Cette étude de Brice Cossart est d’une importance que ne laisse peut-être pas pressentir un titre qui « éveille la curiosité » (p. 11), selon l’expression de Bernard Vincent, l’auteur de la préface, et qui est précisé, en sous-titre, par une formule un tant soit peu énigmatique : « Guerre, savoirs techniques, État ». Il ne s’agit pas d’un ouvrage d’histoire militaire ni d’une nouvelle étude sur l’Espagne de Philippe II : les dates retenues par l’auteur, 1560-1610, ne sont d’ailleurs pas exactement les limites chronologiques de ce règne. C’est bien plus. Quatre apports majeurs, situés sur un plan différent, peuvent être retenus.
Le premier est d’abord la mise en évidence d’une mutation profonde de l’art de la guerre, qui constitue l’arrière-plan de toute l’étude sans en être exactement l’objet. Au-delà de la « révolution militaire » consacrée par Geoffrey Parker – celle de l’art de la guerre sur le champ de bataille dès le courant du xvie siècle avec l’avènement du feu de l’infanterie –, B. Cossart révèle la place majeure prise par l’artillerie qui s’impose dans les places fortes, devenant l’une des clefs de l’évolution générale de l’art de la fortification. Elle s’impose également en mer : pour l’Espagne, au fil de ses victoires et défaites navales en Méditerranée, encore au temps des galères – et des galéasses vénitiennes – de Lépante, jusqu’à la déroute de l’Invincible Armada du duc de Medina-Sidonia, puis de la seconde Armada espagnole de Martin de Padilla. Les galions espagnols se font ainsi, dans la mer Océane qui succède pour l’Espagne à son horizon méditerranéen, les outils majeurs de sa puissance maritime au xviie siècle, que l’historiographie a trop tendance à ne pas estimer à sa place réelle.
Deuxième apport, inédit, de cette étude, B. Cossart ne développe ni l’aspect tactique ni l’aspect stratégique qu’implique cette évolution, mais l’aspect politique et institutionnel de la place tenue par les artilleurs et l’artillerie dans l’armature générale de l’État espagnol – de l’État hispanique, plutôt, l’expression qu’il retient suivant en cela l’historiographie espagnole actuelle, car l’État espagnol, qui s’étend alors en Italie, aux Pays-Bas, au Portugal, aux présides d’Afrique et jusqu’aux Indes américaines, n’est pas réductible à la Castille, l’Aragon et l’Andalousie.
Le recrutement des artilleurs est l’un des domaines privilégiés de l’action directe de l’État. La charge de capitaine général de l’artillerie, stable avec Juan Manrique de Lara de 1551 à 1570, Francès de Alavo de 1572 à 1586, puis Juan de Acuña Vela de 1586 à 1606, prend une place politique de première importance grâce à la présence de ces hommes au Conseil de guerre, à l’exception de la période 1586-1595. Le capitaine général de l’artillerie est le chef d’un immense réseau d’agents de la monarchie disséminés dans les entrepôts de munitions, les fonderies de canon, les moulins à poudre noire et les fortifications. Les autres capitaines généraux ne sont pas appelés à siéger au Conseil de guerre quand lui-même y jouit d’un pouvoir exécutif géographiquement très étendu. Cette particularité notoire est sans doute due au coût très élevé de la fabrication des pièces d’artillerie, qui gagne à être gérée à grande échelle, soit par l’administration militaire elle-même, soit par l’asiento.
Une centralisation du pouvoir, donc. B. Cossart montre comment le royaume d’Espagne s’est doté de structures bureaucratiques étroitement liées au gouvernement central de Madrid, quasi strictement castillan, qui s’assure le contrôle direct des fortifications et de l’ensemble du matériel de guerre, y compris l’artillerie. Il le fait en s’adaptant à la fragmentation inhérente à sa condition d’État composite par une « structure transversale » de gestion (p. 115) qui connaît un succès indéniable au sein de la péninsule Ibérique et au-delà : il se trouve associé à l’institution vice-royale en Italie, ce qui favorise une certaine intégration des territoires méditerranéens du Roi Catholique. Cela laisse, au contraire, ses territoires des Pays-Bas et de l’Inde échapper à la centralisation souhaitée : aux Pays-Bas, l’armée de Flandre dépend d’un Conseil des finances aux mains de Flamands et de Wallons et se trouve dans une instabilité du fait d’une conjoncture de guerre permanente ; aux Indes, l’absence de structures administratives abandonne aux commandants militaires locaux toute la gestion d’une artillerie d’ailleurs peu présente.
Le troisième apport de l’étude de B. Cossart, tout à fait inédit lui aussi, est la présentation de l’école d’artilleurs de Séville sous une forme approchant l’étude de cas. Cette école est déjà connue par des travaux réalisés à partir de documents normatifs ou de textes législatifs, mais l’auteur se penche ici sur les artilleurs qui y sont formés et sur l’enseignement qu’elle dispense. Car l’école d’artilleurs de Séville repose d’abord sur le rôle d’enseignant confié à l’artillero mayor Andrés de Espinosa en 1575 et, plus largement, aux officiers de la Casa de Contratación. Vers 1590, l’enseignement de l’artillerie se démultiplie avec un nouvel acteur, le Conseil de guerre, qui le confie à Julián Ferrofino. Vers 1593, il n’y a plus qu’une école d’artilleurs à Séville, désormais placée sous le contrôle de la Casa de Contratación et du Conseil des Indes avec un nouvel artillero mayor aux commandes, Andrés Muñoz el Bueno, qui contribue largement à sa consolidation institutionnelle.
