Le vêtement est central dans la construction de l’image en politiqueFootnote 1 . Il est un symbole d’appartenance socioculturel, un facteur de distinction et un vecteur de socialisation politique à partir duquel se négocie l’identification des entrepreneurs politiques. C’est le cas par exemple d’Edith Kahbang WallaFootnote 2 qui se distingue dans le champ politique camerounais par ses grands foulards. Cette quête de singularité par le vêtement peut également être observée sur sa plateforme « Stand-up for Cameroon ». Dans son appel pour la transition politique au Cameroun, elle fait le choix de vêtements noirs comme symbole de contestation politique.
Si le champ de la contestation politique est symbolisé par une singularité vestimentaire (Boidy, Reference Boidy2021), il en est de même pour celui de la conquête du pouvoir. Cette incursion de la symbolique vestimentaire dans la conquête du pouvoir se donne à voir lors des premières élections pluralistes organisées au Cameroun après la période de libéralisation du champ politique. En effet, lors de la campagne électorale pour l’élection présidentielle du 11 octobre 1992, Ni John Fru Ndi, alors leader du parti d’opposition Social Democratic Front, associe son image vestimentaire au combat politique qu’il incarne. Autour du slogan « power to the people », il apparaît régulièrement vêtu d’un boubou blanc sans manches qui lui permet, le poing levé, de montrer ses muscles. Au cours de cette même période électorale, Paul Biya, président sortant, se présente vêtu d’un costume bleu. Par la suite, ses apparitions régulières en costume bleu ont permis l’assignation d’un ton de celui-ci à son nom : « le bleu Biya » ou « bleu présidentielFootnote 3 ». Cette constante vestimentaire fait qu’il est considéré, dans le récit populaire camerounais, comme un « chaud garsFootnote 4 ». Malgré cette présence continue dans les conversations politiques, le vêtement reste encore peu appréhendé par rapport à son rôle sur le comportement électoral.
Selon Abou Ndiaye (Reference Ndiaye2014 : 20), les vêtements correspondent à l’ensemble de l’habillement porté par l’individu afin de couvrir et parer son corps. Il correspond aussi à un « système de valeurs et de représentations sociales » qui gouverne les frontières entre le corps visible dénudé et le corps couvert (Carrié, Reference Carrié2004). Il opère symboliquement et matériellement dans le champ de la compétition politique comme un média. Il se donne à voir enfin comme un marqueur de la décence, une incorporation des interdits et, surtout, comme le respect de la culture des apparences (Roche, Reference Roche2007). Dès lors, la littérature qui traite des questions liées au vêtement envisage ce dernier à partir de trois fonctions : la protection, la pudeur et la parure (Deslandres, Reference Deslandres2002). Selon Roland Barthes (Reference Barthes1964 : 113), une autre fonction, à savoir la fonction de signification, donne à la parure dans le champ politique la qualité de révélateur d’une part d’information sur soi. Elle permet ainsi d’inscrire l’analyse du vêtement dans le cadre du materiality turn Footnote 5 et de le penser comme un médiateur politique symbolique.
Sous certains aspects, le vêtement définit un système d’appartenance qui établit les circonscriptions de l’altérité sur de multiples plans (culturel, social, économique et politique) et, « parce qu’il se fait l’interprète le plus direct du corps, caractérise au premier coup d’œil l’idéologie affichée du corps politique » (Guindon, Reference Guindon1997 : 34, 61). D’autres travaux de recherche se saisissent du vêtement en tant que signe idéologique ou politique (Hendrickson, Reference Hendrickson1996 ; Tarlo, Reference Tarlo1996). Cette perspective est discutée par Emma Tarlo (Reference Tarlo1996), qui s’intéresse à la manière dont les groupes utilisent le vêtement dans l’affirmation de leur pouvoir, la contestation de l’autorité, la définition ou la dissimulation de leur identité, afin de susciter ou d’entraver un changement social à différents niveaux de la société indienne. Elle résonne avec les différents travaux qui questionnent la mode et sa critique postcoloniale (Gaugele & Titton, Reference Gaugele and Titton2019) et la circulation de la mode africaine (Rabine, Reference Rabine2002).
Dans un contexte politique de libéralisation et de démultiplication de l’offre de représentation politique (Sindjoun, Reference Sindjoun1994), la diversification vestimentaire en période de campagne électorale offre un prétexte pour analyser le recours aux mécanismes de séduction afin de rallier l’électorat (Delporte, Reference Delporte2011). En révélant le corps dans une attitude rituelle de séduction qu’impose une campagne électorale (Boëtsch & Guilhem, Reference Boëtsch and Guilhem2005), le vêtement se présente comme un outil de séduction dans le champ politique. Il s’agit de rendre compte de son usage comme médiateur symbolique entre une offre politique personnifiée par le candidat et une demande politique figurée par les électeurs dans ce rituel d’échange politique (Picard, Reference Picard1996 : 240).
Cette contribution rend compte des usages politiques du vêtement, dans le contexte de l’élection présidentielle du 7 octobre 2018, en se focalisant sur trois des neuf candidats à cette échéance électorale, à savoir Paul BiyaFootnote 6 , Maurice KamtoFootnote 7 et Cabral Libi’iFootnote 8 . Ils ont su, à travers leurs partisans, animer la scène politique avant la campagne. Leur prépondérance politique a ensuite été confirmée par leurs scores respectifs à l’issue de cette élection. Paul Biya la remportera, suivi de Maurice Kamto puis de Cabral Libi’i.
La politique symbolique que nous entreprenons de questionner repose sur l’étude des dispositifs sensibles forgés par ces acteurs politiques en campagne. Il s’agit de rendre compte de l’instrumentalisation du lien social d’un groupe en l’agrégeant autour des signes symboliques vestimentaires des acteurs politiques en compétition électorale. Nous partons du postulat que ces acteurs politiques aux expériences contrastées reconnaissent à l’apparence une place capitale dans le champ politiqueFootnote 9 . Cette fixation de l’objet d’étude vise à repenser la pratique des processus politiques en contexte africain en centrant le regard sur la symbolique de la vêture des hommes politiques en campagne électorale.
