner les divergences considérables entre la Louisiane et les Antilles françaises, en particulier Saint-Domingue, qui fait pourtant figure de modèle. Les villes portuaires des Antilles françaises et britanniques voient en effet l’acheminement de dizaines de milliers de captifs africains, arrivés durant la période examinée par l’ouvrage de C. Vidal. L’ampleur de la traite des esclaves et l’impressionnant taux de mortalité des captifs une fois débarqués aux Antilles font que des ports comme Le Cap et Port-au-Prince (ou encore Kingston) se développent au rythme des navires négriers et des influences linguistiques et religieuses de la diaspora africaine. Par contraste, la Louisiane est un lieu de créolisation précoce.

Naître à La Nouvelle-Orléans n’est pas une garantie d’inclusion pour les Afro-descendants. Le dernier chapitre présente une ethnogenèse subtile de la blanchité, devenue la clef de voûte de la culture civique de La Nouvelle-Orléans au milieu du xviii e  siècle. Les patriotes locaux commencent à s’appeler « Louisianais » lors de la révolte de 1768 contre la domination espagnole. Comme le démontre C. Vidal, la solidarité raciale et les intérêts marchands sont le ciment de la communauté louisianaise, malgré les rivalités persistantes entre Acadiens et Créoles, ou entre nobles et roturiers. Ces éléments sont devenus des composantes essentielles de « l’identité louisianaise », que C. Vidal décrit comme une nouvelle forme de francité qui concorde avec « l’indépendance de la métropole ».

Tout au long de Caribbean New Orleans , C. Vidal offre une analyse nuancée de la fabrique des identités raciales, qu’elle refuse d’envisager comme un processus linéaire qui mènerait inéluctablement à leur cristallisation ou à leur fixité. Bien au contraire, elle souligne la manière « dynamique », « protéiforme », « contingente et flexible » dont la race est devenue une caractéristique intrinsèque de la vie portuaire à La Nouvelle-Orléans, sans pour autant exclure d’autres catégories de l’antagonisme ou de la solidarité. C. Vidal adopte une approche fondamentalement anti-téléologique pour traiter de ce sujet sensible. Parmi les nombreuses réussites de son magnifique ouvrage, il faut également souligner sa façon subtile d’associer fabrique de la race et fabrique de la ville. Ces processus enchevêtrés à La Nouvelle-Orléans se sont mutuellement renforcés, au point de constituer une seule et même histoire.