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Le boys club en action

Published online by Cambridge University Press:  30 December 2025

Erika Olivaux Marmignon*
Affiliation:
Faculté de philosophie, Université Laval, Québec, QC, Canada
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Résumé

Dans cet article, je soutiens que les dynamiques de boys club peuvent être comprises comme des instances d’actions collectives, même en l’absence d’intentions partagées. Il n’est pas satisfaisant de penser ces phénomènes comme de simples accumulations d’actions individuelles isolées. Une théorie minimaliste de l’action collective nous permet de considérer qu’il s’agit bien d’un phénomène d’action collective : l’ordre social patriarcal offre un plan d’action, qui oriente et coordonne les comportements des agents. C’est en vertu de cette coordination qu’on peut parler d’action collective.

Abstract

Abstract

In this article, I argue that boys’ club dynamics are best understood as collective action, even in the absence of shared intentions. It is unsatisfactory to think of these phenomena as mere accumulations of isolated individual actions. A minimalist theory of collective action allows us to consider that it is indeed a phenomenon of collective action: The patriarchal social order offers a plan of action, which orients and coordinates the behaviour of agents. This coordination allows us to speak of collective action.

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Article
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Copyright
© The Author(s), 2025. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

Mise en situation : le cas de Carmen

Carmen vient d’obtenir son diplôme d’ingénieure, après de longues études exigeantes réussies avec brio. Enthousiaste à l’idée de commencer sa carrière professionnelle, elle rejoint l’équipe de Brault-Côté, une firme de construction. Seulement voilà, dès les premiers jours, Carmen a un sentiment diffus de ne pas être à sa place. Elle se met rapidement à douter de ses compétences : depuis son arrivée chez Brault-Côté, on ne lui a confié aucun projet intéressant, seulement des tâches administratives ou, pire, on lui demande de faire le café. Ses collègues, tous des hommes, ne sont pas fondamentalement méchants, mais elle ne se sent pas traitée d’égal à égal ; ils tournent ses compétences en dérision et ne prennent pas au sérieux ses commentaires. Elle remarque aussi que ses collègues semblent souvent oublier de l’inviter à des réunions importantes et à des activités de réseautage… Carmen a du mal à nommer son malaise, mais au bout de quelques mois, la situation ne s’est pas améliorée. Elle réalise qu’elle n’est pas à sa place et que ce milieu de travail lui restera hostile. Elle quitte Brault-Côté avec le sentiment d’avoir été poussée dehors par le groupe.

Introduction

Dans cet article, je m’intéresse aux phénomènes de boys club et aux mécanismes d’exclusion des femmes dans certains milieux professionnels. Plus précisément, je cherche à déterminer si l’installation et le maintien de ce genre de climat hostile peuvent être considérés comme une action collectiveFootnote 1. Je propose l’exemple du cas de Carmen pour orienter mon investigation philosophique : quoiqu’il soit fictif, il comporte plusieurs traits représentatifs de l’expérience de nombreuses femmes dans différents milieux professionnels. Mon objectif général est de bonifier notre compréhension de ce phénomène. Si Carmen est partie de chez Brault-Côté avec le sentiment que ses collègues ont fait quelque chose ensemble — c’est-à-dire qu’ils l’ont exclue ensemble —, les collègues, eux, pourraient nier cette proposition. Alors qu’en est-il ? Cette enquête vise à proposer une caractérisation du boys club comme étant une action collective, et ce, même si ses membres n’ont pas l’intention d’exclure Carmen. J’espère ainsi contribuer à la défense d’une théorie minimaliste de l’action collective et à faire dialoguer des travaux en ontologie sociale et en philosophie de l’action. Par ailleurs, si l’investigation porte sur l’agentivité et non sur la responsabilité, les deux sont intimement liées. Selon que les collègues ont agi ensemble ou non, la responsabilité et le blâme seront attribués différemment (sont-ils des agents ? des témoins ? des complices ?). Sans prendre position sur la conception appropriée de la responsabilité dans le cas du boys club, j’espère montrer que ses membres sont responsables en tant qu’agents.

La première section vise à exposer les mécanismes du boys club à l’aune de la théorie de la misogynie de Kate Manne et des travaux sociologiques de Haude Rivoal sur les masculinités au travail. Cette lecture permet de comprendre l’exemple particulier qui nous intéresse ici à une échelle plus large.

La deuxième section expose le casse-tête qui occupe cet article. Les théories classiques de l’action collective considèrent qu’il y a action collective lorsque les différents participants partagent des intentions. Or, ce n’est pas le cas ici, les collègues de Carmen ne partagent pas d’intention — ou du moins, pas nécessairement. Je veux défendre l’idée que même en l’absence d’intentions partagées, il est pertinent d’affirmer que les collègues de Carmen ont agi ensemble en l’excluant. Les théories de l’action collective fondées sur l’intention partagée ne me permettront donc pas d’atteindre mon objectif.

Dans la troisième section, j’explore l’hypothèse selon laquelle le cas de Carmen est avant tout l’effet accumulé d’actions individuelles isolées. Quoique cette explication soit de prime abord prometteuse, je soutiens qu’elle n’est pas satisfaisante et que la dimension collective des dynamiques du boys club se joue dans leurs (inter)actions, et non seulement dans le résultat accumulé de leurs actions.

Dans la quatrième section, je mobilise la notion de division du travail agentiel développée par Saba Bazargan-Forward (Reference Bazargan-Forward2022), pour essayer de rendre compte de la dimension collective identifiée plus haut. Cette tentative n’aboutit que partiellement : le modèle de Bazargan-Forward est approprié pour exposer certains mécanismes d’exclusion de Carmen, par exemple certains aspects structurels, mais peine à rendre compte des situations qui découlent de normes sociales sexistes. En effet, ce modèle repose sur une division du travail agentiel qui s’applique difficilement dans le cadre des normes sociales.

Dans la cinquième section, je mobilise la théorie minimaliste de l’action collective proposée par Jules Salomone-Sehr (Reference Salomone-Sehr2022 ; Reference Salomone-Sehr2024), pour formuler un argument positif selon lequel on peut considérer que les collègues de Carmen l’ont exclue ensemble. Je montre comment leur adhésion à certaines normes sociales patriarcales a guidé leur comportement et comment ils ont coordonné leurs actions respectives. Je trace également un lien entre la normativité sociale et les obligations inhérentes à l’action collective.

Je conclus l’article en proposant des réflexions sur les implications théoriques et pratiques de mon argument.

1. Le boys club

Que s’est-il passé chez Brault-Côté ? Carmen a été victime d’un climat misogyne tel que théorisé par Kate Manne (Reference Manne2017). Dans Down Girl: The Logic of Misogyny, Manne affirme que la misogynie ne doit pas être comprise comme une attitude psychologique ou doxastique : il s’agit d’un phénomène avant tout politique, qui se reconnaît à son fonctionnement. Selon le modèle qu’elle propose, le patriarcat est l’ordre social dans lequel les femmes sont subordonnées, et la misogynie est sa « police », qui vise à le maintenir. Autrement dit, la misogynie est l’hostilité que subissent les femmes lorsqu’elles essayent de sortir de la position que leur réserve le patriarcat. Cette conception de la misogynie a un avantage épistémique : les femmes peuvent identifier et nommer la misogynie qu’elles subissent sans avoir à faire la preuve d’un certain état psychologique chez autrui. Mais la force principale de ce modèle réside surtout dans sa puissance explicative — voire prédictive : on peut prévoir que les femmes subiront des attaques misogynes lorsqu’elles dérogeront à l’ordre patriarcal. Enfin, la misogynie est la propriété d’un environnement social (elle peut même se passer d’individus distinctivement misogynes).