Cette démarche, qui s’inscrit dans les manières de faire la politique, se rapproche de la notion de professionnalisation politique (Demazière & Le Saout, Reference Demazière and Le Saout2021). En privilégiant la professionnalisation politique comme savoir-faire, cet article se saisit de la symbolique de la vêture des hommes politiques en campagne électorale comme point d’entrée pour rendre compte des mécanismes d’attractivité et de séduction de l’offre politique. Cette séduction par l’esthétique vestimentaire fait écho à l’activité discursive des acteurs politiques à partir de la catégorie de prise de parole (Boëtsch & Guilhem, Reference Boëtsch and Guilhem2005). Elle s’insère dans le cadre de l’analyse du fonctionnement politique des sociétés africaines par le questionnement du rapport esthétique que les candidats entretiennent avec l’électorat. La séduction est envisagée comme un mode spécifique de communication qui construit à la fois l’acte de parole et l’attitude vestimentaire pris dans le sens d’un usage particulier du corps (Boëtsch & Guilhem, Reference Boëtsch and Guilhem2005 : 181). Loin de constituer une relation émotionnelle et cognitive (Canto-Sperber, Reference Canto-Sperber2001), la séduction s’offre à la compréhension comme une communication verbale ou non verbale, intentionnelle et consciente tel que le conçoivent Boëtsch et Guilhem (Reference Boëtsch and Guilhem2005 : 181).
De ce fait, par la prise en compte des travaux en sociologie électorale qui insistent sur des considérations alimentaires (Socpa, Reference Socpa2000), conjoncturelles et clientélistes (Nguegang, Reference Nguegang2015), peut-on relativiser les considérations liées à la tenue vestimentaire ? En d’autres termes, que peut-on apprendre de l’usage du vêtement dans la détermination du comportement électoral au Cameroun ? Cette problématique nous amène à la formulation de l’hypothèse de la séduction symbolique comme modalité de captation des votes. En fait, la fixation continue du regard de la science politique africaniste sur la catégorie ethnique (Akono Evang, Reference Evang and Paulin2014) comme catégorie explicative du comportement électoral, nourri par le prisme déformant de l’ethnocentrisme partisan (Elischer, Reference Elischer2013) et du vote ethnique, éclipse d’autres manifestations pouvant expliquer l’orientation du vote. Dans ce cadre, la tenue vestimentaire est envisagée au-delà de la production de la frontière sociale. Elle désinscrit le candidat à l’élection comme membre d’un périmètre ethnique, en déplaçant ses bornes identitaires dans un contexte où la communauté pèse sur le choix électoral (Menthong, Reference Menthong1998).
Cette étude repose sur des données issues de la combinaison de plusieurs techniques de collecte. Nous avons ainsi eu recours à l’observation participante en assistant aux deux meetings organisés à Yaoundé par les candidats Maurice Kamto et Cabral Libi’i. Cette observation participante a été complétée par l’analyse des vidéos des meetings des candidats dans diverses villes camerounaisesFootnote 10 . D’autres documents iconographiques, comme les affiches de campagne de ces candidats, ont contribué à la constitution du matériau de cette recherche. Il s’agit de 15 affiches de campagne reparties ainsi : 5 de Cabral Libi’i, 7 de Maurice Kamto et 3 de Paul Biya. Ces affiches sont de deux types : matérielles et numériquesFootnote 11 . Les affiches matérielles sont placées sur des panneaux publicitaires et plusieurs autres supports (voitures, maisons, murs de barrières). Les affiches numériques quant à elles sont celles qui circulent sur les réseaux sociaux et les plateformes numériques. Il convient par ailleurs de noter que les affiches matérielles connaissent aussi une circulation numérique. Enfin, des entretiens semi-directifs (17), tant avec Cabral Libi’i qu’avec des électeurs, sont venus s’ajouter aux données de l’observation.
Pour décrypter cet usage symbolique du vêtement, il nous a semblé nécessaire de mettre d’abord en évidence les pratiques vestimentaires mobilisées par les candidats. Celles-ci combinent le style aux couleurs des vêtements. Enfin, nous avons envisagé le « vêtement comme un langage » (Kasriel, Reference Kasriel, Gadant and Kasriel1990) auquel recourent les candidats pour négocier les voix d’un électorat diversifié.
Les pratiques vestimentaires de la campagne électorale
Cérémonial de conquête de suffrages, la campagne électorale offre une opportunité de rencontre entre les candidats et l’électorat à travers des matérialités électorales, à l’instar du vêtement des candidats en campagne. La prise de parole des hommes politiques camerounais offre ainsi la possibilité d’observer le style vestimentaire de leur entreprise de conquête des suffrages et de rendre compte des enjeux travaillant les choix de cette vêture électorale.
Le style vestimentaire en temps d’élections
La parole politique lors de la campagne électorale impose au corps parlant un style vestimentaire reconnaissable par les destinataires du message. Ce style s’accorde avec les représentations de la mode en vigueur dans la société camerounaise. Le costume occidental et le boubou africain constituent les principales parures vestimentaires de la campagne.
Le costume s’impose comme le modèle dominant de la présentation de soi dans la mise en scène de la prise de parole par les hommes politiques au Cameroun. Héritage de la colonisation, le costume est le symbole de la réussite sociale (Oyono, Reference Oyono2014 : 70–73). Le costume, c’est-à-dire l’ensemble constitué de la veste, du pantalon, de la chemise et d’une cravateFootnote 12 , a acquis une assignation identitaire nobiliaire établissant les hiérarchies ethniques, sociales et de genre. Cette prégnance du costume doit beaucoup à son usage au sein de l’administration coloniale et dans certaines chefferies traditionnelles. Si l’administration en fait un code vestimentaire stable de l’autorité, ce sont les chefs traditionnels de la partie méridionale du Cameroun qui en font un marqueur de l’intériorisation des stéréotypes coloniaux de la convenanceFootnote 13 . C’est ainsi que le costume, devenu la tenue privilégiée de l’administration, se transforme en symbole du pouvoir. Comme le souligne Gallimore Rangira (2001), « pendant la période coloniale, le port de vêtement occidental par un Noir témoignait d’un souci conscient et volontaire d’appartenance à la classe supérieure ». Plus encore, une observation minutieuse des rapports entre les villes de Douala et de Yaoundé montre que ce vêtement est aussi porteur d’identité. On appellera « gens de Yaoundé », siège des institutions et du pouvoir politique, ceux qui aiment s’habiller en costume. Travaillé ainsi par sa représentation sociale, le costume s’impose comme le vêtement par excellence de la prise de parole en période de campagne électorale par les candidats. Deux éléments de cette tenue, la chemise et la veste, retiennent particulièrement notre attention.
Élément indispensable du costume, la chemise à boutons contemporaine se décline sous différents coupes, tissages, couleurs, motifs, cols et poignets. Elle a été le symbole politique tant des garibaldiens, qui la portaient de couleur écarlate pour manifester leurs idées politiques d’un simple regard, que des Thaïlandais, qui s’affirment avec des tons de couleurs de chemises allant des rouges contestataires aux jaunes loyalistes (Jimarkon & Watson Todd, Reference Jimarkon and Watson Todd2013). Au Cameroun, le port de la chemise révèle une certaine uniformité des préférences chez les hommes politiques. On observe ainsi que la chemise est de couleur blanche avec un col écarté (italien généralement ou britannique chez Paul Biya) avec des poignets à manchette mousquetaire. Cette régularité est repérable chez Cabral Libi’i lors de ses meetings à Douala et à Dschang. Il en est de même chez Maurice Kamto, comme on peut le constater sur certaines de ses affiches de campagne, à l’instar de son affiche numérique des programmes des meetings.
