Sous un joli titre poétique, qui évoque immédiatement le monde marin dans ce qu’il a de plus matériel, Daniel Faget se penche sur une problématique majeure : la mise en ressources de l’écosystème méditerranéen à l’époque moderneFootnote 1. Bien des décennies après le grand œuvre de Fernand Braudel, cet ouvrage peut surprendre par l’ampleur de son ambition. Pour l’historien de l’époque moderne, la Méditerranée est un objet-monstre d’un point de vue socio-spatial : la considération d’un espace partagé entre une multitude de pouvoirs souverains et trois religions dominantes, pulvérisé d’un point de vue linguistique et juridique, est une gageure documentaire inexorable pour toute approche d’histoire socio-économique. Toutefois, l’unité de la Méditerranée semble indéniable d’un point de vue environnemental, ce qui justifie de tenter d’aller à rebours de cette fragmentation : le grand mérite de l’auteur est précisément d’offrir un amer pour naviguer dans ces eaux agitées et salées. Fort d’une grande maîtrise des historiographies en espagnol et en italien, D. Faget mêle synthèses, analyses macroscopiques et études de cas autour de trésors documentaires du bassin méditerranéen nord-occidental. Le questionnement renvoie aux inquiétudes collectives contemporaines concernant la pression anthropique exercée sur une « mère Méditerranée » nourricière. Les « ressources de la mer », définies comme « produits du vivant, provenant de l’exploitation des écosystèmes marins » (p. 13), ne se limitent toutefois pas aux denrées alimentaires.
Au gré d’une analyse marchandise par marchandise, D. Faget dépeint tout d’abord la mer Méditerranée de l’époque moderne comme un « lieu de convergence mondialisée des ressources de la mer » (P. 22), soit tout autant un bassin d’exportation de matières tirées de ses propres entrailles qu’un lieu d’importation de ressources marines venues des océans. La démonstration est emblématique du rapprochement heureux, depuis près de deux décennies, entre histoire économique, histoire globale et histoire de la consommationFootnote 2. Loin de toute idéalisation des circuits courts de l’époque préindustrielle, l’analyse du trafic commercial des ports de Marseille et de Livourne met au jour que les tonnages de salaisons atlantiques débarquées chaque année dépassent très largement ceux du poisson frais pêché sur place. Pièce maîtresse d’une économie de l’échange entre Atlantique et Méditerranée, les salaisons font l’objet, durant toute l’époque moderne, d’âpres rivalités marchandes pour en organiser la distribution. Certes, dès la fin du xviie siècle, l’augmentation du volume des pêches en Méditerranée conduit au développement de salaisons méditerranéennes, si bien que les étals des foires de Beaucaire proposent aussi bien des sardines et des anchois conditionnés en Languedoc et en Catalogne que de la morue de Terre-Neuve. Cependant, « partout, en Méditerranée, le poisson de l’Océan demeure sous l’Ancien Régime le garant essentiel du bon approvisionnement des tables méridionales » (P. 181). Dans le sens inverse des flux marchands, l’éponge est pêchée dans le bassin oriental de la Méditerranée, dans le golfe de Gabès ou au large de la Dalmatie, avant d’être commercialisée par-delà l’aire méditerranéenne. Si l’analyse des appareillages témoigne d’une extrême dispersion des ports d’embarquement orientaux, Tunis joue un rôle central dans le stockage des éponges fines, tandis que Livourne et Marseille assurent leur redistribution septentrionale. Employée en médecine, en chirurgie et plus généralement pour les soins du corps, l’éponge méditerranéenne – encore associée au monde végétal – fait progressivement l’objet d’une différenciation qualitative par provenance, c’est-à-dire par zone de pêche avérée ou réelle. La dynamique est semblable à celle des denrées alimentaires, dont l’appréhension des qualités engendre, dans les milieux négociants et chez les consommateurs, le souci croissant de certifier l’origineFootnote 3. La grande nacre, les cuirs de poisson, les œufs de mulet, ou « boutargue », ou encore les huîtres sont autant de marchandises qui circulent également à diverses échelles, mais qui sont bien plus difficiles à saisir dans la documentation.