La sociologue Haude Rivoal (Reference Rivoal2021), dans son ouvrage sur la masculinité au travail, présente une étude édifiante de la façon dont l’entreprise continue de favoriser les hommes et d’exclure (ou de reléguer à des rôles subalternes) les femmes. Les principaux ressorts de cet entre-soi masculin — le boys club — sont les suivants :

  • Le fait d’attendre des employés qu’ils travaillent à des heures tardives, souvent incompatibles avec les responsabilités familiales qu’endossent les femmes dans leur vie personnelle (ce qui réduit leurs chances d’obtenir des promotions). (Au contraire, les hommes qui remplissent leurs obligations familiales sont pour leur part récompensés, car perçus comme plus fiables.)

  • Des phénomènes d’ordre conversationnel, tels que la « mecsplication » (ou « mansplaining », la propension des hommes à expliquer des choses aux femmes), le « manterrupting » (la propension des hommes à couper la parole aux femmes) et la « bropriation » (le fait de reprendre à son compte, au cours d’une discussion, les idées d’une femme sans lui donner aucun crédit)Footnote 2.

  • La valorisation de comportements ambitieux, assertifs ou dominants chez les hommes, doublée d’une perception négative des femmes comme étant agressives lorsqu’elles adoptent ces mêmes attitudes.

  • La socialisation (incluant le réseautage essentiel à l’avancement professionnel) dans des lieux excluant volontiers les femmes (en raison des horaires d’une part, mais aussi, d’autre part, parce que traditionnellement masculins : certains clubs et bars, matchs de sport, etc.).

Comment expliquer ce phénomène ? On peut faire deux lectures de l’expérience de Carmen. D’un côté, en obtenant un diplôme en ingénierie, Carmen s’est fait une place dans un milieu traditionnellement masculin, prétendant ainsi à un certain statut social qui était historiquement dénié aux femmes (de la reconnaissance sociale au salaire en passant par l’expertise). Il est donc prévisible, si on adopte la perspective de Manne, qu’elle subisse des comportements hostiles. Le phénomène serait alors d’ordre réactif. De l’autre côté, on pourrait penser que les normes et pratiques de l’entreprise se sont ainsi construites parce qu’il s’agit d’un boys club historique, et que leur maintien n’a pas pour fonction de punir Carmen. Il s’agirait plutôt d’une inertie de l’entreprise, dont les codes n’auraient pas évolué malgré l’accès des femmes au marché de l’emploi. En ce sens, les pratiques excluantes seraient résiduelles. Pour les besoins de ce travail, il n’est pas nécessaire de trancher entre ces deux interprétations : je postulerai même que les deux sont compatibles et complémentaires. Certes, les codes de l’entreprise sont historiquement ceux du boys club, mais cela n’empêche pas les personnes comme Carmen qui essayent de bousculer certaines normes de subir aussi certains comportements réactifs. Cette lecture est étayée par la thèse de Rivoal selon laquelle les codes de l’entreprise se sont transformés pour maintenir l’hégémonie masculine. Certes, la culture de l’entreprise a évolué et peut sembler de plus en plus inclusive (par exemple, les jeunes cadres adhèrent à des valeurs d’égalité entre les genres et réprouvent les comportements ouvertement sexistes, jugés dépassés, de leurs prédécesseurs). Rivoal montre toutefois qu’il ne faut pas y voir l’abandon, mais la transformation d’une culture masculine au service d’impératifs de production économiques. En d’autres termes, le contenu de la norme masculine s’est transformé, mais pas sa place ni sa centralité dans le monde du travail. Ainsi, des éléments issus tant de l’explication réactive que de l’explication résiduelle coexistent dans une lecture fondée sur la transformation et l’adaptabilité.

2. Les intentions partagées

La philosophie de l’action cherche généralement à définir l’action intentionnelle. Il en va de même pour l’action collective : les théories classiques de l’action collective se sont intéressées aux actions collectives intentionnelles et volontaires. Est-ce que l’exclusion de Carmen peut relever de cette catégorie ?

Il est possible que les collègues de Carmen, en raison de croyances misogynes assumées, aient discuté de leur réticence à travailler avec une femme, et qu’ils se soient mis d’accord pour faire de son passage chez Brault-Côté une expérience désagréable dans le but précis de la pousser à démissionner. Poussés à l’extrême et motivés par une intention hostile assumée, les comportements sexistes répétés peuvent constituer des formes de harcèlement sexuel, psychologique ou moral concerté. Si tel est le cas, nous disposons déjà de toutes les ressources en philosophie de l’action pour en rendre compte adéquatement : l’exclusion de Carmen relève d’une action collective intentionnelle et volontaire. Pourtant, si de tels cas peuvent exister, ils ne sont pas paradigmatiques du boys club, qui opère bien souvent de façon plus diffuse. Ce sont ces cas qui m’intéressent ici : l’instauration et le maintien d’une culture ou d’un climat misogynes relèvent-ils d’une action collective ?

À noter que si je distingue ici le harcèlement concerté d’un climat de boys club, il peut être difficile de les départager en pratique. Même si les collègues de Carmen nient toute intention de l’exclure, il faut faire preuve de prudence : il est possible qu’ils soient malhonnêtes, ou qu’ils soient dans le déni face à leurs propres attitudes mentales. On remarquera par exemple que bien que beaucoup d’hommes se défendent sincèrement d’adhérer à un discours misogyne, cela peut changer lorsqu’ils se retrouvent dans des lieux où il est sécuritaire et même encouragé de partager de tels propos — c’est le phénomène des discussions de vestiaires (locker room talk). La démarche est plutôt la suivante : même si l’on donne aux hommes adoptant de tels comportements misogynes le bénéfice du doute quant à leurs intentions, je veux montrer que l’on peut quand même parler d’action collective. C’est pourquoi je postulerai, pour les besoins de cet article, que les collègues de Carmen n’ont pas eu ce type d’intention et n’ont pas comploté pour lui faire quitter Brault-Côté.

Revenons à notre exemple. La plupart des collègues de Carmen n’ont pas l’intention de l’exclure ni de l’inclure. Lorsqu’un superviseur choisit de ne pas lui confier un projet important, il croit sincèrement (quoique fautivement) qu’elle n’est pas assez qualifiée (en raison de biais sexistes) — il est même possible qu’il n’envisage même pas de le lui donner ! Lorsque deux collègues font des commentaires grivois en sa présence, on peut parler d’action intentionnelle, mais est-elle pour autant dirigée vers Carmen ? On peut penser qu’il s’agit davantage d’affirmer sa propre masculinité au regard de l’autre — voire simplement, pour être encore plus charitable, d’humour maladroit. Un autre collègue pourrait couper la parole à Carmen sans s’en rendre compteFootnote 3. Enfin, lorsqu’une activité de réseautage est organisée après les heures de travail, Carmen est invitée, elle est donc — croient ses collègues — incluse.

Les théories de l’action les plus dominantes définissent généralement l’action collective par rapport à un état intentionnel : elle repose sur des intentions partagées (Bratman, Reference Bratman1993 ; Reference Bratman2014). Qu’est-ce qui constitue une intention partagée ? Les différentes théories peuvent être plus ou moins exigeantes. Considérant les paramètres de l’exemple, seules les théories les plus minimales sont prometteuses. Christopher Kutz offre une conception minimaliste de l’action collective, dont le dénominateur commun est l’intention participatoire (Kutz, Reference Kutz2000, p. 81) : l’agent agit de façon individuelle en vue d’un but collectif (p. 81). Toutefois, comme le souligne Salomone-Sehr (Reference Salomone-Sehr2024), même cette théorie minimaliste repose sur une structure intentionnelle ; or, la structure même de notre exemple est que, par définition, les collègues de Carmen l’excluent sans avoir d’intention correspondante.

