Published online by Cambridge University Press: 16 June 2011
La mise au point d'une technique originale nous a permis d'obtenir un électrocardiogramme (E.C.G.), chez les poissons évoluant "librement" dans leur milieu. Semblable à celui des autres vertébrés (ondes pentaphasiques), l'E.C.G. des poissons est surtout caractérisé, à l'image du métabolisme myocardique, par la durée de l'onde T. La fréquence cardiaque est généralement marquée par une arythmie d'origine vagale. En effet, la structure simple et l'innervation uniquement parasympathique du coeur, chez les poissons, se prêtent tout particulièrement aux recherches sur l'influence vagale. Nous avons pu ainsi effectuer l'étude de deux réflexes cardiaques importants. D'une part, un mécanisme vago-humoral a été mis en évidence dans le " réflexe d'approche ", ce qui nous a permis de confirmer, par des injections intra-cardiaques, le rôle chronotrope négatif de l'adrénaline sur le coeur des téléostéens mis en expériences. D'autre part, une augmentation de la pression sanguine au niveau du sinus, a provoqué une tachycardie caractéristique du réflexe " baro-sinusal ", antagoniste d'une inhibition cardiaque d'origine vagale.
Ainsi, la connaissance et l'étude de ces réflexes, nous ont permis de confirmer l'existence d'une évolution neuro-humorale de la régulation cardiaque, qui s'effectuerait parallèlement à une évolution anatomique et cytophysiologique du coeur, depuis les cyclostomes jusqu'aux mammifères.
L'obtention d'un E.C.G. net et stable dans le temps, nous a servi de référence biologique, au cours de l'étude des variations de quelques facteurs écologiques importants. Pour cela, nous avons essayé de mettre en évidence les effets de la lumière, de la salinité, de la température, de l'oxygénation et de la pression du milieu extérieur, sur la fréquence cardiaque des poissons.
Les poissons se montrent très sensibles à un vif éclairement, parce qu'ils sont généralement lucifuges. En particulier, des stimulations lumineuses au niveau des globes oculaires, provoquent un réflexe d'inhibition cardio-respiratoire. Ce réflexe, d'origine vagale, est particulièrement intense chez les soles et les flets. Cependant, ces pleuronectes sont plus sensibles aux stimulations visuelles mobiles (réflexe d'approche) qu'aux stimulations visuelles fixes (lumière).
La salinité, autre facteur important du milieu, joue un rôle primordial dans les phénomènes d'osmorégulation. Si les anguilles (euryhalines) s'adaptent bien aux brusques variations de salinité du milieu, leur fréquence cardiaque restant relativement stable, nous avons constaté, au contraire, une importante tachycardie chez les muges (mésohalins), ainsi que chez les grisets (sténohalins). Cette tachycardie, provoquée surtout par une pléthore sanguine (troubles de l'osmorégulation), nous a amené à soupçonner l'existence du réflexe " baro-sinusal ". Cependant, les variations rapides de la salinité du milieu, déterminent aussi une anoxie, dont les effets viennent accentuer les réactions cardiaques et respiratoires des poissons sténohalins.
Aussi, ne faut-il pas s'étonner du rôle primordial joué dans l'écologie piscicole, par l'oxygène dissous dans le milieu. Nous avons analysé les modalités des réponses cardiaques, chez trois espèces de téléostéens soumis à différents degrés d'anoxie. Nous avons montré que la bradycardie anoxique, d'origine surtout vagale chez les poissons adaptés à des milieux pauvres en oxygène (carpes), est à prédominance métabolique chez des sujets plus exigeants (barbeaux). Les phénomènes déterminés par l'ensablement chez la sole, sont un exemple d'anoxie éthologique rappelant le cas des vertébrés aériens plongeurs.
Parmi les poïkilothermes, les poissons paraissent avoir le mode d'existence le plus étroitement lié à la température de leur biotope. Chez la carpe, l'étude des variations thermiques lentes du milieu, bien plus que celle de ses variations rapides, nous montre l'existence d'une zone critique aux environs de 10°C. Au-dessous de cette température, la sensibilité du poisson est fortement diminuée (état semi-léthargique), alors qu'au-dessus le poisson réagit bien. Il est fondamental de constater que, chez la plupart des téléostéens dulçaquicoles, ce ne sont pas les variations thermiques en valeur absolue qui sont les plus importantes, mais surtout la place de ces variations par rapport à la zone de leur température critique. Le système parasympathique cardiaque ne semble efficace que pour des adaptations thermiques lentes.
Enfin, si les variations thermiques interviennent dans le cas des eaux superficielles, un facteur semble dominer tous les autres, dans les eaux profondes : la pression. Il ressort de nos expériences, que la carpe et la perche sont très sensibles aux fortes variations de la pression. Ces poissons répondent par une tachycardie, dont l'importance est proportionnelle à la pression exercée, jusqu'à un maximum de 30 atmosphères (300 m de profondeur). Chez la carpe (physostome), une adaptation vagale se produit peu de temps après la réaction à la pression, alors que chez la perche (physocliste) un tel phénomène adaptatif n'apparaît pas, du moins dans les délais impartis à notre expérimentation.
Les poissons cystectomisés ou vagotomisés, ne présentent plus de réactions cardiaques à l'augmentation de la pression. Le relâchement de l'inhibition vagale cardiaque qui se manifeste chez les poissons intacts, peut donc être vraisemblablement assimilé à une baronarcose localisée au niveau des terminaisons nerveuses du parasympathique, dans les parois de la vessie natatoire. Au contraire, les faibles dépressions agissent sur les carpes comme un excitant du système nerveux vagal cardiaque, cette réaction bradycardique n'apparaissant pas chez les sujets vagotomisés.
Les corrélations entre les centres cardiaques et les centres respiratoires, chez les poissons, montrent qu'il existe entre eux une relative indépendance.
Nos expériences viennent ainsi confirmer l'existence d'un tonus vagal permanent chez les poissons. Cette vagotonicité semble jouer un rôle important dans les adaptations aux variations lentes des différents facteurs du biotope. Les variations rapides sont assez mal supportées chez ces vertébrés. Le plus souvent, les facteurs du milieu aquatique évoluent en effet de façon relativement lente. Il en est tout autrement dans le milieu aérien, du moins en ce qui concerne la température, qui reste l'un des principaux facteurs intéressant les poïkilothermes terrestres. Aussi, pour effectuer ce grand pas évolutif qu'est le passage du milieu aquatique au milieu aérien, on peut penser que les vertébrés ont dû attendre la différenciation d'un système antagoniste du parasympathique cardiaque. L'innervation sympathique, par son mécanisme plus souple, a pu permettre des adaptations circulatoires plus rapides, indispensables à la vie terrestre.