La veste de costume quant à elle se présente comme la partie d’un ensemble auquel appartient le pantalon. Les hommes politiques camerounais la portent généralement en boutonnage simple. Sur neuf affiches de campagne sur les quinze étudiées, comme lors des meetings où ils apparaissent en costume, la veste à deux boutons a la préférence des hommes politiques camerounais. Paul Biya, par exemple, lors de son meeting du 29 septembre 2018 à Maroua, est vêtu d’une veste à boutonnage droite à deux boutons. Cabral Libi’i et Maurice Kamto présentent quant à eux une identité vestimentaire fluide en matière de veste durant cette campagne, variant entre boutonnage droit et boutonnage croisé, encore appelé veste double-poitrine. Sur ses affiches de campagne destinées à la collecte des fonds comme sur celles numériques annonçant son meeting du 17 septembre 2018 à Yaoundé, Maurice Kamto arbore une veste droite à deux boutons (voir Photo 1). Cabral Libi’i apparaît aussi très souvent vêtu d’une veste droite, comme sur l’affiche de campagne portant le slogan « let’s choose our future » (voir Photo 2).
Ces apparitions iconographiques sont matérialisées par une vêture similaire lors des meetings. À MatombFootnote 14 , le 27 septembre 2018, Cabral Libi’i tient son meeting vêtu d’un costume droit de deux boutons sur une chemise blanche sans cravate. Cependant, il porte une veste croisée sur l’affiche faisant part de sa candidature à l’élection présidentielle pour le compte du Mouvement pour la renaissance du Cameroun. Le succès du costume auprès des hommes politiques camerounais traduit une inscription dans les valeurs sociales complexes que véhicule ce vêtement. Au-delà de sa signification sociale comme révélateur d’un pouvoir affirmé ou présumé, le costume est aussi le vêtement de l’administration. Son usage constant par les acteurs politiques est à la fois le marqueur d’une occidentalisation continue de la vie politique au Cameroun et d’une inscription dans les signes de « communes appartenances collectives » (Ndiaye, Reference Ndiaye2014 : 9).
À côté du costume, l’expression vestimentaire de la prise de parole par les hommes politiques en campagne électorale se traduit par le port de styles vestimentaires variés. On observe ainsi lors des meetings une diversification des vêtements en fonction des contextes sociaux et culturels. Au-delà du costume, le boubou et la gandoura sont régulièrement portés et connaissent une assignation identitaire liée à leur rapport étroit avec la géographique des religions au Cameroun (Lasseur, Reference Lasseur2016). La gandoura désigne en contexte camerounais un vêtement masculin de trois pièces fait en bazin ou en toyobo et ayant comme décorations des broderies riches et sophistiquées. Il véhicule l’idée de l’appartenance à un statut social élevé et les hommes politiques l’arborent souvent comme le signe d’un statut prestigieux (Barou, Reference Barou2015 : 95). Ces broderies sont faites soit à la main, soit à la machine. Il s’agit d’un ensemble composé d’un haut appelé jumpa, d’un pantalon soutenu au niveau de la taille par une corde et d’une longue tunique flottante sans manches pouvant dépasser les 250 cm de largeur. Coiffée d’une chéchia rouge, cette tenue est portée par le candidat Cabral Libi’i lors de ces meetings à Maroua et à Mokolo. Le candidat Maurice Kamto en fait la tenue de son affiche de campagne « ensemble c’est possible » (voir Photo 3). Le boubou, quant à lui, est constitué d’un ensemble de deux pièces, dont celle du haut arrive tantôt à mi-cuisse tantôt à mi-jambe avec un col plat brodé du haut vers le nombril et parfois sur les poignets. C’est le vêtement des meetings de Cabral Libi’i (voir Photo 4) et de Maurice Kamto respectivement à Maroua et à Ngaoundéré.
Sur le plan symbolique, son port traduit une inscription de l’homme politique dans les valeurs traditionnelles africaines. Seulement, la « gandoura » a une forte connotation religieuse. En effet, assimilée à la culture vestimentaire d’une partie de la population du Nord-Cameroun, la gandoura apparaît dans les perceptions camerounaises comme le vêtement des musulmans. Elle est donc associée dans les représentations à l’islam, opérant ainsi un amalgame dans cette identité vestimentaire. Cet amalgame est le résultat d’une perception uniformisée des populations animistes, chrétiennes et musulmanes du Nord-Cameroun autour de cet attribut vestimentaire.
Cette perception travaille les représentations collectives et contribue à une identification rapide de l’autre comme un des nôtres à travers ce référentiel de l’esthétique corporelle. Elle est amplifiée par le « phénomène d’imitation du chef » (Bazanquisa, Reference Bazanquisa1992). En effet, Ahmadou Ahidjo, premier président de la République du Cameroun, a contribué par sa mise vestimentaire à consolider la représentation « nordiste » (Mouiche, Reference Mouiche2000 : 53) de la « gandoura ». Sa photo officielle est un des marqueurs symboliques de cette appartenance. Il est toutefois important de relativiser ce « phénomène d’imitation du chef ». Paul Biya, principal collaborateur du Président Ahidjo et son successeur constitutionnel, est resté fidèle à son identité vestimentaire publiqueFootnote 15 pro-occidentale dominée par le costume droit à deux boutons. Cette fidélité fait de l’identité vestimentaire une modalité d’expression de sa personnalité. Contrairement à Paul Biya, Cabral Libi’i et Maurice Kamto s’offrent une certainement liberté vestimentaire. Ils se vêtent de « gandoura » sous toutes ses formes lors de leur prise de parole. Lors de son meeting du 4 octobre 2018 à Maroua durant la campagne présidentielle, Maurice Kamto est vêtu d’un boubou marron et coiffé d’une chéchia de la même couleur. Cabral Libi’i en a fait un de ses éléments vestimentaires d’identification. Ses affiches tout comme ses prises de parole télévisées durant cette campagne sont construites autour de ce style vestimentaireFootnote 16 .
À l’analyse, la tenue de la prise de parole chez les hommes politiques camerounais montre une ligne de démarcation vestimentaire entre le tenant du et les postulants au pouvoir. Elle révèle chez le premier une fidélité vestimentaire qui ne s’encombre pas des publics, des espaces et des circonstances. Alors que, chez les seconds, elle met en exergue une variabilité de l’apparence vestimentaire qui trahit une quête de reconnaissance par divers publics, selon les espaces et au gré des circonstances. Au-delà de l’affirmation d’un « accomplissement de soi », il s’agit de se démarquer significativement d’un style dit « bureaucrate » qui est considéré, dans l’imaginaire populaire, comme élitiste. Ainsi, devant un public cosmopolite, les hommes politiques postulant au pouvoir font preuve d’une liberté vestimentaire symbolisée par le costume. Cependant, une prise de parole à destination d’un public ethnique est accompagnée d’un mimétisme vestimentaire. De ce fait, la gandoura et le boubou, ayant une forte assignation identitaire, contrastent avec la neutralité du costume.