Il existe un ensemble de théories de l’action collective qui ne reposent pas sur l’intention partagée ; en fait, elles doivent rendre compte de l’action de certains groupes, même lorsque les membres qui les composent n’ont pas l’intention d’y participer. C’est par exemple le cas des travaux de Peter French (Reference French1979) et plus récemment de Christian List et Philip Pettit (Reference List and Pettit2011). Ces théories sont moins exigeantes en ce qui concerne les intentions, car elles reposent davantage sur la notion d’agent collectif. Typiquement, il s’agit d’institutions, d’entreprises ou d’organisations ; bref, l’agent groupal est organisé en système, qui peut délibérer et agir. Les modes d’organisation du groupe boys club sont très informels et ses frontières sont très poreuses ; quoique l’exemple se situe dans un contexte corporatif, ce n’est pas la corporation qui agit. Ces approches ne permettront donc pas de rendre compte du boys club.

Comment caractériser l’exclusion de Carmen, si ce n’est pas un cas d’action collective intentionnelle ? Une explication plausible est qu’il s’agit de l’effet collectif d’actions individuelles. C’est l’hypothèse que nous explorons dans la prochaine section.

3. Un agrégat d’actions individuelles

Une littérature abondante traite de cas où des actions individuelles, qui, prises isolément, sont négligeables, s’additionnent et produisent des effets importants. La dimension collective de ces cas ne réside donc pas dans l’action mais dans ses effets. C’est le cas, par exemple, si plusieurs agents laissent chacun un déchet sur une plage, qui finit par être complètement polluée. Dans ce cas, aucun agent n’avait l’intention de polluer la plage, néanmoins ils y ont tous contribué.

Est-ce que le cas de Carmen correspond à ce cas de figure ? Intuitivement, cela semble être une explication satisfaisante. Ce seraient des gestes individuels plus ou moins intentionnels (lui couper la parole, ne pas la prendre au sérieux, etc.) qui, par effet d’accumulation, finiraient par exclure CarmenFootnote 4. Autrement dit, aucune action prise isolément ne peut rendre compte de l’exclusion de Carmen, pourtant, il s’agit bien de leur effet cumuléFootnote 5.

Un avantage de cette interprétation est qu’elle permet de donner à voir la multiplicité des attitudes mentales des agents. En effet, certains vont entretenir des croyances résolument sexistes (« les femmes sont moins compétentes que les hommes »), d’autres vont poser des gestes dans le but assumé — c’est-à-dire intentionnellement — de rendre Carmen mal à l’aise pour leur propre amusement (en faisant des plaisanteries grivoises en sa présenceFootnote 6). Ce modèle ne requiert effectivement pas de symétrie ou d’équivalence entre les attitudes intentionnelles des agents. Cela laisse également une certaine souplesse quant au niveau de contribution de chacun des agents, qui n’ont probablement pas tous posé le même nombre de gestes excluants envers Carmen.

Si on considère que cette proposition est la meilleure explication de la situation vécue par Carmen, doit-on alors en conclure que ce n’est pas un cas d’action collective ? Peut-on quand même préserver l’intuition selon laquelle ses collègues ont fait quelque chose — exclure Carmen — ensemble ?

On le peut, si on adhère à l’argument défendu par Sara Rachel Chant (Reference Chant2007). Elle écrit qu’en se concentrant sur les actions collectives intentionnelles, les philosophes développent une compréhension trop restreinte de l’action collective. Elle soutient qu’une théorie de l’action collective doit se construire de façon analogue à l’action individuelle. Or, il existe des actions agrégatives non intentionnelles. Elle donne l’exemple d’un berger irresponsable qui amène son troupeau de moutons brouter dans un pâturage deux jours de suite. Il ne le savait pas, mais le pâturage avait la capacité de soutenir seulement une fois la quantité de moutons y broutant. En amenant son troupeau non pas une, mais deux fois, le berger irresponsable a accidentellement, de façon agrégative, φ (φ = la destruction du pâturage).

Selon Chant, cela nous éclaire sur une catégorie plus large d’action collective : les actions collectives non intentionnelles. Reprenons l’exemple du même pâturage, mais au lieu d’être détruit par les actions irresponsables d’un berger deux jours différents, ce sont deux bergers qui y amènent chacun un troupeau. Si on accepte que le berger irresponsable a φ, on doit aussi accepter que les deux bergers ont également φ, ensemble et de façon non intentionnelle. On doit donc élargir la compréhension des actions collectives pour inclure les actions collectives agrégatives non intentionnelles. L’exclusion de Carmen relèverait alors de cette catégorie d’action.

Comment Chant propose-t-elle de distinguer une action collective de n’importe quel ensemble d’actions individuelles ? Pour Chant (Reference Chant2007), ce qui caractérise l’action collective et la distingue d’un agrégat d’actions individuelles est le critère de non-additivité : l’action collective doit produire un résultat qui ne peut pas être réduit à la somme des résultats des actions individuelles. Si cette avenue semble fertile pour envisager le départ de Carmen comme une action collective, c’est-à-dire comme le résultat non intentionnel et non additif des actions de ses collègues, il me semble néanmoins qu’elle néglige un aspect important du phénomène du boys club : celui de la coordination. Contrairement aux pollueurs sur la plage, ou aux bergers irresponsables, un certain degré de coopération ou de coordination est nécessaire pour maintenir le climat misogyne qui a eu un effet excluant sur Carmen.

Un premier exemple est celui des prises de parole en réunion. Imaginons que ce soit toujours le même collègue de Carmen qui lui coupe la parole, reprenne à son compte les idées qu’elle a mises de l’avant et lui « mecsplique » ses champs d’expertise (nommons-le Manu). Cela dédouane-t-il entièrement ses autres collègues de cet aspect de l’exclusion de Carmen ? Selon le modèle de l’accumulation d’actes individuels, les collègues de Carmen ont causé son exclusion en posant chacun des gestes (qui, pris individuellement, n’auraient pas suffi à la rejeter). Ainsi, le geste de couper la parole à Carmen est uniquement attribuable à Manu. Les autres collègues sont chacun responsables de leurs gestes, mais il n’y a pas à ce stade de façon de leur attribuer une agentivité pour l’action de Manu. Pourtant, si Manu peut se permettre de couper la parole à Carmen, c’est parce que cette pratique est acceptée (sur le mode de l’invisibilisation ou de la banalisation). Si Manu coupait la parole à un supérieur, voire à son égal masculin, il y aurait des répercussions. Peut-être que ses collègues le lui feraient remarquer, ou qu’il se ferait réprimander par son gestionnaire. Bref, les comportements problématiques de Manu sont rendus possibles par l’acceptation du reste des collègues.

Prenons maintenant le fait que les collègues de Carmen réseautent à des moments et dans des lieux qui lui conviennent difficilement : tard après le travail, alors qu’elle doit s’occuper de ses enfants, ou encore lors de matchs sportifs ou dans des bars connus pour leur ambiance machiste. Même si on peut probablement désigner le collègue qui a organisé chacune de ces activités, il faut bien admettre qu’en acceptant ces décisions, et en se présentant aux activités sans broncher, les autres collègues sont également impliqués d’une façon ou d’une autre — plus, en tous cas, que les pollueurs de la plage.

Ces deux exemples pointent vers l’idée que les gestes ayant exclu Carmen ne sont pas purement des actes isolés. En effet, ce sont des pratiques qui s’inscrivent dans un contexte social et qui répondent à des normes sociales. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de l’hypothèse de l’agrégat d’actions individuelles négligeables qui produisent un effet par cumulation, laquelle hypothèse ne rend pas compte de cet aspect social (c’est-à-dire collectif) au moment de l’action.

