Published online by Cambridge University Press: 20 January 2017
Pour rendre compte des dynamiques d’accumulation patrimoniale et de concentration extrême des richesses dans les sociétés d’Ancien Régime, les historiens privilégient des facteurs tels que les systèmes d’héritage, les stratégies matrimoniales, la distribution politique et les transferts marchands des biens. Dans Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty met en avant un facteur plus déterminant, celui des rendements supérieurs de ce capital hérité. Cet article explore les voies par lesquelles les analyses d’histoire moderne pourraient s’ouvrir à une telle hypothèse.
Historians generally account for the dynamics of asset accumulation and the concentration of wealth in ancien régime societies by invoking inheritance systems, matrimonial strategies, political distribution, and market transfers of property. In his Capital in the Twenty-First Century, Thomas Piketty emphasizes a more significant factor: higher returns on inherited capital. This article considers the ways in which early modern history might make use of such a hypothesis.
1- Piketty, Thomas, Le capital au XXIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2013, p. 558–561.Google Scholar
2- S’il prend en compte les inégalités de revenus, c’est le patrimoine, plus concentré que les revenus, qui est l’objet principal des analyses.
3- Une telle situation n’est certes pas une constante du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, ni commune à tous les pays de l’Europe moderne, mais elle correspond du moins à ce qu’il était convenu d’appeler le « sombre XVIIe siècle ».
4- Piketty, T., Le capital…, op. cit., p. 574 Google Scholar sq., en particulier n. 2, p. 578.
5- Les taxes somptuaires, qui frappaient les consommations d’objets de luxe, constituent une exception à cette orientation régressive des impositions indirectes, mais leur produit demeurait marginal dans l’ensemble des revenus fiscaux en France, car elles servaient avant tout des objectifs de classification sociale et de contrôle du paraître, dumoins jusqu’à la Révolution. En Angleterre, le poids relatif des taxes somptuaires dans l’ensemble du produit fiscal semble plus important. Roche, Daniel, La culture des apparences. Une histoire du vêtement, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1989 Google Scholar ; Michèle Fogel, « Modèle d’État ou modèle social de dépense ? Les lois somptuaires de 1485 à 1660 », in Genet, J.-P. et Lemené, M. (éd.), Genèse de l’État moderne. Prélèvement et redistribution, Paris, Éd. du CNRS, 1987, p. 227–235 Google Scholar ; Maxine Berg et Helen Clifford, « Luxury, Consumer Goods and British Taxation in the Eighteenth Century », in Cavaciocchi, S. (éd.), La fiscalità nell’ economia europea, secc. XIII-XVIII, Florence, Firenze University Press, 2008, vol. 2, p. 1101– 1114.Google Scholar
6- Des dispositions légales et coutumières, telles que celle du retrait lignager, visaient expressément à favoriser la conservation ou le retour dans un groupe familial de biens « propres » (échus en héritage) qui avaient fait l’objet d’une vente, en permettant au proche parent du vendeur de se substituer à l’acquéreur des biens, à condition de le rembourser, en vertu d’un droit collectif et prioritaire de la parenté sur le capital patrimonial du passé. Ce droit de retrait lignager ne pouvait s’appliquer qu’aux biens qui avaient le statut juridique d’immeubles, autrement dit au capital patrimonial par excellence. Pothier, Robert Joseph, « Traité des retraits », Traités sur différentes matières de droit civil appliquées à l’usage du barreau et de jurisprudence française, Paris/Orléans, Jean Debure/ Vve Rouzeau-Montaut, 1773, vol. 1, p. 707–905.Google Scholar
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15- R. Descimon a relevé ce décollage du montant des dots pour la haute noblesse parlementaire parisienne au XVIIe siècle, dont la valeur moyenne a décuplé en un siècle, avec un doublement approximatif tous les vingt ans ; voir R. Descimon, « La haute noblesse… », art. cit.
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18- Les créanciers pouvaient en conséquence n’être payés qu’avec les revenus produits par le capital immobilisé dans un fidéicommis, et non avec ce capital lui-même.
19- Venise et Rome ont gardé la possibilité d’une substitution à perpétuité, mais l’Autriche et la France ont limité la durée à deux générations, le Piémont et la Toscane à quatre, l’Angleterre à vingt ans après la mort du donateur ; voir J.-F. Chauvard, A. Bellavitis et P. Lanaro, « De l’usage du fidéicommis… », art. cit. La France révolutionnaire, puis la plupart des autres États ont interdit ces substitutions d’héritiers au XIXe siècle.
20- Piketty, T., Le capital…, op. cit., p. 686 Google Scholar sq.
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23- On dénombre environ 150 000 rentiers à la mort de Louis XIV, dans un royaume d’une vingtaine de millions de Français. Les chiffres disponibles sont de 10 000 pour l’Angleterre en 1709-1710, 40 000 en 1720, 60 000 à la veille de la guerre de Sept Ans (1756-1763), sur une population totale d’un peu moins de dix millions d’habitants. Dans les deux cas, et même en utilisant un coefficient multiplicateur pour obtenir le nombre de foyers, c’est bien une très mince élite qui acquiert ces rentes à l’origine.
24- Voir les calculs concernant les défauts de paiement des rentes publiques françaises des années 1640-1660 dans Béguin, Katia, Financer la guerre au XVIIe siècle. La dette publique et les rentiers de l’absolutisme, Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 104–138.Google Scholar
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26- Certes, il faudrait être en mesure de connaître la part de ces revenus des biens effectivement recapitalisés.
Translation available: From the Present to the Past The Historical Dynamics of Wealth in Early Modern Europe