La deuxième partie du livre présente la Méditerranée occidentale comme un laboratoire socio-technique au sein duquel la demande croissante des marchés urbains en ressources de la mer provoque une « multitude d’initiatives diffuses » (P. 104-105) pour l’intensification des pêches. En rupture nette avec le repli continental ou lagunaire des communautés halieutiques antiques et médiévales, les xve et xvie siècles correspondent à une période d’innovation technique, au cours de laquelle se développent notamment les filets ou « engins » traînants. Ces dispositifs, qui assemblent plusieurs pièces de maille et peuvent s’étendre sur des centaines de mètres, permettent de capturer les petits pélagiques comme la sardine et l’anchois. Adoptant un modèle diffusionniste, D. Faget émet l’hypothèse du rôle pionnier des pêcheurs provençaux dans le développement de cette technique (sardinal). L’usage croissant des filets trainants dans toute la Méditerranée occidentale – au large de la Provence, de la Catalogne, de la Ligurie et même dans la baie de Naples ou dans l’Adriatique – est indissociable de la généralisation de bâtiments solides mais légers, d’environ trente à cinquante tonneaux, qui permettent d’affronter la pleine mer (tartanes). À la fin de l’époque moderne, d’autres innovations interviennent, à l’image de la « pêche aux bœufs » languedocienne : celle-ci consiste à racler les fonds marins et à balayer la colonne d’eau grâce à une nasse trainée par deux navires (gangui) entre une lame métallique et des flotteurs disposés sur la partie supérieure de la poche. Pour l’auteur, cette « conjugaison » de nouvelles embarcations et de techniques de pêche plus performantes permet d’atteindre, sur le plan de l’offre en poissons frais, un « régime d’excédent » (P. 118). Sans aller véritablement jusqu’à inscrire son propos dans l’histoire des sciences et des techniques, l’ouvrage offre des pages très inspirantes sur la manière dont ces innovations ont pu « transform[er] de façon radicale les gestes professionnels et l’organisation sociale des communautés de pêche » (p. 125). Par-delà les cas catalans, languedociens ou provençaux, déjà bien étudiés par l’historiographie, le chantier reste ouvert et mériterait encore des investigations localisées en différents points des littoraux méditerranéens. L’analyse gagne à se focaliser sur la diffusion les critiques et les conflits sociaux qui ont pu émerger autour de la diffusion de ces nouvelles techniques de pêcheFootnote 4.
Dans le même temps, les pêches de la Méditerranée occidentale se voient également profondément restructurées par l’« imprégnation de l’économie halieutique par des pratiques entrepreneuriales » (p. 157). De Gibraltar à la Sicile, des pêcheries fixes destinées à la capture du thon, les madragues, mêlent logiques juridiques féodales et montages financiers complexes. Ces labyrinthes de filets de plusieurs centaines de mètres, disposés sur des points stratégiques du littoral, sont aménagés à partir de concessions princières sur le domaine maritime, accordées généralement à de grands nobles, puis exploitées en affermage par de véritables « associations d’investisseurs organisés sur le modèle du commerce maritime » (p. 136). À partir du cas de la Provence, où l’on compte une vingtaine de madragues, D. Faget dépeint ces pêcheries comme des espaces d’investissement affranchis des contraintes coutumières des communautés halieutiques qui permettent d’asseoir la rente sur les ressources de la mer. Des madragues de petite taille qui assurent des revenus de quelques centaines de livres partagés entre les associés, comme celle de Sainte-Croix dans le golfe de Marseille, côtoient des madragues plus imposantes dont les revenus annuels se chiffrent en milliers de livres, par exemple dans la calanque de Morgiou ou dans le golfe de Saint-Tropez étudié par Gilbert Buti. Il existe ainsi un « marché spéculatif de l’intéressement madragaire » (p. 141), aussi souple que l’investissement foncier, qui attire tantôt les entrepreneurs des manufactures du textile, tantôt les grands officiers royaux.
Au fil de l’époque moderne, dans un contexte de tension pour l’approvisionnement des étals urbains, innovations techniques et financières en Méditerranée s’accompagnent de la montée d’une crainte de la « disette du poisson de mer » ou d’une « diminution des pêches », pour reprendre deux expressions omniprésentes dans les sources administratives. À la fin des années 1760, en réponse à un concours de l’Académie des Belles Lettres, Sciences et Arts de Marseille, le Dominicain Paul-Antoine Menc évoque, en Méditerranée, une « funeste stérilité dans un fonds autrefois si riche » (cité ici P. 168). Dès le milieu des années 1720, la tentative d’interdiction quasi-simultanée de la pêche aux bœufs dans les royaumes d’Espagne et de France témoigne d’une circulation transnationale des théories régulatrices en matière de gestion des ressources halieutiques. Comme le montrent les travaux de Romain Grancher, les techniques de chalutage inquiètent aussi bien dans la Manche qu’en Méditerranée jusqu’à la fin du xixe siècle, qui correspond à une importante période de dérégulation à l’échelle européenne. D. Faget suggère de ne pas considérer ces discours de pénurie comme une simple rhétorique au service de l’affirmation de pouvoirs étatiques conservationnistes et absolutistes soucieux d’étendre leur pouvoir réglementaire. D’une part, il souligne que les cycles du phytoplanton, premier maillon de la chaîne alimentaire marine, provoquent une irrégularité de la reproduction des poissons susceptible de créer chez les pêcheurs « le sentiment d’une dégradation sensible de la ressource » (p. 170). D’autre part, il invite à ne pas négliger les conséquences réelles des filets trainants et des méthodes de chalutage – qui atteignent plus de quarante mètres de profondeur – sur l’écosystème méditerranéen.