En effet, dans le cas des pollueurs de plage (ou des bergers irresponsables), il est tentant de parler d’action collective uniquement en raison d’une conséquence conjointe des actions isolées. Autrement dit, au moment où chacun des pollueurs laisse un déchet sur la plage, il n’a aucun lien avec les autres pollueurs. Si la plage finit par ne pas être polluée, parce que tous les pollueurs sauf un sont allés disséminer leurs déchets ailleurs, ou parce qu’ils ne produisent pas assez de déchets pour avoir un effet significatif sur la plage, il n’y a aucune dimension collective à l’action d’un unique pollueur. C’est différent dans le cas de Carmen. Quand Manu lui coupe la parole impunément, les autres collègues prennent part à ce geste, et ce, même s’il finit par ne pas avoir pour effet collectif de l’exclureFootnote 7. Il faut donc trouver une explication qui rend compte de cette dimension collective. Dans la prochaine section, nous verrons comment la théorie développée par Bazargan-Forward dans Authority, Cooperation and Accountability (Reference Bazargan-Forward2022) peut offrir une piste explicative à certains aspects du cas de Carmen.

4. La responsabilité basée sur l’autorité

Bazargan-Forward propose de rendre compte de la responsabilité de certains agents pour les actions d’autrui à partir d’une lecture de la division du travail agentiel. En effet, de la même manière qu’on peut diviser le travail épistémique entre des agents, on peut diviser le travail agentiel. On peut schématiser cette division de la façon suivante :

  • Délibération qui mène à l’intention de φ (par le délibérateur).

  • Exécution de φ (par l’exécuteur).

Dans cette division du travail agentiel, l’exécuteur reconnaît une autorité au délibérateur. De cette façon, le délibérateur fournit à l’exécuteur une raison protégée d’agir.

Or, nous dit Bazargan-Forward, si le délibérateur avait des intentions répréhensibles au regard de φ, alors l’exécuteur peut être tenu pour responsable de cette intention, et ce, même si l’action φ en soi ne cause pas de tort (ou même si l’exécuteur n’a pas, pour sa part, d’intention répréhensible). En effet, le délibérateur a donné une finalité (purpose) à φ. Bazargan-Forward estime que cette division du travail agentiel peut expliquer l’attribution de responsabilité dans de multiples cas, notamment de ceux où l’on souhaite blâmer des agents dont l’action n’a pas joué un rôle de détermination causale dans le résultat. Cela peut aussi rendre compte de la responsabilité des agents relativement à des injustices structurelles ou institutionnelles. La responsabilité fondée sur l’autorité peut-elle confirmer nos intuitions quant au cas de Carmen ?

Exemple 1 :

Chez Brault-Côté, certaines règles institutionnelles sont désavantageuses, voire nuisibles, pour Carmen : par exemple, le congé de maternité est risible et ne lui permet pas de mener à bien ses projets familiaux.

Dans cet exemple, les règles institutionnelles qui ont l’air neutres du point de vue du genre ont des effets délétères pour les femmes. On peut parler de sexisme institutionnel, de façon analogue à ce que Bazargan-Forward appelle le racisme institutionnel. Pour ce dernier, même si les personnes qui font appliquer cette règle n’ont pas d’intentions sexistes (ou racistes), elles sont néanmoins responsables de ce sexisme en vertu de l’intention sexiste de la personne ayant mis en place cette règle.

On peut se demander, néanmoins, si les intentions sexistes ont été aussi claires dans le monde du travail que le racisme dans les structures institutionnelles américaines. Après tout, beaucoup de règles institutionnelles américaines ont été mises en place à la suite des lois Jim Crow, notamment, dans le but explicite de maintenir la structure d’oppression raciale malgré la fin officielle de la ségrégation. Il est donc aisé de mener l’analyse de la division du travail agentiel et de trouver une intention raciste et répréhensible à l’origine de certaines de ces règles qui persistent à ce jour. Quid, alors, de l’exclusion des femmes du monde du travail ? Peut-on également parler de sexisme intentionnel dans ce cas ?

Historiquement, les femmes n’exerçaient pas de professions qualifiées comme le métier d’ingénieur, et les congés de maternité n’avaient tout simplement pas lieu d’être. Ils ont été introduits peu à peu, à mesure que les femmes accédaient à la profession. Même s’ils sont insuffisants, cela ne signifie pas qu’ils ont été mis en place spécifiquement pour exclure. Au contraire, ils ont pu être instaurés (à contrecoeur ou de bonne foi) alors que le contexte du droit du travail évoluait pour permettre aux femmes d’avoir accès à l’emploi. Il faudrait donc examiner précisément le contexte dans lequel l’implantation de cette règle chez Brault-Côté s’est opérée, pour voir si des intentions sexistes donnent une finalité à ces structures.

Voyons maintenant comment le modèle s’applique non pas à des règles institutionnelles, mais à des pratiques et comportements informels.

Exemple 2 :

Une importante occasion de réseautage avec des clients importants est organisée par Brault-Côté, en soirée, dans un club connu pour être inconfortable pour les femmes, a fortiori les femmes qui souhaitent avoir des relations purement professionnelles.

2a : Imaginons que le collègue chargé d’organiser cet événement (appelons-le Olivier) sache qu’il y a de faibles chances que Carmen se présente à cet événement, et qu’il choisisse le lieu et l’horaire justement dans ce but (ou, du moins, qu’il perçoive l’absence probable de Carmen comme un avantage). Il a donc l’intention d’exclure Carmen.

Selon le modèle de Bazargan-Forward, on peut attribuer une certaine responsabilité fondée sur l’autorité à tous ses collègues qui participeront à cette soirée, et ce, même s’ils n’ont pas eux-mêmes l’intention d’exclure Carmen, du fait que son intention confère un but (purpose) à l’action de participer à l’événement (Olivier ayant, dans ce cas de figure, une autorité pratique face à ses collègues).

2b : Cette fois, Olivier n’a aucunement l’intention d’exclure Carmen. Il n’a pas conscience que le déroulement même de l’événement nuit à sa participation. En fait, il ne fait que reproduire ce qui se fait depuis toujours chez Brault-Côté ; cet événement annuel a été mis en place par les fondateurs de la firme. Ils avaient, eux, l’intention explicite d’exclure les (rares) femmes qui travaillaient chez eux (et pour leurs clients).

Dans ce cas de figure, Bazargan-Forward nous dirait que l’intention originale des fondateurs de Brault-Côté confère encore un objectif à Olivier, et à tous ceux qui participent à l’événement. Ils sont donc responsables suivant le mode fondé sur l’autorité de l’exclusion de Carmen, et ce, même s’ils n’ont pas d’intention en ce sens.

Le modèle développé par Bazargan-Forward nous permet ainsi de tenir pour responsables des agents contemporains lorsqu’ils actualisent les intentions répréhensibles d’agents du passé. Il est donc très fructueux dans le cas de vieilles institutions ou organisations, lorsqu’on peut tracer une ligne directe entre ceux qui ont mis en place une politique et ceux qui la renforcent aujourd’hui. Mais que faire dans le cas d’institutions récentes, lorsqu’un tel lien causal au travers des époques n’apparaît pas aussi clairement ?

2c : Cette fois encore, Olivier n’a aucunement l’intention d’exclure Carmen. Il n’a pas conscience que le déroulement même de l’événement nuit à sa participation. Mais, contrairement à 2b, dans 2c, Brault-Côté est une compagnie relativement récente. Personne ayant l’intention d’exclure Carmen ou les femmes n’a été impliqué dans l’organisation de cet événement. On pourrait aller jusqu’à dire que le fait que l’événement se déroule dans ces paramètres relève du hasard (du moins, c’est ce que répondrait Olivier).