Toutefois, la mise en apparence vestimentaire des hommes politiques présente un troisième style : la décontraction. Elle se traduit par l’usage de vêtements politiques non conventionnels, à l’instar des polos et des maillots de football de Maurice Kamto. En effet, ce candidat traduit sa métaphore de « tireur de penalty » dans sa mise vestimentaire lors de ces meetings de Douala et de Yaoundé (voir Photo 5). À Douala, il opte pour le maillot de l’équipe nationale de football du Cameroun, les Lions indomptables, tandis qu’à Yaoundé il choisit un maillot anonyme dont la force symbolique tient à sa couleur rouge. Si le recours au maillot de football peut rappeler que la politique est aussi un jeu, la mobilisation de ce symbole sportif peut être analysée comme la volonté de conquérir l’électorat jeune. Par ailleurs, le style vestimentaire en période de campagne électorale s’accompagne d’une charte chromatique tout aussi élaborée.
La palette chromatique des vêtements de la campagne électorale
Les éléments de vêtements de la campagne électorale présentent, chez les hommes politiques, une variété de textiles, d’ornements et, surtout, de couleurs. Comme évoqué précédemment, les parties les plus observées chez les politiciens sont la veste, le pantalon, la chemise et la cravate. Si peu d’informations circulent sur l’origine des vêtements (à savoir couturiers ou prêt-à-porter), il est tout aussi difficile de rendre compte de la qualité de la matière à l’origine des tissus de ces vêtements. Les couleurs varient pour les costumes entre le bleu dans ses différentes nuances et le noir. Paul Biya en a fait un élément de son identité vestimentaire. Sur les affiches produites pour cette campagne, il arbore une veste royale (voir Photo 6). Maurice Kamto apparaît vêtu dans les nuances sombres du bleu, à l’instar du bleu nuit. Cabral Libi’i s’illustre par une mise vestimentaire dominée par le bleu marine.
Ce recours au costume bleu chez les hommes politiques camerounais peut aisément trouver une explication dans sa construction comme « couleur symbolique de la dignité royale » (Pastoureau, Reference Pastoureau2000 : 59). Cet héritage symbolique coïncide avec son apparition comme couleur la plus présente sur les supports de campagne en 2018 au Cameroun, surtout chez les candidats Paul Biya et Cabral Libi’i. Au cours de cette campagne, chaque candidat a utilisé cette couleur au moins une fois. Sur les trois affiches retenues pour cette étude, le candidat Biya est vêtu uniquement de bleu. C’est d’ailleurs la principale couleur qu’il utilise pour ses affiches de campagne. Cabral Libi’i a recours au costume bleu sur quatre des cinq affiches identifiées. Au-delà de son histoire, le bleu (toutes nuances confondues) est, depuis plusieurs décennies, la couleur vestimentaire la plus portée (Pastoureau, Reference Pastoureau2000 : 113). Ce succès peut expliquer le choix de cette couleur dans un espace politique où certains candidats déclarent une préférence particulière pour cette couleur (entretien avec Cabral Libi’i, Yaoundé, 12 avril 2021).
Si le costume connaît une constance chromatique lors de la prise de parole, un autre élément de vêtements présente la même constance : la chemise, presque toujours de couleur blanche. Paul Biya, lors de son meeting et sur ses affiches, ne porte que des chemises blanches car elles autorisent une liberté dans le choix de la cravate. On peut ainsi remarquer que la couleur des cravates varie plus que la couleur des costumes. L’observation des accessoires de vêtement met en exergue plusieurs couleurs qui vont de l’harmonie avec le costume au contraste frappant. On a ainsi les cravates de couleurs bleue, grise ou rouge. Cabral Libi’i apparaît deux fois avec des cravates rouges sur deux affiches différentes. Tandis que Maurice Kamto opte trois fois pour la couleur grise pour sa cravate. Paul Biya fait quant à lui le choix d’une cravate rouge pour son affiche et d’une cravate bleu nuit, en harmonie avec son costume, pour son meeting de campagne de Maroua.
La gandoura et le boubou arborent également une diversité chromatique lors des différentes prises de parole. Cabral Libi’i, pour ses meetings de cette campagne, a recours au boubou marron sable à Ngaoundéré et à une gandoura bleue à Maroua et à Mokolo. De manière plus que symbolique, alors que le débat interne est favorable au costume pour la ville de Yaoundé, le candidat et une partie de son équipe optent pour le boubou jaune et la chéchia rouge pour son meeting de clôture sur l’esplanade du Stade omnisports. À ce moment important de la campagne, ce vêtement actualise les imaginaires du retour du boubou au palais de l’unitéFootnote 17 (entretien avec Felix Nyeck, Yaoundé, 18 mars 2022). Le jaune symbolise au Cameroun la partie sahélienne, le soleil source du bonheur de la nation. Le rouge de la chéchia, quant à lui, rappelle à la fois le président Ahmadou Ahidjo et le sang des martyrs. La combinaison de ces deux couleurs s’inscrit dans le cadre d’un usage politique des symboles de l’État et de la mémoire collective. Le choix de ces couleurs, le dernier jour de la campagne, est une dernière tentative de séduction de l’électorat du septentrion et une présentation de soi en tant que candidat de l’espoir et de la réconciliation (entretien avec Felix Nyeck, Yaoundé 18 mars 2022).
Par ailleurs, le choix du marron sable pour le boubou et la gandoura des affiches et des meetings de ce candidat présentent aussi une forte charge symbolique. En effet, l’apparition en boubou marron sable sur son affiche de profession de foi intitulée « mon projet pour le Cameroun » a été suggérée par Malpetel, membre de son équipe de campagne originaire du Nord-Cameroun (entretien avec Cabral Libi’i, Yaoundé, 12 avril 2021). Outre son élégance, cette couleur associée à cette tenue « renvoie au Sahel et vise, pour notre équipe, à susciter le choix des électeurs de cette partie du Cameroun où qu’ils se trouvent » (Ibid.). Cette symbolique est aussi détectable dans le choix que fait Maurice Kamto pour son affiche de campagne ayant le slogan « ensemble c’est possible » (voir Photo 4). Celle-ci contraste avec la combinaison des couleurs blanche et bleue sur l’affiche « Maurice Kamto 18, c’est le moment » (voir Photo 7).