Les artilleurs, quelques dizaines au début du xvie siècle, près de 4 000 au début du xviie siècle, sont formés par les « techniciens d’élite » que sont les ingénieurs militaires, capables de penser les armes savantes employées par les « techniciens bon marché » que sont les artilleurs, d’origine humble, qui doivent devenir des « technicien[s] qualifié[s] » (p. 289). L’étude sociale du corps des artilleurs, souvent passés à cette arme après l’expérience d’un autre métier, soldat ou marin, charpentier ou maçon, révèle en effet leur condition modeste. Grâce aux listes de personnels de l’armada del mar Océano, constituée en 1602, trésor archivistique découvert aux Archives nationales de Lisbonne, B. Cossart réhabilite l’utilisation de l’histoire quantitative – trop délaissée depuis ses grandes années 1970-1990 –, mais de manière presque plus littéraire que mathématique, soutenue par un appareil statistique mêlé à bien des destins individuels.
L’essentiel du cursus de l’école consiste dans l’enseignement pratique (des exercices de tir) sur un terrain d’entraînement implanté en 1604 dans le quartier extra-muros de San Bernardino, complété par un enseignement théorique approfondi. Ce double enseignement est sanctionné par un examen composé d’une interrogation orale devant un jury posant des questions très concrètes. Cet examen, en cas de succès, donne accès à la communauté des artilleurs, groupe formé, en quelque sorte, grâce aux structures de la Monarchie hispanique autour de l’objectif commun de la transmission des savoirs sur l’artillerie. L’école de Séville n’est pas restée un cas isolé. Héritage peut-être du modèle de la scuola qui existait à Venise au début du xvie siècle, des écoles d’artilleurs se sont créées dans les ports et les grosses fortifications intérieures – en Castille, en Navarre, en Galice, au Portugal, dans le duché de Milan, en Sicile, etc., comme le montrent les cartes présentées dans le livre.
Le quatrième apport de l’étude de B. Cossart est de plus grande portée encore, et bouscule toute l’historiographie de la leyenda nigra, la légende noire, qui réduit le règne de Philippe II au fanatisme et à l’obscurantisme religieux, faisant de l’Espagne un espace qui aurait ignoré la révolution scientifique. Au-delà de l’enseignement dispensé dans les écoles d’artilleurs, la révélation d’un arrière-plan scientifique fait de cet ouvrage une contribution majeure à l’histoire de la science hispanique. L’école des artilleurs de Séville, qui forme plus de 150 artilleurs par promotion au début du xviie siècle, contribue exactement à la « [c]onstruction d’un champ de savoir sur l’artillerie » (p. 427). Là prend son sens la collection des 70 traités d’artillerie constituant les sources imprimées de l’étude. Ces traités, que quelques-uns de leurs propriétaires, en étudiants consciencieux, ont parfois minutieusement annotés, mais que d’autres, aristocrates bibliophiles, n’ont pas forcément ouverts, B. Cossart les a tous lus et situés les uns par rapport aux autres pour en faire le corpus de cet exceptionnel éveil scientifique.
Tout a commencé par la Nova Scientia, publiée en 1537 à Venise par Niccolò Tartaglia, dont le succès et la diffusion multiplient les contacts entre artilleurs italiens et espagnols et marquent une première génération d’ouvrages, jusqu’à la publication, à Mexico en 1583, du premier traité sur l’artillerie écrit en castillan, par Diego García de Palacio. Qu’on retienne encore, en 1592, le Plática Manual de Artillería, de Luis Collado, tourné vers la péninsule Ibérique par une dédicace à Philippe II. Entre 1610 et 1613, c’est presque une « école castillane » qui naît, marquée en 1607 par le traité de Cristóbal de Rojas sur l’artillerie et les fortifications, dédié à Philippe III, et couronnée en 1612 par une véritable synthèse due à Diego Ufano, capitaine d’artillerie à Anvers, le plus volumineux ouvrage jamais imprimé sur l’artillerie, dédicacé à l’archiduc Albert, gouverneur des Pays-Bas, traduit en allemand, en français, en anglais. On retrouve son influence chez François Blondel, dont le traité d’artillerie est dédié à Louis XIV, au moment où la « Science », le mot du xvie siècle, semble laisser la place à l’« Art », le mot de l’Encyclopédie au xviiie siècle.
Cette série d’apports dus au travail de B. Cossart en fait un grand livre, l’un de ceux qui laissent une trace parce qu’ils sont novateurs. Ici, il révèle un pan ignoré de la construction par Philippe II et Philippe III d’un État centralisé, dont toutes les facettes politiques, économiques, sociales, culturelles sont réunies dans ses écoles d’artilleurs qui le placent à l’avant-garde de l’art militaire.