Cet exemple pose un défi plus important pour le modèle de Bazargan-Forward, car il est difficile de voir où s’opère une division du travail agentiel qui permettrait d’attribuer une responsabilité fondée sur l’intention. Le modèle est-il encore applicable ?

Tout d’abord, il faut se débarrasser de la notion de hasard. Olivier n’a peut-être pas agi conformément à l’intention claire d’un autre agent, mais ses décisions n’ont pas pourtant pris place dans un contexte vide de toute signification sociale. Peut-être a-t-il déjà observé cette pratique — par exemple lors de ses études et de son stage, ou dans le cadre d’un emploi précédent. Peut-être également qu’un ingénieur plus expérimenté (ne travaillant pas chez Brault-Côté) lui en a fait la suggestion ou lui a raconté une anecdote se déroulant dans ce genre de cadre. Or, notre analyse ne peut pas reposer sur les circonstances causales précises qui ont amené l’organisateur à prendre cette décision. Le risque est de conférer une importance trop grande à des différences qui ne sont pas normativement pertinentes. À des fins de sobriété théorique, il vaut mieux affirmer qu’Olivier a agi en conformité avec les codes et normes du monde de l’entreprise.

Peut-on identifier des intentions à l’origine de normes sociales ? Il y a une similitude entre l’autorité qu’on confère à autrui dans le modèle de Bazargan-Forward et le rapport qu’un individu entretient avec les normes sociales : dans les deux cas, cette autorité fournit à l’agent une raison d’agir. Puisqu’on peut aussi raisonnablement envisager les codes et normes du monde du travail comme un héritage profondément sexiste, les réminiscences d’un monde construit autour de la masculinité, alors, d’une certaine façon, on pourrait dire que les actions de l’organisateur sont imprégnées du sexisme de tous les agents qui ont contribué à façonner ces normes dans le but d’exclure les femmes et de maintenir l’entre-soi masculin dans le monde du travail.

Pour autant, le modèle de Bazargan-Forward rencontre ici une difficulté. La division du travail agentiel est difficile à appliquer aux normes sociales, puisqu’on peine à identifier un délibérateur et une intention. La constitution des normes sociales est diffuse, dynamique. Même s’il est plausible que certains agents particulièrement influents socialement ont contribué causalement à la formation de certaines normes sociales, cette contribution paraît trop minime et surdéterminée pour être réellement attribuable à une intention. Cette difficulté augmente dans le troisième exemple :

Exemple 3 :

En réunion, Carmen est victime d’un collègue « mecsplicateur » (encore Manu !) : il lui explique des dossiers qu’elle maîtrise, il reprend ses idées à son compte et a tendance à lui couper la parole.

Comme dans le cas précédent, on remarque que l’enjeu concerne les normes sociales. Manu est certainement coupable, mais il agit (peut-être) inconsciemment, en raison des préjugés sexistes qu’il a hérités de la société patriarcale. Ses collègues ne sont pas non plus dédouanés, puisqu’ils le laissent agir de la sorte, ne serait-ce que passivement. Mais ici, les normes sociales qui rendent acceptable de couper la parole à une femme sont encore plus diffuses que celles qui rendent acceptable d’organiser un événement professionnel dans un contexte hostile aux femmes. On voit mal comment pourrait s’opérer ici une division du travail agentiel, et il semble que la théorie de Bazargan-Forward n’a pas non plus pour vocation de traiter ce genre de cas.

Une explication plausible pour l’exemple 3 serait que Manu est responsable du préjudice causé à Carmen en raison de ses actions, et que ses collègues partagent cette responsabilité en raison de leur complicité ou indifférence face à ce préjudice. D’ailleurs, Michael O. Hardimon (Reference Hardimon2020) a tenté de répondre, comme Bazargan-Forward, au problème de la responsabilité individuelle dans des cas de racisme institutionnel. Il estime que même si elles n’ont pas d’attitudes racistes à proprement parler (du moins explicitement racistes), les personnes qui perpétuent les règles institutionnelles racistes sont à tout le moins coupables d’indifférence face aux effets moralement répréhensibles de celles-làFootnote 8 . Cette notion offre une avenue prometteuse pour l’attribution d’une responsabilité morale dans de nombreux cas d’injustices structurelles et institutionnelles, mais ne permet pas à mon sens de caractériser adéquatement le boys club. Le phénomène de l’indifférence est fréquent et couvre un ensemble d’attitudes plus étendu que celui de la participation. Les collègues de Carmen perpétuent le climat misogyne qui l’exclut et ne sont pas seulement indifférents à son égard.

La division du travail agentiel proposée par Bazargan-Forward peut rendre compte de certains aspects du boys club, notamment ceux qui s’expliquent par les intentions sexistes d’agents passés ou présents. Elle rencontre néanmoins une difficulté lorsqu’il n’y a pas clairement un délibérateur à l’origine de l’action de l’exécutant — c’est-à-dire lorsqu’on peine à déterminer une division du travail agentiel. Or, il est souhaitable d’avoir une explication unifiée pour les différents exemples explorés. Ni le rôle agentiel ni la responsabilité des collègues qui excluent Carmen ne semblent changer en fonction de l’intention passée ou non des fondateurs de la firme.

Par ailleurs, l’investigation des mécanismes du boys club au moyen des différents exemples étudiés nous a permis d’identifier une caractéristique importante de ce phénomène : il dépend en grande partie de normes sociales et de l’inclination des agents à s’y conformer. Ces normes sociales expliquent la dimension systématique des mécanismes d’exclusion des femmes. En effet, ce qui est arrivé à Carmen n’est pas un phénomène isolé : les différentes manifestations du boys club s’inscrivent dans un continuum, dans un ordre social patriarcal qui traverse toute la société. Notre enquête philosophique nous amène donc au constat que la dimension collective de l’exclusion de Carmen réside dans le fait que les différents agents incarnent et perpétuent des normes sociales. Dans la prochaine section, nous verrons en quoi la perpétuation (enactement) de normes sociales peut être qualifiée d’action collective.

5. Normes de la masculinité et plan d’action

Les normes sociales sont les « règles informelles qui gouvernent les comportements au sein des groupes et des sociétés » (Bicchieri et al., Reference Bicchieri, Muldoon, Sontuoso, Zalta and Nodelman2023 ; je traduis). Elles constituent les attentes implicites auxquelles les agents doivent se conformer. Elles sont constitutivement collectives et dynamiques. Leur collectivité, au moins dans un sens minimal, va en effet de soi (il ne peut y avoir de normes sociales individuelles). Chaque agent se situe par rapport aux normes, par ses croyances et son comportement (conformiste ou déviant). Il entretient également des attentes envers les autres membres du groupe, évaluant la conformité des actions d’autrui à ces normesFootnote 9 . De plus, les normes sociales sont dynamiques : elles peuvent évoluer, se propager, ou disparaître. Une vaste littérature s’intéresse à l’émergence et à la transformation des normes sociales. Pour les besoins de ce travail, nous n’explorerons pas ces questions en profondeur. Nous dirons simplement que si les normes sociales dépassent les individus, elles s’incarnent à travers eux. En somme, elles informent autant qu’elles dépendent des actions et croyances des agents d’un groupe, d’une société.

Dans cette section, je soutiens que la théorie minimaliste de l’action collective proposée par Jules Salomone-Sehr (Reference Salomone-Sehr2023) peut éclairer la façon dont le respect et la perpétuation de certaines normes sociales constituent une action collective. Le projet théorique de Salomone-Sehr naît du constat (semblable à celui de Chant) que les théories de l’action collective fondées sur les intentions partagées sont trop restrictives et ne permettent pas de rendre compte de la multiplicité des cas d’action collective. Il est d’avis qu’il y a des cas d’action collective, c’est-à-dire des cas où il est pertinent de dire que les agents agissent ensemble, sans intention partagée. Je montre comment le cas du boys club en fournit l’illustration.