Le vêtement en tant que discours de la campagne électorale
Selon Pousson (Reference Pousson2015), le vêtement est un marqueur social, un moyen de communication et, surtout, un révélateur de l’identité du porteur. C’est un moyen de rapprochement et d’intégration à travers lequel l’on se reconnaît et l’on se présente dans son assignation ethnique. Lorsqu’il est associé à la prise de parole, le vêtement devient ainsi lui-même une parole. Il s’inscrit dans une combinaison discursive qui peut être analysée comme une conquête de l’espace politique. Ainsi, le discours du vêtement des hommes politiques camerounais en campagne doit être appréhendé comme un discours territorialement enraciné et temporellement dépendant.
Le discours du vêtement comme discours circonstanciel de lieu
L’analyse du discours du vêtement comme discours circonstanciel de lieu inscrit l’apparence vestimentaire des hommes politiques dans le cadre d’une approche stratégique de l’identité ethnique. En tant que tel, l’habillement de certains candidats tend à s’ajuster à la territorialité vestimentaire de son lieu d’énonciation. La campagne électorale d’octobre 2018 au Cameroun a révélé un contraste entre l’approche vestimentaire du candidat Paul Biya, président de la République sortant, et celles les candidats de l’opposition Maurice Kamto et Cabral Libi’i. Le fait saillant est l’adaptation territoriale des vêtements des candidats de l’opposition.
S’habiller pour la campagne au Nord-Cameroun
Le Nord-Cameroun était, avant le décret n°83/390 du 22 août 1983 portant création des nouvelles provinces en République unie du Cameroun, circonscrit à une seule province. Durant ces années d’unicité administrative, cette partie du Cameroun a su développer un discours identitaire de regroupement (Chétima, Reference Chétima2018). Les multiples clivages (religieux, ethniques et politiques) que l’on peut observer dans cette région (Fendjoungue, Reference Fendjoungue2006 ; Mouiche, Reference Mouiche2000 ; Bigombe Logo, Reference Bigombe Logo and Sindjoun1999) contrastent cependant avec une unité vestimentaire forte. Cette unité vestimentaire crée pour les autres une confusion, et même un imaginaire faisant supputer une fusion identitaire. Chrétiens, animistes et musulmans arborent indistinctement le boubou et la gandoura, au point de provoquer dans les imaginaires populaires une illusion d’homogénéité groupale. Ce vêtement compacte les imaginaires identitaires, et cela d’autant plus que c’est vêtu de ce boubou que les hommes politiques de cette région portent et dénoncent les revendications contre les inégalités dont sont victimes leurs populations. Le boubou et la gandoura deviennent les symboles de l’expression de la fédération des attentes politiques.
Cette forte identité s’exprime davantage du fait de la réputation de bassin électoral décisif vendue par les entrepreneurs identitaires nordistes (Schilder, Reference Schilder1991 :116) et actualisée par la convoitise des suffrages de tous les hommes politiques candidats aux élections présidentielles. Sur le plan démographique, le Nord-Cameroun représente 22,6 % de la population du pays lors du dernier recensement général de la population et de l’habitat de 2005Footnote 18 . Sur le plan politique et selon le rapport d’ElecamFootnote 19 , après la convocation du corps électoral le 9 juillet 2018, il représente pour cette élection présidentielle un total cumulé de 2 241 426 sur les 6 600 192 électeurs inscrits, soit 33,96 % des inscrits. Au regard de son potentiel électoral, « on ne va pas au Nord comme on va ailleurs », souligne Cabral Libi’i (entretien, Yaoundé, 12 avril 2021). La sensibilité de cette espace géopolitique interne, influencée par les conflits communautaires et politiques qui révèlent son hétérogénéité, peut expliquer le fait qu’il soit le seul à avoir connu le passage de ces trois candidats. L’Extrême-Nord (qui compte 1 135 942 inscrits) a été la seule région dans laquelle le candidat Paul Biya a tenu un meeting de campagne en 2018, renforçant le caractère singulier de cet espace.
Les candidats de l’opposition que sont Cabral Libi’i et Maurice Kamto ont également tendance à prendre en compte le lieu par le biais de leur apparence vestimentaire au cours de cette campagne électorale de 2018. À Ngaoundéré, Cabral Libi’i opte pour un boubou de deux pièces en toyobo marron. Il choisit la gandoura trois-pièces durant le reste de sa campagne dans la partie septentrionale. Au-delà de la ressemblance vestimentaire traduisant la proximité communautaire, l’élément politique symbolique qui fait de son vêtement un discours situé est la chéchia rouge dont il se couvre la tête à chaque meeting. La chéchia rouge est le signe de l’image vestimentaire du premier président du Cameroun Ahmadou Ahidjo (Delaporte, Reference Delaporte1980). Originaire du Nord-Cameroun, la mémoire et le souvenir de cet homme politique travaillent la nostalgie politique de cette partie du pays. En se couvrant la tête de cette chéchia, au-delà de la ressemblance, il affiche sa reconnaissance et rend hommage à l’homme politique (entretien avec Cabral Libi’i, Yaoundé, 12 avril 2021) en adoptant celle-ci comme un vestèmeFootnote 20 significatif.
Son recours symbolique au président Ahidjo est amplifié par l’image mnémonique de son pèlerinage sur la tombe du défunt président à Dakar au Sénégal vêtu d’un boubou blanc, signe de deuil chez les musulmans. Par conséquent, cette vêture identitaire est, chez Cabral Libi’i, le produit d’une intelligence stratégique. Selon ce candidat, « quand tu vas chez les gens qui portent le boubou, ne vient pas en costume trois-pièces » (Ibid.). Ce style vestimentaire semble avoir produit des effets auprès de l’électorat : « Je vous raconte une petite anecdote. Quand il est arrivé à Maroua, on était au niveau de la tribune portant ce chapeau [la chéchia], j’ai entendu des papas qui disaient : “Mais c’est l’enfant d’Ahidjo. C’est Ahidjo qui est revenu.” » (Entretien avec Fréderick Beya, Maroua, 11 mars 2022).
Maurice Kamto convoque le même langage vestimentaire identitaire lors de son meeting à Maroua le 4 octobre 2018. Il est vêtu d’un boubou marron et coiffé d’une chéchia de la même couleur. Mise en dialogue avec l’histoire politique du Cameroun, la vêture de campagne qu’il adopte dans cette partie du pays ne présente cependant aucun vestème. Maurice Kamto, contrairement à Cabral Libi’i, n’affecte pas au vêtement qu’il arbore au Nord-Cameroun un statut politique symbolique. Il procède à une communication par le vêtement reposant sur l’idée de ressemblance adossée au projet de devenir l’intermédiaire de ce groupe.
