Les comptes rendus occupent une place cruciale dans l’histoire des Annales. Marc Bloch et Lucien Febvre les considéraient, à l’origine de la revue en 1929, comme l’épine dorsale du programme intellectuel et théorique de l’« autre histoire » qu’ils entendaient promouvoir. À eux deux, ils en ont rédigé près de 2 000, une rare prolixité qui manifestait leur engagement à faire vivre l’histoire à travers les livres. Écrits bien souvent dans un style polémique, et parfois violemment polémique, ces comptes rendus de combat furent le lieu privilégié dans la revue pour cartographier la vie scientifique, en France et à l’étranger, pour énoncer leurs conceptions de l’histoire, pour mettre en lumière de nouvelles approches et pour exiger l’approfondissement des problèmes et l’élargissement des questionnaires historiques. Ces textes figurent parmi les pages les plus vivantes et marquantes des premières Annales Footnote 1. Les livres étaient recensés dans la revue précisément parce qu’ils aiguillaient des considérations méthodologiques et réflexives de large portéeFootnote 2. Aussi ce travail collectif de veille et de critique bibliographiques, principal étendard de « l’histoire-problème » brandie par les fondateurs des Annales, est-il lui-même devenu matière à histoireFootnote 3.
Le rôle des comptes rendus a toutefois grandement évolué dans la revue après les années 1950. Regroupées sous forme de trains thématiques à la suite des articles, les recensions sont disposées sur deux colonnes à partir de 1969, avant que la rubrique – toujours thématique – ne soit placée en fin de volume au début des années 2000. S’il ne faut pas nécessairement voir dans ce déplacement et ces choix de composition une relégation éditoriale et intellectuelle, force est cependant de constater que leur fonction critique et épistémologique pour rendre compte des débats de la discipline historique et des autres sciences sociales s’est profondément transformée. Face à une production de livres abondante et hétéroclite, les trains thématiques de recensions publiées dans les Annales fonctionnent aujourd’hui davantage comme une information bibliographique, une sorte de bulletin fragmentaire en grande partie construit à partir des ouvrages reçus à la rédaction. Plus largement, on assiste à une forme de standardisation du format, les comptes rendus proposant surtout des résumés, certes intelligents et souvent bien faits, où seules quelques phrases inscrivent le livre dans un champ ou un débat historiographique avant d’émettre éventuellement des réserves plus ou moins feutrées. Au-delà du problème des recensions de complaisance ou, à l’inverse, des règlements de comptes qu’il n’est pas toujours facile d’anticiper, il est devenu rare, à quelques exceptions près, que la rubrique soit le lieu où s’expriment et s’impriment les grands débats de la communauté. En outre, faut-il le rappeler, la rédaction ne reçoit pas tous les livres qu’elle aimerait recevoir ; beaucoup de commandes de compte rendu n’aboutissent pas ; il n’est pas toujours aisé de bien identifier et répertorier les livres importants correspondant à un domaine ; enfin, les regroupements thématiques impliquent parfois des délais qui retardent la publication, certains ouvrages se trouvant recensés dans les Annales jusqu’à cinq ans après leur parution.
Dans le récent «Autoportrait » publié par la revue, nous expliquions en détail le protocole de fabrication, parfois fastidieux, de ces trains thématiques que nous peinions de plus en plus à mettre sur piedFootnote 4. Si nous trouvons aujourd’hui la rubrique insatisfaisante, c’est aussi parce que l’exercice n’est plus guère valorisé par la communauté historienne – cette désaffection de la profession, qui se marque par les refus nombreux et croissants essuyés par la revue pour recenser les ouvrages, est un phénomène qui ne se limite pas aux Annales Footnote 5. Certains éditeurs rechignent à envoyer les livres qui rétribuaient naguère les recenseurs, leur préférant une version numérique qui rend le travail de lecture bien ingrat. Surtout, la multiplication des tâches académiques réduit considérablement le temps consacré à un exercice qui compte malheureusement pour peu de choses aux yeux des instances d’évaluation de la recherche. Par ailleurs, des journaux et des sites de recensions se sont spécialisés efficacement dans la veille éditoriale et scientifi accélérant considérablement le rythme de la réception critique des ouvrages et accroissant leur visibilité et leur diffusion. Face au constat de transformations profondes des temporalités éditoriales et des fonctions des recensions dans le monde académique, le comité de rédaction des Annales a donc pris la décision, après plusieurs années de discussions, de réformer ses rubriques critiques en proposant et en expérimentant de nouveaux formats.
