Longtemps privés de vie, de profondeur historique et même de profondeur tout court par l’historiographie – puisque réduits, à de rares exceptions près, à de simples surfaces d’échange permettant de relier entre elles les différentes parties du monde –, océans et mers sont devenus des objets de recherche à part entière au cours des deux dernières décennies. S’ils étaient, il y a peu encore, envisagés comme des espaces « éternels » (p. 4) et « hors du temps » (p. 87), inaltérés car supposément restés à l’abri des atteintes humaines, de nombreux travaux d’histoire environnementale sont venus corriger cette vision biaisée avec laquelle ni l’histoire maritime ni l’histoire atlantique n’avaient permis d’engager une véritable ruptureFootnote 1. The Mortal Sea de W. Jeffrey Bolster est à ranger parmi ces ouvrages.
Prenant explicitement le contre-pied d’une historiographie trop terracentrique, il aurait tout aussi bien pu s’intituler « Changes in the Sea » (p. 2), en écho au fameux Changes in the Land de William CrononFootnote 2. En effet, son ambition est de montrer que mers et océans ont été sujets à des changements d’origine naturelle et anthropique au cours du temps et qu’il est possible de leur restituer leur historicité propre, à condition de tenir compte de leur verticalité, de leur complexité et de leur fragilité. Pour cela, W. J. Bolster s’intéresse à plus de cinq siècles de pêche dans l’Atlantique-Nord, principalement à proximité des côtes états-uniennes du golfe du Maine, entre le Massachusetts et la Nouvelle-Écosse. Il le fait en historien, à l’aide d’une bibliographie étoffée bien qu’exclusivement de langue anglaise, comme trop souvent, et d’une documentation abondante et variée, mais en grande partie imprimée. Fort d’une expérience de recherche interdisciplinaire acquise au cours des années 2000 dans le cadre du projet « History of Marine Animal Population » (évoquée p. 357-358), il le fait aussi avec la climatologie et l’écologie, disciplines dont il mobilise de manière très convaincante les résultats et les concepts utiles à son proposFootnote 3.
Celui-ci n’est pas gai : appartenant à un sous-genre de l’histoire environnementale qui a parfois pu être qualifié de décliniste, l’ouvrage déroule un récit de l’appauvrissement progressif et de la dégradation irrémédiable des écosystèmes marins du Nouveau Monde depuis les premiers temps de la découverte et de la colonisation jusqu’à l’essor de la pêche industrielle au tournant du xxe siècle. L’idée centrale, développée tout au long du livre et reprise dans un court épilogue amenant le lecteur jusqu’au seuil des années 1990, est que les effets environnementaux de la pêche sont anciens et que son industrialisation n’a fait qu’amplifier une tendance déjà à l’œuvre au temps de la navigation à voile. Partant de ce postulat, W. J. Bolster développe une critique radicale de la notion de « pêche traditionnelle » (p. 87) pour mieux mettre en évidence « les origines cachées » (p. 5) de la situation actuelle de l’océan, catastrophique comme on sait.
Il montre ainsi comment l’histoire de l’exploitation des ressources marines est l’histoire d’un écrémage de longue durée, dont l’effondrement (jusqu’à la quasi-extinction) des populations de baleines, de morses et de pingouins de Nouvelle-Angleterre au cours des xviie et xviiie siècles a constitué l’un des premiers « indicateurs » (p. 87). La dynamique s’accélère au xixe siècle à la faveur d’une véritable « révolution des pêches » décrite comme une « modernisation » sans mécanisation du secteur (p. 163-167). Celle-ci se manifeste d’abord par une démultiplication sans précédent de l’effort et de la capacité de pêche. En d’autres termes, on se met à exploiter plus intensivement davantage de zones de pêche, notamment des zones plus éloignées des côtes, et ce avec des engins de plus en plus efficaces.
Confinant souvent à la surexploitation, cet accroissement de la pression sur les ressources halieutiques est permis par toute une série d’innovations techniques qui suscitent plus ou moins d’oppositions au sein des communautés de pêcheurs. Par exemple, la cuiller (jig) et la seine (purse seine) viennent tour à tour révolutionner la pêche du maquereau dans les années 1810-1820 puis 1850-1860, après quoi les captures ne cessent de diminuer et finissent même par s’effondrer dans les années 1880, déterminant les membres du Congrès à adopter en 1887 la première loi fédérale de régulation de la pêche. Un élégant glossaire illustré permet d’ailleurs de se faire rapidement une idée des techniques à disposition et des espèces de poissons et de crustacés de plus en plus variées qu’elles permettent de capturer.
