Published online by Cambridge University Press: 04 August 2021
Avec le lancement du partenariat avec Cambridge University Press en 2017, les Annales sont devenues une revue « globale » dans le domaine des sciences humaines et sociales. Afin d’éviter l’écueil d’un « globalisme flasque », cet article entend réfléchir à la place de l’édition française par rapport à l’édition anglaise. Ici, c’est non seulement la relation du local au global qui importe, mais aussi la question de l’articulation entre particularité et universalité du savoir. Acclimatée dans la revue, c’est avant tout la micro-histoire qui a exploré la pertinence d’une situation et des indices qu’elle fournit pour les processus épistémologiques. C’est la raison pour laquelle les Annales ont, plus fortement que l’école des Annales, insisté sur le rôle des subjectivités par rapport aux structures. La revue s’est intéressée avant tout aux jeux d’échelles et aux moyens narratifs qui permettent aux acteurs comme aux historiens d’élargir leur horizon – en allant des situations concrètes vers une conception générale – et d’élaborer, de la sorte, une compréhension spécifique du monde. Ce tournant dans la production de connaissances se rapproche du reflexive turn et rejoint l’« histoire-problème » associée aux Annales. Il reviendra à la revue de faire valoir son propre trajet vers l’histoire globale pour réfléchir aux processus spécifiques d’universalisation du savoir qui y sont inclus.
With the launch of its partnership with Cambridge University Press in 2017, the Annales became a “global” journal in the social and human sciences. To avoid falling into a “flaccid globalism,” however, we must reflect on the respective positions of the French and English editions. This is not just a question of the relation between the local and the global, but also and especially of the particularity and the universality of knowledge. Microhistory, which the journal has long accompanied, has explored the relevance of situatedness and its heuristic benefits. Unlike the “Annales school,” it has thus insisted on subjectivities rather than structures, concerned above all with the interplay of scales and the narrative resources that allow both historical actors and historians to broaden their horizons from the particular to the general and thus to form, as it were, a specific understanding of the world. This shift in knowledge production converges with the “reflexive turn” and the histoire-problème approach associated with the Annales. The journal’s task is now to consider its own path toward the reflexive historiography of global history to capture the specific processes of the universalization of knowledge
Cet article a été rédigé dans le cadre du projet « Minor Universality: Narrative World Productions After Western Universalism », financé par le Conseil européen de la recherche (ERC) dans le contexte du programme de recherche et d’innovation « Horizon 2020 » de l’Union européenne (convention n° 819931).
Traduction de Laurent Cantagrel
1 Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales HSS, 58-1, 2003, p. 7-36, ici p. 7-8.
2 Emmanuel Droit, « Writing a Global History of 1989: Between a Shock Wave and a Gap in Time », in F. Hofmann et M. Messling (dir.), The Epoch of Universalism 1769–1989/L’époque de l’universalisme 1769-1989, Berlin, De Gruyter, 2021, p. 157-176.
3 Doris Bachmann-Medick, Cultural Turns: Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften, Reinbek, Rowohlt, [2006] 2010, p. 144-183.
4 Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 229.
5 Franck Hofmann et Markus Messling, « On the Ends of Universalism », in F. Hofmann et M. Messling (dir.), The Epoch of Universalism…, op. cit., p. 1-40.
6 Les liens entretenus par les Annales avec la tradition allemande d’histoire sociale ont été discutés à maintes reprises et l’on ne saurait reprendre ici cet ample débat. Voir à ce propos Peter Schöttler, Die ‘Annales’-Historiker und die deutsche Geschichtswissenschaft, Tübingen, Mohr Siebeck, 2015. Même si cette parenté paraît moins évidente, des travaux comme ceux de Fernand Braudel sur la Méditerranée, portant sur des problèmes d’anthropologie historique au fondement des ordres sociaux et culturels, peuvent être mis en relation avec les « sciences de la culture » telles qu’elles ont été constituées, dans le champ scientifique germanophone, par des penseurs comme Aby Warburg, Ernst Cassirer et Walter Benjamin dans les années 1920-1930.
7 Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, Lagrasse, Verdier, 2016.
8 M. Werner et B. Zimmermann, « Penser l’histoire croisée… », art. cit., p. 32. C’est en cela que consiste aussi le déplacement proprement dit par rapport au courant d’histoire globale et/ou connectée qui l’a précédée, comme l’a montré Sanjay Subrahmanyam : Sanjay Subrahmanyam, « Aux origines de l’histoire globale », leçon inaugurale au Collège de France, 28 nov. 2013, DOI : https://doi.org/10.4000/books.cdf.3606. Voir, dans le présent numéro, l’article « Les échelles du monde. Pluraliser, croiser, généraliser », p. 465-492.