Dans une troisième et dernière partie, le livre propose une analyse des marchés alimentaires en produits de la mer, « lecture inversée de l’économie halieutique, désormais regardée depuis l’intérieur des terres » (p. 202). Des études de cas méditerranéennes complètent utilement la connaissance de ces économies urbaines d’Ancien Régime, dont certains mécanismes ont été mis au jour dans les travaux de Reynald Abad sur Paris ou d’Anne Montenach sur Lyon. Dans les villes provençales comme Aix ou Lambesc, l’approvisionnement en poisson frais est étudié à partir d’une taxe spécifique, la « reve ». La commercialisation des ressources halieutiques – qui devient particulièrement cruciale au moment du Carême – s’inscrit dans un circuit à trois pôles qui rend nécessaire l’analyse systémique de l’approvisionnement, du transport par mules et de la vente dans les marchés, voire halles, « aux poissons ». Les archives exceptionnelles de Perpignan, en Roussillon, permettent une approche plus fine de la marchandisation de la mer. Organisés en corporation privilégiée dès le début de l’époque moderne, des poissonniers disposent du monopole de la vente sur les étals. De leur côté, les autorités urbaines perpignanaises assurent une police économique ancienne pour veiller au contrôle des poids et des mesures, au prélèvement d’une taxe sur le poisson frais et à la sécurité alimentaire. Des pépites d’archives du second xviiie siècle – comme le registre de Joseph Bosch, peseur juré de la ville, ou le livre de comptes de Jeanne Rey, droguiste – conduisent à mettre au jour les stratifications au sein du groupe social des poissonniers et à inventorier des dizaines de produits de la mer frais et conditionnés. Cela témoigne tout autant de la diversité de l’offre du marché urbain, qui établit une hiérarchie économique et symbolique des consommateurs, que d’une extraction multiforme qui interroge l’incidence de l’économie sur l’écosystème marin. Cette section foisonnante du livre finit de convaincre de l’utilité de lier histoire environnementale et histoire de la consommation autour d’une entrée par les marchandises.
En définitive, cette « synthèse provisoire, en partie exploratoire », constitue un vibrant plaidoyer en faveur d’une histoire des milieux marins ouverte à l’interdisciplinarité et peu soucieuse des cloisonnements historiographiques (p. 300). D. Faget insiste sur la nécessité de se départir de toute vision folkloriste et atemporelle des pêches méditerranéennes préindustrielles. Dès la fin de l’époque médiévale, la forte hausse de la demande en ressources halieutiques bouleverse les équilibres environnementaux, à la faveur d’évolutions techniques, économiques et sociales : « dans le grand mouvement de transformation qui a abouti à la naissance de la pêche mécanisée contemporaine, il faut désormais réévaluer l’importance des siècles de la modernité, trop longtemps considérés comme des temps d’immobilité et de stabilité » (p. 196). Au cours de l’époque moderne, l’opposition entre « pêches anciennes » et « nouvelles techniques » correspond à « deux modèles d’exploitation de la mer » (p. 165) qui renvoient à des artefacts, des formes d’organisation mais aussi des anthropologies de la mer antagonistes. Les filets trainants et les techniques de chalutage rompent avec l’appropriation minutieuse de « terroirs maritimes » par des communautés côtières : dès cette époque, la mer Méditerranée constitue de moins en moins, pour les pêcheurs, une « mer à fleur de sens », selon l’expression de l’anthropologue Hélène Artaud. Les savoirs écologiques locaux s’effacent au profit de techniques d’extraction plus standardisées et reproductibles. Jadis considérée comme une mère nourricière à ménager, la mer devient, de manière tendancieuse, une réserve pourvoyeuse de stocks à exploiter.