En effet, la « révolution » que décrit W. J. Bolster se manifeste également par l’exploitation de nouvelles espèces qui, en raison de leur faible valeur commerciale, n’avaient jamais été considérées par les pêcheurs comme des ressources, mais qui le deviennent, en quelque sorte, à la faveur de l’émergence de nouveaux usages et de la structuration de nouveaux marchés. C’est le cas, par exemple, d’un poisson fourrage jouant un rôle crucial à l’échelle des écosystèmes côtiers, le menhaden, que l’on se met à prélever en quantités industrielles pour le transformer en appât ou en huile. Résultat : non seulement sa population s’épuise en moins d’une trentaine d’années, mais son « extinction commerciale » (p. 170) – c’est-à-dire son exploitation jusqu’aux limites de la rentabilité économique – entraîne un report sur d’autres espèces peu recherchées jusqu’alors, comme le flétan ou le homard, dont les captures ne tardent pas à diminuer à leur tour sous l’effet de la surpêche.
Plus ou moins passagers et localisés, ces « effondrements en série » (p. 216) de la fin du xixe siècle marquent, selon W. J. Bolster, une véritable rupture dans le cours de l’histoire atlantique. En témoigne, de manière éloquente, l’inversion des flux de produits de la mer entre l’Ancien et le Nouveau Monde au terme de quatre siècles d’exploitation intensive des pêcheries de l’Atlantique Nord-Ouest : tandis que des négociants se mettent à importer du maquereau en conserve d’Angleterre ou d’Irlande pour répondre à une demande qui ne cesse d’augmenter, des équipages traversent désormais l’océan d’ouest en est pour aller exploiter de nouveaux parages de pêche au large de l’Islande et de l’Afrique du Sud.
Rien de cela n’est arrivé par inadvertance, mais, en dépit des alarmes et des controverses déclenchées par certains pêcheurs bien conscients des effets de leur activité sur la ressource, en dépit de certaines mesures précoces de conservation adoptées à l’échelle locale à l’initiative de magistrats soucieux de l’avenir des pêches, rien n’a permis d’enrayer le processus de dégradation et d’appauvrissement de ce qui fut sans doute, à l’origine, l’un des écosystèmes les plus poissonneux du globe. S’il insiste à plusieurs reprises sur les contradictions des savants et les revirements des pêcheurs, ou s’il pointe à l’occasion le lobbying du « trust du menhaden » auprès de l’United States Fish Commission, W. J. Bolster se montre soucieux de ne pas désigner trop hâtivement des coupables, mais plutôt d’identifier les mécanismes et les facteurs – d’aveuglement, d’oubli, de déni – qui ont rendu possible, quatre siècles durant, la continuation d’un tel gâchis.
Comme le suggère la controverse sur l’existence du serpent de mer qui agite le port de Gloucester à l’été 1817, les savoirs halieutiques et ichtyologiques restent alors extrêmement fragiles, incertains et conflictuels. Dans ces conditions, « il est facile pour les gens d’imaginer que les ressources de l’océan sont infinies » et donc de « nier le fait que certains stocks sont bel et bien en train de s’épuiser » (p. 102). D’autant plus qu’un ensemble de variations naturelles et de changements sociaux vient parfois masquer ces processus d’amenuisement en donnant l’impression fausse d’une abondance retrouvée. C’est le cas, en particulier, lorsqu’une nouvelle technique de pêche en remplace une autre moins efficace, comme le montre bien W. J. Bolster à partir de l’exemple du chalut à perche (beam trawl), dont l’adoption tardive et controversée par les pêcheurs des États-Unis (dans les années 1890 seulement) se traduit bientôt par une véritable « avalanche de poisson à bas prix » (p. 223).
Par ailleurs, bien que l’hypothèse de la surpêche finisse malgré tout par devenir une théorie assez largement admise par la plupart des acteurs concernés au cours de la seconde moitié du xixe siècle, il reste toujours quelques sceptiques, persuadés que les effondrements observés ont d’abord des causes d’ordre naturel, et surtout de nombreux optimistes. Certains croient ainsi aux promesses de la science, et notamment dans sa capacité à « accroître artificiellement la productivité autrefois légendaire de la mer » (p. 223) par l’acclimatation d’espèces ou l’aquaculture, quand d’autres se méprennent sur les capacités de rebond réelles des écosystèmes marins et s’imaginent qu’il suffit d’arrêter de pêcher pendant un temps pour retourner à la normale. Mais l’histoire environnementale et l’écologie historique montrent justement qu’« il n’y a pas de ‘normale’ » (p. 216), uniquement des écosystèmes en perpétuelle évolution dont chaque nouvelle génération tend à perdre un peu plus le souvenir de la richesse passée – un phénomène que le biologiste Daniel Pauly a proposé d’appeler le shifting baseline syndrome (« syndrome d’amnésie écologique ») et que W. J. Bolster historicise ici de manière magistraleFootnote 4.