9 C’est dans ce sens, par exemple, que Rudolf Kurtz écrit « Programmatisches » (« Du programmatique ») dans le premier numéro de Der Sturm. Wochenschrift für Kultur und die Künste, Berlin, 3 mars 1910, p. 2-3, où il affirme que les rédacteurs ne veulent pas être « seulement des spectateurs » de « la minable comédie [de l’époque] ». À côté des manifestes, les revues sont le support de communication préféré des avant-gardes, jusqu’à Tel Quel et aux situationnistes. Je remercie Wolfgang Asholt pour nos échanges à ce propos.
10 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949.
11 Emily Apter, Against World Literature: On the Politics of Untranslatability, Londres, Verso Books, 2013, p. 7 ; voir aussi Lieven D’hulst, « After Globalism ? », no spécial « Literature and Globalism », Canadian Review of Comparative Literature, 43-3, 2016, p. 337-341.
12 Voir la présentation de la revue sur son site internet : http://annales.ehess.fr/?lang=en.
13 Voir en général Jürgen Trabant, Globalesisch oder was ? Ein Plädoyer für Europas Sprachen, Munich, C. H. Beck, 2014 ; les travaux de Gisèle Sapiro portent plus précisément sur la traduction des sciences humaines et sociales : Gisèle Sapiro, « Quels facteurs favorisent la traduction des livres de sciences humaines ? Le cas des traductions de l’anglais en français et du français en anglais à l’heure de la mondialisation », M. Naugrette-Fournier et B. Poncharal (dir.), no spécial « La réception de la ‘pensée française’ contemporaine dans le monde anglophone au prisme de la traduction », Palimpsestes, 33, 2019, p. 19-42.
14 Markus Messling, Universalität nach dem Universalismus. Über frankophone Literaturen der Gegenwart, Berlin, Matthes & Seitz, 2019.
15 Jürgen Trabant, Der Gallische Herkules. Studien über Sprache und Politik in Deutschland und in Frankreich, Tübingen, Francke, 2002, p. 86-93.
16 Alain Mabanckou, « Francophonie, langue française : lettre ouverte à Emmanuel Macron », BibliObs, 15 janv. 2018, https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180115.OBS0631/francophonie-langue-francaise-lettre-ouverte-a-emmanuel-macron.html ; Alain Mabanckou et Achille Mbembe, « Le français, notre bien commun ? », BibliObs, 11 fév. 2018, https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20180211.OBS2020/le-francais-notre-bien-commun-par-alain-mabanckou-et-achille-mbembe.html.
17 Erich Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », in W. Muschg et E. Staiger (dir.), Weltliteratur. Festgabe für Fritz Strich zum 70. Geburtstag, Berne, Francke, 1952, p. 39-50, ici p. 39.
18 Massimo Bontempelli, « Justification », « 900 ». Cahiers d’Italie et d’Europe, 1, 1926, p. 7-12, ici p. 10-11.
19 Pour une étude plus détaillée sur « 900 », Massimo Bontempelli et l’avventura novecentista, voir Markus Messling, « Massimo Bontempelli und Emilio Cecchi. Exorzismus des ‘Orients’ und ästhetischer retour à l’ordre », in B. Vinken (dir.), Translatio Babylonis. Unsere orientalische Moderne, Paderborn, Wilhelm Fink, 2015, p. 165-183, en particulier p. 174-183.
20 Maike Albath, Rom, Träume. Moravia, Pasolini, Gadda und die Zeit der Dolce Vita, Berlin, Berenberg Verlag, 2013, p. 38-39.
21 E. Auerbach, « Philologie der Weltliteratur », art. cit., p. 42-43.
22 Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, éd. par M. Olender, Paris, Éd. du Seuil, 2011, en particulier p. 138-146.
23 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, [1994] 2004 ; Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, [1995] 1996.
24 Nous pensons à Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures: Selected Essays, New York, Basic Books, 1973 ; Hayden V. White, Tropics of Discourse: Essays in Cultural Criticism, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978.