En arrivant dans le Nord-Cameroun, ces candidats adoptent symboliquement une identité ethnique conjoncturelle. Ils opèrent un effacement de la frontière du corps physique en faveur de l’érection d’un corps symbolique : le corps vêtu de la ressemblance (Fleurdorge, Reference Fleurdorge and Pousson2015). En adoptant la tenue vestimentaire du territoire d’expression, ces deux candidats se lient aux groupes autochtones à travers la création d’une appartenance contextuelle. Le vêtement de campagne électorale, produit d’une conscience du lieu, s’affirme donc comme une « parure liturgique » de la conquête douce du pouvoir politique (Ibid.). En la mettant davantage en dialogue avec le territoire d’expression politique, la mise vestimentaire des prétendants fait du Nord-Cameroun un territoire politique à identité forte pour lequel le vêtement est une caractéristique primordiale.
Cependant, cette territorialité vestimentaire n’apparaît pas chez le candidat sortant Paul Biya. En effet, l’ajustement au lieu de l’apparence vestimentaire d’énonciation du discours de campagne électorale par les prétendants contraste avec l’habillement circonstanciel de lieu du président-candidat Paul Biya. Au Nord-Cameroun, son habillement du discours de campagne électorale reste marqué par l’empreinte de son classique costume de couleur sombre, chemise et cravate associée à sa fonction présidentielle. Ils traduisent le code vestimentaire du corps présidentiel vêtu marqué par la neutralité. Toute modification de ce code vestimentaire peut s’apparenter à un déshabillage de la fonction et du corps de la fonction. Cependant, ce choix vestimentaire affichant la neutralité reste très politique. En fait, Paul Biya s’inscrit dans une distinction continue dans ce champ de la compétition politique entre gouvernants et gouvernés. On observe ici que le gouvernant et les gouvernés, engagés dans le même exercice de conquête du pouvoir, se distinguent les uns des autres par le degré de maîtrise du jeu lié au code des convenances qui règle les apparences (Bourdieu, Reference Bourdieu1979). En s’insérant dans une stratégie politique, le vêtement se fait le média de l’interaction entre le discours et les représentations culturelles de l’apparence (Bartholeyns, Reference Bartholeyns2018). Dans un contexte politique camerounais ethniquement clivé, l’analyse de l’apparence vestimentaire lors de la prise de parole en période de campagne électorale prend la forme d’une expression de déférence et de distinction. Comme le souligne Goffman (Reference Goffman and Kihm1974 : 52), « tout acte de déférence implique de la part de son auteur une certaine considération, qui inclut souvent une appréciation globale du bénéficiaire ». C’est ce que recherchent les candidats de l’opposition. Paul Biya reste quant à lui fortement marqué par les contraintes distinctives de ses « habits du pouvoir » (Gaulme & Gaulme, Reference Gaulme and Gaulme2012).
Le choix du vêtement local peut aussi renvoyer à une mise en ordre du corps en politique, imposant ainsi une mise en ordre vestimentaire contraire à la liberté vestimentaire routinière. Comme le souligne Ndiaye (Reference Ndiaye2014 :10), l’enjeu est de démontrer que « l’on est dans la meilleure apparence vestimentaire tant par les valeurs qu’elle incarne que par la distinction sociale qu’elle met en exergue grâce au prestige qui s’en dégage ». Or l’analyse du choix vestimentaire de Paul Biya met en exergue un capital incorporé par l’institution présidentielle, qu’il incarne même lors de la campagne électorale (Achin et al., Reference Achin, Dorlin and Rennes2008). Son hexis professionnelle de dirigeant travaille ainsi sa posture de candidat et fait apparaître son vêtement comme un signe de pouvoir (Waquet & Laporte, Reference Waquet and Laporte2014). Cette analyse coïncide avec l’idée que certains partisans de Paul Biya se font de son habillement au Nord-Cameroun. Il en ressort que « le fait que le candidat Biya reste dans son accoutrement signifie pour moi qu’il a une certaine détermination, car ce n’est pas l’habit qui fait le moine. Pour le cas de Biya particulièrement, c’est une certaine marque de grandeur, car c’est lui le leader, c’est lui qui doit impulser. Donc il n’est pas là pour porter un habit pour tenter de séduire » (entretien avec Ibrahim Gazawa, Maroua, 12 mars 2022).
Par conséquent, même en allant en quête du suffrage, il ne cesse d’habiter sa fonction présidentielle. Toutefois, cette posture vestimentaire traduit in fine la prégnance de l’élément fonctionnel sur le comportement électoral au Cameroun. Elle traduit surtout l’ingénierie conceptuelle du rapport à l’identité lorsqu’on est dirigeant. En adoptant le costume présidentiel dans un territoire à l’identité vestimentaire marquée, le dirigeant en campagne n’esquive pas seulement l’inconfort de l’inscription identitaire dans un contexte ethnique clivé comme le Cameroun (Zelao, Reference Zelao, Zelao and Hamman2012), il se positionne surtout au-dessus des clivages identitaires tout en présentant le vestème de l’identité de la présence de l’État : le costume. Ainsi, contrairement aux prétendants qui instrumentalisent l’identité vestimentaire locale comme média au service de leur conquête des suffrages, le dirigeant fait de la vêture de sa fonction le média de sa reconquête du pouvoir.
Faire campagne « chez soi »
L’apparence vestimentaire autochtone contraste chez les deux prétendants lorsqu’ils sont dans leur territoire culturel. Originaire de la région de l’Ouest, Maurice Kamto s’interdit de porter les parures de son identité lors de ses meetings dans cette région. Le marqueur puissant de l’identité vestimentaire de cette région du Cameroun est le ndop, un tissu dont le processus de fabrication oscille entre tradition et modernité. C’est l’étoffe la plus emblématique du pays Grassfields. Élément symbolique de la culture bamiléké, il reflète une tradition textile perpétuée depuis des générations. Il est ainsi très utilisé dans les sociétés secrètes et lors de cérémonies rituelles (Awounang Sonkeng & Kouosseu, Reference Sonkeng, Ulrich and Kouosseu2020 : 4). Il est aussi important de préciser que le ndop s’est, depuis quelque temps, démocratisé et est devenu un vêtement populaire porté par l’ensemble des Camerounais pour toute sorte d’événements (mariage, fête professionnelle, funérailles, anniversaire, etc.). Sur le plan politique, son attractivité est repérable dans l’usage qu’en font les acteurs politiques locauxFootnote 21 . Lorsqu’il n’est pas associé à la couture du tissu d’un parti politique, il est tout simplement porté lors des événements politiques pour signifier son appartenance ethnique.