Pour Salomone-Sehr, une théorie minimaliste de l’action collective devra permettre plusieurs mécanismes d’action collective (il y a plusieurs façons dont des agents peuvent agir ensemble), mais offrira néanmoins une définition unifiée de l’action collective (c’est-à-dire que pour tous les mécanismes d’action collective, le sens d’agir ensemble est le même). De plus, afin de ne pas être trop inclusive, une théorie de l’action collective devra répondre aux désidératas suivants :

  1. 1. Les cas d’effets individuels d’actions isolées, comme celles de la pollution de la plage, ne doivent pas être compris comme des cas d’action collective.

  2. 2. Une activité partagée doit être guidée par une orientation pratique commune, qui unifie les actions individuelles des agents.

  3. 3. Si le fait que les actions individuelles sont guidées par la même orientation pratique est une pure coïncidence, il ne s’agit pas d’un cas d’action collective.

Salomone-Sehr défend alors une théorie qui répond à ces désidératas, théorie selon laquelle l’action collective est l’action coordonnée par un plan. Ainsi, pour qu’un phénomène relève de l’action collective, deux conditions (nécessaires et suffisantes) doivent être respectées : (1) les actions individuelles doivent se conformer à un plan commun et (2) on doit pouvoir expliquer la participation des différents agents en faisant référence à ce plan.

Un plan d’action décrit une séquence d’actions de la part de différents membres, orientée vers un certain but ou ensemble de buts. Salomone-Sehr (Reference Salomone-Sehr2024) le formalise ainsi : « P = < A, G, h > where A is a set of actions, G, a set of purposes (e.g. events, states of affaires, etc.), and h, a function on A that represents dependency relations between members of A »Footnote 10 . Dans le cas de Carmen, le but (G) est le maintien de la domination masculine — du patriarcat — dans le milieu professionnel. Le patriarcat est une caractéristique d’un ordre social oppressif dans lequel les individus à qui l’on a assigné le genre masculin occupent une place plus privilégiée, tandis que les individus à qui l’on a assigné le genre féminin sont relégués à des positions subalternes (Manne, Reference Manne2017 ; Haslanger, Reference Haslanger2020). Comme d’autres systèmes de domination, le patriarcat implique une division genrée du travail ainsi qu’une économie des biens sociaux (les positions de pouvoir) et moraux (comme la reconnaissance, l’admiration, l’attention). Les actions (A) des collègues de Carmen répondent à la logique patriarcale, et contribuent toutes à maintenir cet ordre dans leur milieu de travail. La fonction h, quant à elle, montre l’interdépendance des objets de l’ensemble A — pour qu’il s’agisse d’un plan d’action collective, et non d’un agrégat d’actions individuelles orientées vers un même but. Or, les normes de masculinité qui structurent les actions de A sont fondamentalement collectives — les actions des collègues sont interreliées, de sorte que si un ou plusieurs d’entre eux cessaient de se conformer au script patriarcal, les autres verraient leur participation à ce plan d’action altérée, voire empêchée, comme nous le verrons dans les paragraphes suivants.

Le plan d’action (P), c’est-à-dire le maintien de l’ordre patriarcal chez Brault-Côté, auquel répondent les collègues de Carmen s’inscrit donc dans un plan beaucoup plus large (le maintien du patriarcat à l’échelle de la société). Pour rendre cette hypothèse plausible, il faut préciser que l’existence d’un plan n’implique pas, pour Salomone-Sehr, de planificateur. En effet, certains plans d’action peuvent émerger de façon darwinienne, comme c’est le cas des modes de salutation. Ces plans types sont sélectionnés par les membres de la société qui en favorisent certains plutôt que d’autres. Comprendre précisément pourquoi et comment le patriarcat a émergé et s’est imposé au cours de l’histoire humaine dépasse de loin notre enquête, et de nombreux anthropologues et sociologues continuent de tenter d’éclaircir la question ; mais il n’est pas nécessaire d’expliquer cela pour identifier l’existence de ces normes, et leur fonctionnement comme plan d’action.

Les plans des normes de salutation figurent dans les raisons qui poussent les agents à s’y conformer : « We know that social choreography and because deviance from it is disapproved of, we both conform to it as we bump into one another in the elevator » (Salomone-Sehr, Reference Salomone-Sehr2023). Il en va de même pour les collègues de Carmen : ils agissent comme ils le font parce qu’ils savent que c’est ce que les normes sociales du genre et de la masculinité requièrent, et que la déviance sera punie. Ainsi, la deuxième condition est remplie.

La perpétuation du boys club est-elle comparable à une salutation dans un ascenseur ? Alors que la salutation est une action précise, dont les normes sont relativement bien balisées, les normes du boys club sont plus diffuses. De surcroît, le caractère social des normes ne suffit pas pour affirmer que les actions et pratiques qu’elles produisent sont collectives ; après tout, lorsque je déjeune de céréales et soupe d’une poutine plutôt que le contraire, je me conforme à des normes sociales ; mais même si mon voisin en fait autant de son côté, on ne peut pas pour autant dire que nous mangeons ensemble. Les comportements des collègues de Carmen sont certes sociaux, mais s’ils s’apparentent à des habitudes alimentaires (c’est-à-dire qu’ils relèvent de la coïncidence), une explication individuelle suffira. Toutes les pratiques sociales (Haslanger, Reference Haslanger2018) sont régulées par des normes, mais toutes ne sont pas des cas d’action collective. Or, comme nous l’avons vu, les actions des collègues de Carmen sont interdépendantes (c’est la fonction h). Mon plan de manger une poutine au réveil ne changerait rien à l’assiette de mon voisin ; aucune orientation pratique commune ne guide nos actions. En quoi consiste, plus précisément, l’orientation pratique qui guide les actions des employés de Brault-Côté ? Pour mieux voir encore se dégager le caractère collectif des normes de la masculinité, nous pouvons mobiliser à nouveau les travaux de Rivoal. L’enquête de cette dernière montre en effet que les actions des hommes qui perpétuent les normes de la masculinité au travail visent à créer et entretenir un entre-soi masculin, qui est lui-même une réponse collective à des exigences de productivité et à la crainte de l’échec. Les comportements des hommes qui ont exclu Carmen, et qui sont aussi ceux que la sociologue a relevés lors de son étude de terrain, permettent concrètement l’instauration de solidarités masculines qui sécurisent les hommes qui y participent. Elle écrit : « Face à la crainte du chômage et au souci d’avoir bonne réputation, le soutien matériel et symbolique de ses pairs est essentiel. Il consolide un entre-soi efficace en toutes circonstances (“piston” pour trouver un emploi, coup de main en cas de débordement de l’activité, prêt de voiture ou d’argent en cas de coup dur, etc.). […] Une solidarité sélective s’opère. C’est l’entre-soi masculin » (Rivoal, Reference Rivoal2021, p. 230). Or, de telles solidarités ne pourraient être tissées sans la collaboration (intentionnelle ou non) des agents ; leurs actions sont donc non seulement mues par une orientation pratique commune, mais aussi fondamentalement collectives.