Les Annales souhaitent pleinement rendre compte de la vie des livres en histoire et en sciences sociales, en s’attachant à donner toute la place nécessaire à l’explicitation des champs et des débats historiographiques, au croisement des spécialités disciplinaires et à la réfl épistémologique sur les documentations et les formes du récit – par-delà le seul bruissement éphémère des parutions. Pour ce faire, la revue fait le pari des Notes critiques, centrées sur un ou plusieurs ouvrages, afi de mettre en lumière des problèmes et des discussions qui intéressent l’historiographie et interrogent le rapport noué entre histoire et sciences sociales. Si la plupart de ces Notes sont directement sollicitées par le comité, nous accueillons volontiers les soumissions spontanées qui dressent l’état d’une controverse ou présentent les différents enjeux d’un domaine de recherche, depuis la nature des documentations jusqu’aux nouvelles approches et méthodes adoptées pour traiter une question. Fidèles au programme énoncé par les fondateurs de la revue, nous cherchons à multiplier les Notes croisant les approches disciplinaires : faire lire des travaux historiques aux sociologues, anthropologues, économistes, géographes, philosophes, juristes, politistes, etc.; et, de façon symétrique, inviter les historiennes et historiens à rendre compte d’une vaste bibliothèque des sciences sociales afi d’en présenter les apports et les usages historiographiques possiblesFootnote 6. Il ne s’agit pas ici de couronner les ouvrages les plus attendus ou célébrés, mais bien au contraire d’essayer de poser des questions épistémologiques à partir de travaux publiés dans une grande variété de langues et de formats.
Les Annales souhaitent aussi développer les Forums, des formats de recensions critiques que la revue a expérimentés avec succès au cours des dernières annéesFootnote 7. Afin de démultiplier les points de vue sur les ouvrages, l’objectif est de les faire lire par un petit groupe de lectrices et de lecteurs différents qui, forts de leurs spécialités et de leurs regards respectifs, peuvent en examiner des aspects précis, approfondir les débats méthodologiques ou disciplinaires qu’ils soulèvent et mettre au jour les soubassements d’une enquête. Les Forums offrent à nos yeux un dispositif heuristique efficace qui permet de mettre en exergue les questionnements produits par la lecture collective d’une même œuvre et les idées qui germent grâce au « travail indéfini des textes les uns sur les autresFootnote 8 ». À l’instar des notes critiques, les Forums peuvent être encouragés par le comité de rédaction ou émaner de rencontres ou de propositions spontanées : ceux-ci doivent poser des questions générales à l’histoire et aux sciences sociales, ou être l’occasion d’approfondir un domaine particulièrement neuf ou original de la recherche. Nous sommes convaincus qu’ils constituent des espaces privilégiés du dialogue entre les disciplines ; ils offrent également la possibilité de croiser différentes approches, différentes langues et écritures historiennes, à l’heure d’un cloisonnement parfois étanche des spécialités historiographiques.
Quant aux Comptes Rendus dans leur forme plus classique, nous ne les abandonnons pas, bien au contraire, mais souhaitons leur donner une visibilité éditoriale et une place intellectuelle plus grandes. Nous renouons avec le format que les Annales ont jadis adopté qui consiste à corréler très directement un ensemble de recensions choisies (de cinq à dix livres) à un article ou à un dossier. Leur taille se voit en outre légèrement allongée, en vue non seulement de rendre compte avec précision des enjeux d’un livre, mais aussi pour laisser plus d’espace à la réflexion méthodologique. Nous envisageons ainsi les comptes rendus comme une extension critique de la lecture d’un article afin d’appréhender les différentes ramifications d’un champ de recherches. C’est pourquoi nous invitons les autrices et auteurs des Annales, quand ceci est possible, à inscrire leurs propres articles dans une bibliographie qui permet de prolonger leur réflexionFootnote 9. Nous espérons de la sorte relier les notes de bas de page aux comptes rendus qui suivent une recherche, et permettre aux lectrices et lecteurs de la revue de naviguer entre des textes qui s’éclairent et se nourrissent mutuellement.
Ajoutons enfin que ce nouveau dispositif de recensions, ces Notes critiques, Forums et Comptes rendus liés aux articles, ne sauraient se cantonner aux livres, qu’il s’agisse de monographies ou d’ouvrages collectifs. En effet, les Annales ont la conviction que les recherches les plus novatrices et originales se nichent souvent, en histoire et en sciences sociales, dans les articles et les numéros spéciaux de revues. Nous voulons davantage rendre compte de cette actualité, ouvrir la voie à un dialogue entre publications périodiques pour discuter et faire vivre nos parutions, nos débats et nos idées. En somme, nous souhaitons continuer à défendre, « à travers les livres et les revues », le travail collectif de l’opération historiographique et de l’intelligence critique.
Les Annales