Pour son meeting de Bafoussam le 2 octobre 2018, Maurice Kamto se présente dans une mise vestimentaire en apparence négligée. Polo bleu rayé de noir et de blanc à l’horizontale, pas boutonné, porté avec un pantalon bleu nuit en coton constitue le choix vestimentaire de sa prise de parole au cours de ce meeting. Le 5 octobre 2018 à Dschang, il apparaît vêtu d’un polo rouge et d’un pantalon noir et coiffé d’un chapeau de baseball aux couleurs vertes et blanches de son parti, le MRC. Dans le contexte camerounais, le polo renvoie à la décontraction, à la liberté, à la confiance en l’environnement dans lequel on se trouve. Il se présente comme le vêtement de la domesticité. Sans risquer une assignation identitaire tribaliste, c’est le vêtement qui exprime le « je suis chez moi ». Cette attitude de confiance en sa terre est aussi présente chez Cabral Libi’i lors de ses meetings du 23 septembre 2018 à Douala et du 27 septembre à Matomb, arrondissement situé dans le Nyong-et-Kellé. Il se présente dans une tenue ethniquement neutre, à savoir un costume bleu nuit et une chemise blanche sans cravate.
L’analyse de cette déterritorialisation vestimentaire invite au dépassement du débat sur la communautarisation du vote en Afrique (Menthong, Reference Menthong1998) pour l’inscrire dans la communautarisation du jeu politique. On observe en effet qu’à travers la mise vestimentaire, la communautarisation de la politique en période électorale est une modalité importante des stratégies des candidats à l’élection présidentielle. Elle est mobilisée tantôt comme un argument de campagne, tantôt comme un signe de prudence des acteurs. En effet, le comportement vestimentaire de ces deux acteurs politiques à domicile révèle la complexité de l’ethnicité dans la stratégie politique de conquête des voix. Pour un candidat à l’élection présidentielle, le souci majeur est d’échapper à l’accusation de l’appartenance ethnique du fait de la communautarisation du champ électoral. Se vêtir comme l’autre dans ce contexte ethniquement clivé (Njoya, Reference Njoya2002), dans lequel l’ethnie est souvent mobilisée comme un argument de disqualification politique, c’est faire preuve d’ouverture et de tolérance. Tandis que porter son identité peut être contre-productif si le recours au vêtement domestique correspond ici à une expression de la confiance dans les acquis de la communauté. Le risque pour le candidat, s’il manifeste son identité ethnique à travers le vêtement en période de campagne électorale, est d’être confronté à une accusation de repli identitaire. Le risque est d’être perçu comme le candidat de sa communauté dans un contexte politique où la rétribution des positions politiques est marquée par le stigmate de l’identité ethno-tribale. Cette accusation peut alors vicier la pertinence du discours de campagne. Ainsi, l’exigence de neutralité chez soi et de ressemblance ailleurs inscrit la communautarisation de la campagne dans un jeu de valence identitaire dans lequel le soi est réprimé et l’autrui est valorisé.
Enjeux et choix du vêtement de campagne
Le choix du vêtement de campagne est au cœur d’enjeux divergents, tant au sein de certaines équipes de campagne qu’entre certains candidats. Pour ce qui est des enjeux au sein de la même équipe de campagne, ceux-ci se révèlent dans la diversité des styles vestimentaires des deux candidats de l’opposition. Cette diversité de style contraste avec la singularité en la matière du candidat sortant. Cette forte différence dans la manière de se présenter habiller démontre que le vêtement de campagne est le résultat de luttes internes au sein des équipes de campagne. Si ces luttes sont difficilement traçables chez le candidat Maurice Kamto, elles s’affirment avec plus d’acuité chez Cabral Libi’i. Convaincu que « le choix d’une tenue vestimentaire lors d’une campagne présidentielle n’est pas le fait du hasard » (entretien avec Émile Bindzi, Yaoundé, 26 avril 2022), Émile BindziFootnote 22 estime qu’il y a des éléments qui gouvernent celui-ci, particulièrement lorsqu’il s’agit de choisir le vêtement de l’affiche de campagne et celui du bulletin de vote. Il a été question sur ces supports communicationnels, selon lui, « de donner au candidat, du fait de sa jeunesse et de son inexpérience dans le champ de la compétition politique, un statut d’homme politique et également un statut d’homme d’État. Ce statut d’homme d’État devait lui donner l’opportunité de rassembler de manière large dans un environnement où le tribalisme était en train de monter en puissance ; il fallait le distinguer par une tenue vestimentaire qui ne renvoie à aucune ethnie, tribu ou religion. Il est question d’adopter un costume qui reflète la laïcité du candidat dans un souci d’égalité et de neutralité dans les luttes ethniques et fascistes » (entretien avec Émile Bindzi, Yaoundé, 26 avril, 2022). Émile Bindzi, dont le champ de compétence touchait aux questions du style vestimentaire du candidat, estime que le costume occidental, parce qu’il ne le rattache à aucune aire géographique précise, symbolise la neutralité, l’égalité et un souci d’équité. Il soutient surtout que le costume occidental porte « la vision d’une jeunesse intelligente, d’une jeunesse intellectuelle, d’une jeunesse responsable, d’une jeunesse capable de prendre les choses en main » (Ibid.).
Cependant, tous les membres de l’équipe de campagne ne partagent pas cette vision vestimentaire. Pour certains membres comme Felix Nyeck (entretien, Yaoundé, 18 mars 2022) se qualifiant « d’acteur du terrain », le candidat « devait être celui qui parle au plus grand électorat ». Pour cela, il doit revêtir la tenue traditionnelle du Nord-Cameroun. Cette posture électoraliste est également travaillée par l’histoire politique du Cameroun. En fait, le choix de la tenue vestimentaire du candidat Cabral Libi’i, selon ces membres, doit en outre porter la charge réconciliatrice de l’axe nord-sud. Étant du même groupe ethnique que Ruben Um Nyobé, dont la responsabilité de l’assassinat par les Français ruisselle sur la présidence d’Amadou Ahidjo, il faut démontrer par son style vestimentaire « qu’on n’oublie pas certes le passé, mais l’avenir est plus important. Il faut qu’il soit celui qui réconcilie l’axe nord-sud, en montrant que ç’a été une séquence dans l’histoire du Cameroun. À tort ou à raison, elle est arrivée. Mais ça ne peut pas empêcher qu’on se remette à travailler ensemble parce que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare. Donc, en réalité, c’est ce qui a motivé finalement le choix de manière objective » (entretien avec Felix Nyeck, Yaoundé, 18 mars 2022).
Ces deux tendances vont s’affronter au sein de son équipe de campagne dans un contexte où des entrepreneurs identitaires du Nord comme Guibai GatamaFootnote 23 propagent l’idée selon laquelle le Grand Nord a une densité démographique extrêmement forte et pèse par conséquent énormément sur l’échiquier politique camerounais. Ce contexte est aussi influencé par l’élection récente d’Emmanuel Macron à la présidence française, lui dont l’âge n’est pas éloigné de celui du candidat Cabral Libi’i. Les deux tendances influencées par ce double contexte interne et international vont, après d’âpres discussions, recourir au vote pour opérer le choix de la tenue vestimentaire pour la photo de campagne et, surtout, pour le bulletin de vote. Sur les 86 personnes constituant l’équipe de campagne, 66 opteront pour le choix de la « tenue du Nord » (entretien avec Felix Nyeck, Yaoundé, 18 mars 2022).