Un dernier aspect, mais non le moindre, des normes de la masculinité au travail (comme dans les autres sphères de la société) vaut la peine d’être exploré : c’est le fait qu’il est, pour les agents, socialement dangereux de les transgresser. Un important débat dans la littérature sur l’action collective concerne les obligations. Pour Margaret Gilbert (Reference Gilbert1990), les participants à une activité ont l’obligation de faire leur part ; cette obligation, qui est essentielle à l’action collective, n’est pas une obligation morale, mais une obligation sui generis qui découle de l’engagement des participants dans l’activité conjointe. La théorie minimaliste de l’action collective développée par Salomone-Sehr ne considère pas de telles obligations comme étant essentielles pour identifier des cas d’action collective. Toutefois, les normes sociales relèvent elles aussi d’une normativité non morale qui fonctionne de façon analogue aux obligations de Gilbert, et qui joue un rôle essentiel dans l’opérationnalisation des normes sociales (et sous-tend donc leur rôle dans l’exécution des plans d’action).

Que se passerait-il si un des collègues de Carmen décidait de ne plus jouer le jeu du boys club ? Un tel collègue pourrait déplacer des réunions pour accommoder l’horaire de Carmen et ses obligations familiales ; la traiter comme une interlocutrice égale dans les discussions ; peut-être même interpeller et réprimander les collègues se comportant de façon particulièrement macho. Il y a fort à parier que les autres hommes ne le verraient pas d’un bon oeil. Ils le percevraient comme une sorte de traître et pourraient prendre des mesures punitives (quoique non explicites), comme l’exclure progressivement à son tour jusqu’à ce qu’il revienne dans le droit chemin. La punition de la déviance à l’égard des normes sociales est essentielle à la constitution de ces dernières. C’est d’autant plus vrai des normes liées au genre et à la masculinité, qui sont particulièrement puissantes — beaucoup plus que les normes de salutation dans un ascenseurFootnote 11 . Alors qu’une bévue dans l’ascenseur peut faire paraître l’agent fautif pour un malpoli ou un excentrique, la déviance à l’égard des normes de genre est fortement réprimée. Sans ce mécanisme, les normes n’auraient pas d’influence sur les agents (c’est-à-dire qu’elles n’auraient pas de pouvoir normatif) et les plans d’action de la domination patriarcale ne pourraient être exécutés. Dans les cas des actions collectives opérant par le biais des normes sociales, il y aura donc nécessairement une certaine forme d’obligation et, comme le souligne Salomone-Sehr (Reference Salomone-Sehr2023), les obligations peuvent structurer l’action collective. Cela ne signifie toutefois pas que les obligations soient nécessaires à toute forme d’action collectiveFootnote 12 .

Cette normativité contribue à expliquer l’aspect dynamique du boys club et, conséquemment, la coordination dont font preuve les agents. Les agents ont intérêt à respecter les normes sociales ; mais ce sont des règles implicites, contextuelles et dynamiques, qu’ils ne maîtrisent pas toujours. Pour assurer le respect de ces normes, un jeu de régulation et d’ajustement se met en place. Cette régulation entre agents consiste à approuver l’attitude des autres (en ne les rabrouant pas pour les actions considérées comme acceptables), et fait évoluer les normes au sein du groupe. Voyons comment cette régulation a pu s’opérer dans le cas de Carmen.

Quand Carmen arrive à l’entreprise, elle fait face à une hostilité modérée ; certes, ses collègues ne sont pas très inclusifs, mais elle a espoir que la situation s’arrange avec le temps et qu’elle pourra gagner la confiance de son équipe. Toutefois, petit à petit, l’hostilité qu’elle rencontre empire. Les petites pointes qu’on lui lançait au début sont maintenant des commentaires ouvertement sexistes. C’est parce qu’au fur et à mesure qu’un agent pose un acte plus hostile que les précédents, les autres acceptent cette gradation et à leur tour ajustent leur comportement, de sorte que la norme du boys club (du maintien de l’entre-soi masculin au travail) s’est trouvée transformée progressivement par les agents. Cette coordination offre un sens pertinent, et relativement fort, selon lequel les collègues de Carmen l’ont bien exclue ensemble.

Il est également important de noter que si le contexte corporatif encourage la conformité aux normes de la masculinité et cristallise l’entre-soi masculin, ce n’est pas pour autant une fatalité. Comme le signale Sally Haslanger, la normativité sociale n’empêche pas l’agentivité. Elle structure les conditions d’arrière-plan de l’action humaine, mais il est possible de la transformer, en changeant les significations sociales de certaines pratiques et en en transformant les conditions matérielles. Et si, comme je l’ai souligné, les normes de genre sont particulièrement prévalentes, il n’en découle pas moins qu’on peut raisonnablement penser que les collègues de Carmen ont accès à d’autres scripts, à d’autres pratiques. Tous les milieux sociaux ne sont pas des boys club, malgré la présence des hommes ! Le boys club n’est pas seulement quelque chose qui arrive au groupe, mais quelque chose que ses membres font.

Une dernière question se pose : qu’en est-il de Carmen elle-même ? Après tout, elle peut elle-même adhérer à certaines normes relevant de la masculinité. Peut-elle faire partie du groupe qui l’exclut ? Est-elle une agente de sa propre exclusion ? Les travaux de Rivoal montrent différentes postures de la part des femmes qui évoluent dans un milieu professionnel masculin (excluant celles qui, comme Carmen, le quittent). Certaines adhèrent aux valeurs masculines de l’entreprise :

De fait, la solidarité entre femmes est assez réduite, et rares sont les stratégies sororales adoptées malgré l’existence de certaines pratiques ou propos misogynes. Car en prenant la défense d’autres femmes, elles prendraient le risque d’être associées à une catégorie et à des stéréotypes dont elles tentent avec force de se défaire (faible, peureuse, frileuse, cul-cul, etc.). La reconnaissance des unes dépend de la stigmatisation des autres. Les femmes ayant réussi à s’imposer au travail se trouvent alors dans la position de tester les nouveaux entrants, et plus particulièrement les nouvelles arrivantes dont elles attendent une endurance comparable à la leur. (Rivoal, Reference Rivoal2021, p. 63)

Dans l’exemple qui la met en scène, Carmen n’a pas adopté les valeurs et pratiques sociales qui maintiennent le boys club, ou du moins pas assez pour se forger une place dans le groupe. Cela ne signifie pas qu’aucune femme ne puisse participer au maintien et à la normalisation du boys club — même si elle n’aura pas le même rôle ni les mêmes scripts qu’un homme.

Remarques conclusives

On pourrait s’inquiéter de ce que la théorie de Salomone-Sehr soit trop inclusive, du moins selon l’interprétation que j’en ai donnée en vertu de laquelle l’adoption coordonnée de pratiques sociales peut constituer un plan. En effet, si l’adhésion à des normes sociales revient parfois à une forme d’action collective, alors nous serons obligés d’en conclure qu’il y a beaucoup plus d’instances d’actions collectives que ne l’admettent les théories classiques de l’action intentionnelle.

Je pense que cette implication n’a rien d’indésirable, au contraire. Un des piliers de la philosophie féministe est le rejet de l’ontologie individualiste : de nombreuses philosophes féministes ont critiqué le caractère individualiste, notamment de la tradition libérale, et ont mis de l’avant le fait que les êtres humains sont avant tout des membres de collectivités. Si on se distancie de ce biais individualiste, on arrivera effectivement à donner une importance plus grande aux actions collectives. Il y a peut-être davantage d’actions collectives que l’on ne l’avait envisagé ; et peut-être même que les actions purement individuelles sont plus rares que ne l’ont historiquement pensé les philosophes. Cela n’empêche pas de garder une classe particulière pour l’action collective intentionnelle et volontaire, comme le soulignent Chant et Salomone-Sehr. Il est plausible que ce type d’action collective présente des caractéristiques distinctives.