25 Michael Werner a montré que le linguistic turn, sur lequel repose aussi le critical ou reflexive turn, s’est produit en France avec d’autres prémices, plus lentement et avec moins de conviction que dans le champ scientifique germanophone ; ce phénomène n’est pas seulement dû au « regard allemand », davantage tourné vers l’outre-Atlantique, mais s’explique aussi par l’importance de la tradition scientifique philologique germanophone par rapport au positivisme, très marqué, qui caractérise tendanciellement les « sciences sociales » françaises. Voir Michael Werner, « Metahistory und darüber hinaus. Zum Problem des Erzählens von Geschichte », in É. Décultot, D. Fulda et C. Helmreich (dir.), Poetik und Politik des Geschichtsdiskurses. Deutschland und Frankreich im langen 19. Jahrhundert/Poétique et politique du discours historique en Allemagne et en France (1789-1914), Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2018, p. 19-44, en particulier p. 21-29.
26 Ottmar Ette, TransArea. Une histoire littéraire de la mondialisation, trad. par C. Chaudet, Paris, Classiques Garnier, [2016] 2019.
27 Souleymane Bachir Diagne, « L’universel latéral comme traduction », in P. Büttgen, M. Gendreau-Massaloux et X. North (dir.), Les pluriels de Barbara Cassin ou le partage des équivoques, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2014, p. 243-256 ; Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018 ; Barbara Cassin, Éloge de la traduction. Compliquer l’universel, Paris, Fayard, 2016. Voir aussi, dans une perspective historique, Markus Messling, « Universalisme et ‘monotonie’. Wilhelm von Humboldt, Hegel et la mondialisation », in M. Espagne (dir.), La sociabilité européenne des frères Humboldt, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2016, p. 69-83.
28 Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry, 35-2, 2009, p. 197-222, ici p. 222.
29 Giovanni Levi, « On Microhistory », in P. Burke (dir.), New Perspectives on Historical Writing, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 93-113, ici p. 103.
30 Voir la préface et l’avant-propos de 1976 de Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xvi e siècle, trad. par M. Aymard, Paris, Flammarion, [1976] 2019.
31 Giovanni Levi, « The Origins of the Modern State and the Microhistorical Perspective », in J. Schlumbohm (dir.), Mikrogeschichte, Makrogeschichte. Komplementär oder inkommensurabel ?, Göttingen, Wallstein Verlag, 2000, p. 53-82, ici p. 55.
32 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1996.
33 Tonio Andrade, « A Chinese Farmer, Two African Boys, and a Warlord: Toward a Global Microhistory », Journal of World History, 21-4, 2010, p. 573-591 ; plus spécifiquement, sur l’histoire du savoir et des sciences modernes, voir Kapil Raj, « Beyond Postcolonialism… and Postpositivism: Circulation and the Global History of Science », Isis, 104-2, 2013, p. 337-347. Le concept de grassroots globalization (« mondialisation par le bas ») avancé par Arjun Appadurai a apporté une caractérisation supplémentaire sur le plan des idées et du point de vue éthique : Arjun Appadurai, « Grassroots Globalization and the Research Imagination », in A. Appadurai (dir.), Globalization, Durham, Duke University Press, 2000, p. 1-21 ; id., « Cosmopolitanism from Below: Some Ethical Lessons from the Slums of Mumbai », in The Future as Cultural Fact: Essays on the Global Condition, Londres, Verso, 2013, p. 197-214. Voir aussi Leyla Dakhli, « ‘All Things Transregional ?’ in Conversation with… Leyla Dakhli », TRAFO – Blog for Transregional Research, 25 juill. 2017, p. 113-117, https://trafo.hypotheses.org/7312 ; Romain Bertrand et Guillaume Calafat (dir.), dossier « Micro-analyse et histoire globale », Annales HSS, 73-1, 2018, p. 3-159.
34 Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », in C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, trad. par M. Aymard et al., Lagrasse, Verdier, [1979] 2010, p. 139-180.
35 Se référant à Youssef Mourad, La physiognomonie arabe et la Kitāb al-Firāsa de Fakhr al-Dīn al-Rāzi, Paris, P. Geuthner, 1939, Carlo Ginzburg met en avant le fait que le terme firāsa, issu du vocabulaire du soufisme et renvoyant à la transcendance mystique, était repris dans l’ancienne physiognomonie arabe pour désigner la capacité de procéder intuitivement du connu à l’inconnu.
36 M. Messling, Universalität nach dem Universalismus, op. cit., p. 31-43 ; voir en général, à propos de l’actualité du concept d’enquête, Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti, 2019.
37 Voir M. Werner, « Metahistory und darüber hinaus », art. cit., p. 37.
38 Jürgen Schlumbohm, « Mikrogeschichte – Makrogeschichte : Zur Eröffnung einer Debatte », in J. Schlumbohm (dir.), Mikrogeschichte, Makrogeschichte, op. cit., p. 7-32, ici p. 20.