Ces luttes révèlent les faiblesses structurelles qui traversent les nouvelles organisations politiques. L’expérience politique de Paul Biya peut se donner à lire à travers sa maîtrise de son image vestimentaire lors de cette campagne. À des degrés divers, Maurice Kamto et Cabral Libi’i affichent une frilosité organisationnelle mue par la volonté de séduire. En effet, le choix de la gandoura comme vêtement du bulletin de vote et affiche de campagne n’a pas apaisé la volonté de prendre en compte la diversité identitaire camerounaise. Ils poursuivront leur campagne au Sud en costume occidental. Il apparaît clairement, à travers les exemples de Cabral Libi’i et de Maurice Kamto, que le Cameroun a été divisé en trois blocs vestimentaires : le Nord, le Sud et le chez-soi.
Ces luttes pour le choix de l’image vestimentaire s’expriment aussi entre les équipes de candidats. Le candidat Garga Haman Adji n’aurait pas apprécié le choix vestimentaire « nordiste » (entretien avec Felix Nyeck, Yaoundé, 18 mars 2022) du candidat Cabral Libi’i. Pour ce candidat, le choix de la gandoura comme photo du bulletin de vote par Cabral Libi’i est une manœuvre politicienne. « Il ne peut pas faire que là où moi, j’existe, il ne peut pas venir avec la tenue tromper les gens » (entretien avec Felix Nyeck, Yaoundé, 18 mars 2022, et entretien avec Émile Bindzi, Yaoundé, 26 avril 2022), aurait-il lancé à l’intention des membres de l’équipe de campagne de Cabral Libi’i rencontrés à la SopecamFootnote 24 lors du retrait des bulletins de campagne par les différents candidats. Cette interpellation du candidat Garga à l’endroit de l’équipe de Cabral Libi’i tend à mettre en exergue la conception fieffée des espaces politiques au Cameroun. La représentation politique de ces espaces est encore dominée par une conception descriptive (Pitkin, Reference Pitkin1967) dont le tournant substantif nécessite l’accréditation de leurs ressortissants ou de leurs élites. On observe ainsi que le choix du vêtement de campagne travaille les rapports entre les différents segments de ce moment politique et apparaît comme un média.
En définitive, il est de prime abord clair que tous les candidats à cette élection présidentielle usent du vêtement comme média. Il ressort alors clairement que, lors de l’élection présidentielle de 2018, les différents candidats ont opéré des choix vestimentaires qui reflètent leurs personnalités mais qui traduisent aussi leurs ambitions. À travers le vêtement de campagne se lit aussi l’engagement pour le jeu démocratique. La variabilité et l’adaptabilité du vêtement des prétendants tout comme la constance du style vestimentaire du président-candidat traduisent au moins l’idée de la compétitivité du jeu électoral. Les efforts de séduction par le vêtement témoignent clairement que les jeux ne sont pas joués d’avance. Il subsiste une zone d’incertitude, un espace de probabilité de la défaite ou de la victoire qui influencent l’accès à la compétition électorale au Cameroun.
Ainsi, étudier l’usage symbolique du vêtement en période de compétition électorale replace dans une perspective néo-matérialiste les objets au sein des études du politique en Afrique (Gangneron, Reference Gangneron2017). L’analyse du vêtement prolonge alors l’hypothèse qui postule que les objets sont producteurs de relations sociales, invitées ici dans la conversation sur la négociation des relations politiques inscrites dans la conquête du pouvoir. Le recours à la symbolique vestimentaire dans cette négociation en période électorale renseigne sur la professionnalisation continue du champ politique camerounais. Cette observation amène à penser que le vêtement opère comme un stimuli. Dans ce contexte, on pourrait supposer que le vêtement identitaire ne joue qu’un rôle euphorisant qui ne détermine pas en réalité l’issue du vote. Ainsi, le candidat Paul Biya gagnera l’élection au « Nord-Cameroun » bien qu’il ait revêtu un costume occidental, au détriment de ses adversaires qui ont fait le choix d’adapter leur tenue au contexte local.
Cette observation amène à penser que les électeurs sont séduits par ce qui relève de l’altérité. L’idée est que le candidat Biya, en portant son costume occidental au Nord-Cameroun, est finalement plus séduisant. Pour certains électeurs, « le port de la gandoura par les prétendants rentre dans l’ordinaire de nos populations qui en ces périodes sont en quête de nouveauté » (entretien avec Apollinaire Foulla, Maroua, 14 mars 2022). En s’habillant avec un boubou dans cette partie du Cameroun, les prétendants au pouvoir apparaissent plutôt comme opportunistes auprès d’électeurs qui comprennent bien qu’il s’agit d’une technique de séduction qui trahit une fausse appartenance au terroir. Plus complexes encore, les choix vestimentaires locaux des candidats de l’opposition témoignent de la méconnaissance de l’histoire politique et sociale du Nord-Cameroun (Mouiche, Reference Mouiche2000). Les archives mnémoniques des électeurs de cette partie du Cameroun montrent bien que le souvenir de la domination peule est transmis à la nouvelle génération d’électeurs.
Pour bon nombre d’électeurs interrogés nés après 1992, la chéchia de Cabral Libi’i convoque le souvenir de l’image vestimentaire et politique du président Ahidjo. Son passage à la tête de l’État a été marqué dans cette partie du Cameroun par la domination politique et sociale des populations islamo-peul. Et comme le relevait déjà en son temps Schilder (1993 : 118), l’une des raisons qui explique la victoire de Paul Biya en 1992 au Nord-Cameroun est la « crainte d’une renaissance de l’hégémonie musulmane ». Le recours au boubou et à la gandoura dans le jeu politique, au-delà de la séduction envisagée, donne à ce style vestimentaire des allures d’épouvantails qui réveillent les craintes du passé dans un espace politique en réalité clientéliste (Ibid. : 121). Dans cette configuration, le choix du vêtement en période de campagne électorale se donne à voir comme un déterminant du rapport des candidats à l’électorat.
Sur ce dernier point, il convient de souligner que les meetings offrent la possibilité de manifester une distinction dont se nourrit le champ politique compétitif : le candidat et l’électeur. Tandis que le candidat se singularise par sa mise vestimentaire, les militants et les électeurs manifestent leur loyauté dans un uniforme aux couleurs du parti (Fokwang, Reference Fokwang2015). Les costumes, les boubous et les gandouras entrent ainsi en dialogue avec les tenues diverses en tissu pagne aux couleurs du parti et les T-shirt à l’effigie du candidat.