L’analyse proposée dans cet article ne nous a pas permis d’attribuer un blâme ou une responsabilité pour l’exclusion de Carmen. Notre investigation ne se situait effectivement pas sur le plan moral. Cela étant dit, une compréhension plus fine du phénomène éclaire les avenues possibles de l’analyse morale. La question de l’agentivité et celle de la responsabilité sont distinctes, mais les attributions de responsabilité dépendront (en partie) du diagnostic sur l’agentivité collective (ou non). La réponse à la question de l’agentivité influencera la façon dont on envisage la responsabilité de certains agents : sont-ils responsables en vertu de leur action propre, ou bien complices, ou encore de « simples » témoins avec une responsabilité prospective ? Dans le cas du boys club, l’enjeu pratique est le suivant : lorsqu’un agent adopte une pratique misogyne particulièrement visible, ses collègues peuvent-ils le blâmer et se distancier (en mobilisant le discours de la pomme pourrie), s’ils sont eux-mêmes non seulement des témoins mais aussi des agents dans l’exclusion de Carmen ? En montrant que l’instauration d’un climat misogyne ne pourrait se faire sans action collective, nous avons donc fait un pas vers l’attribution d’une responsabilité collective qui appelle chacun à transformer les normes sociales. En outre, puisque la masculinité, selon Rivoal, est aussi une réponse aux attentes directoriales de productivité et d’efficacité dans un contexte corporatif, il ne suffira pas de blâmer des comportements individuels. Pour pleinement contrer l’effet boys club, il faut oeuvrer à des transformations sociales et matérielles qui enrayent les logiques conjointes du capitalisme et du patriarcat.

Dans cette perspective de transformation sociale, qui découle d’une posture critique, on voit pourquoi il est important de bien comprendre les paramètres du boys club. En effet, le fait qu’il s’agisse d’une action collective coordonnée, quoiqu’inconsciemment ou non intentionnellement, permettra de mieux réfléchir non seulement à l’attribution de blâme ou de responsabilité, mais aussi à la mise en oeuvre d’actions concrètes. Les mesures EDI (équité, diversité, inclusion) sont généralement axées sur les croyances et comportements individuels (avec des formations de sensibilisation aux biais inconscients) — et sur certains aspects structurels (comme en témoigne, par exemple, la mise en place de programmes de conciliation travail-famille). Quand on prend la mesure du caractère collectif et coordonné des mécanismes d’exclusion des femmes, on constate que ces mesures ne suffiront pas à enrayer l’effet boys club. Il faudra donc être à l’affût de stratégies plus efficaces pour promouvoir l’inclusion pleine et entière des femmes dans les milieux traditionnellement masculins.

Remerciements

Je remercie Victor Babin, Rémi Charbonneau, Grégoire René et Catherine Rioux ainsi que les deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires stimulants et pertinents sur différentes versions de ce texte.

Conflits d’intérêts

L’autrice n’en déclare aucun.

Footnotes

1 Malgré l’attention à ce phénomène spécifique, il est possible que certaines analyses s’appliquent à d’autres environnements sociaux, ou encore à des dynamiques d’exclusion reposant sur d’autres formes d’oppression (comme l’oppression raciale).

2 Ces comportements peuvent d’ailleurs causer des préjudices épistémiques, dans la mesure où ils empêchent la personne de s’exprimer et d’être entendue. Ils peuvent aussi dissuader la personne de prendre la parole, ce qui constitue une forme de silenciation (Fricker, Reference Fricker2007 ; Dotson, Reference Dotson2011 ; Dular, Reference Dular2021).

3 Il y a matière à une discussion sémantique ici. Sa prise de parole est intentionnelle au sens fort (il décide de parler), et il sait que Carmen est en train de parler (il l’entend). On pourrait donc dire, pour ne pas trop le déresponsabiliser, que l’action de couper la parole à Carmen est intentionnelle, même s’il n’en a pas formé le dessein en ces termes. On peut aussi dire que l’action de couper la parole n’est pas intentionnelle, mais due à une maladresse ou une négligence, ce qui permet également de ne pas le dédouaner.

4 Ici, il pourrait être naturel de se tourner vers le concept de microagression. En effet, plusieurs des comportements des collègues entrent probablement dans cette catégorie. Toutefois, comme le montrent Emma McClure et Regina Rini (Reference McClure and Rini2020), le concept de microagression demande à être mieux défini. Doit-on définir la microagression selon une disposition mentale (raciste ou sexiste, consciente ou inconsciente) de la personne qui la commet, ou selon la réception de celle qui en est victime ? Plus encore, le fait de définir certains comportements comme des microagressions ne nous dit rien sur la question qui nous intéresse, c’est-à-dire celle d’une agentivité collective (ou non) dans le cas du boys club. Pour ces deux raisons, je ne retiendrai pas le vocabulaire des microagressions dans cet article.

5 Il est intéressant de remarquer que la reconnaissance dans l’espace public français du « harcèlement de rue » fait appel à cette compréhension d’effet collectif cumulé. Si, historiquement, la mention de « harcèlement » devait qualifier des actions répétées de la part d’un agent, la reconnaissance du harcèlement de rue opère un changement en cela que la répétition jugée pertinente est celle vécue par la victime. Autrement dit, le fait que les femmes reçoivent sans relâche des sollicitations sexuelles ou commentaires objectifiants lorsqu’elles sortent dans les lieux publics suffit pour parler de harcèlement ; on pourrait donc qualifier un homme de « harceleur » même s’il n’agissait qu’une seule fois… Plus encore, selon ce mouvement théorique, il pourrait être un harceleur en n’ayant commis qu’un geste isolément banal ou inoffensif, comme un compliment.

6 À noter que cette possibilité est compatible avec notre postulat selon lequel il n’y a pas d’action intentionnelle collective (l’existence de l’intention partagée par tout le groupe d’exclure Carmen est niée, mais cela ne ferme pas la porte à la possibilité de l’intention individuelle de rendre Carmen mal à l’aise).

7 Suivant Sally Haslanger (Reference Haslanger2020), je me distancie ici d’un individualisme méthodologique qui réduirait le social à des actions individuelles.

8 Cet argument fait écho à la célèbre phrase d’Angela Davis : « Dans une société raciste, il ne suffit pas d’être non-raciste, nous devons être antiracistes. ».

9 L’argument repose sur une caractérisation volontairement large des normes et pratiques sociales, afin de permettre plusieurs formulations suivant les inclinations théoriques de chacun. Sur les scripts, normes, processus et pratiques sociales, voir notamment : Bicchieri, Reference Bicchieri2005, Reference Bicchieri2017 ; Eickers, Reference Eickers2023, Reference Eickers2024 ; Witt, Reference Witt2023 ; Haslanger, Reference Haslanger2018 ; Valentini, Reference Valentini2024.

10 On peut se demander pourquoi Salomone-Sehr inclut h dans la formalisation de P, alors qu’il s’agit d’une fonction sur les membres de A. Il aurait pu être plus clair de dire que P = <A, G>, A étant un ensemble d’actions dont les membres présentent des relations de dépendance. Toutefois, comme il l’indique lui-même, la formalisation, si elle pourrait être raffinée, ne change pas le cœur de l’argument.

11 Voir, par exemple, Bonnie Mann (Reference Mann2014), Charlotte Witt (Reference Witt2011) et Kate Manne (Reference Manne2017) qui estiment (quoique leurs thèses diffèrent) que le genre joue un rôle structurant fondamental (lié notamment à l’identité individuelle et/ou collective).

12 Je n’affirme pas que la conformité aux normes sociales relève d’obligations, et encore moins qu’il s’agit du type d’obligations que Gilbert considère comme nécessaire à l’action collective. Il s’agit plutôt de montrer le rôle que joue la normativité sociale dans la conformité d’agents à des scripts sociaux.

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