Le livre de Carlo Taviani rouvre un dossier bien connu : celui de la Casa di San Giorgio de Gênes, créée en 1407 et dissoute en 1805. À sa vocation initiale – la gestion de la dette publique de la commune urbaine – s’agrègent rapidement d’autres attributions, en particulier le gouvernement de territoires entiers, qui en font une entité économique et politique originale. Il s’agit d’un sujet majeur de l’histoire génoise, étudié notamment par Jacques Heers et par Giuseppe Felloni, à qui l’on doit également le reclassement actuel de son fonds d’archivesFootnote 1. L’ouvrage de C. Taviani se distingue de ces entreprises monographiques par sa dimension généalogique : San Giorgio, à ses yeux, représente moins une banque, une société ou un système de gestion de la dette publique qu’un modèle pour les institutions financières ultérieures. L’hypothèse, examinée dès la fin du xixe siècle par des historiens comme Heinrich Fick, Heinrich Sieveking et Max Weber, est celle d’une filiation entre San Giorgio et les grandes compagnies à charte de l’époque moderne telles que la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), considérées comme les ancêtres des actuelles sociétés commerciales (business corporations) et sociétés par actions (joint-stock companies). Le livre de C. Taviani puise ainsi, à l’instar des recherches récentes de Francesca Trivellato, aux travaux de M. Weber et s’intéresse, plus largement, à l’invention de nouveaux instruments contractuels au cours de la révolution commerciale et financière du Moyen ÂgeFootnote 2. The Making of the Modern Corporation se compose de quatre parties, consacrées respectivement à l’organisation financière de San Giorgio, à ses possessions territoriales, à la dualité politique entre San Giorgio et la commune de Gênes et à la circulation de son modèle dans les siècles suivants. Ces parties sont précédées d’un chapitre introductif qui vise à expliciter les choix méthodologiques de l’auteur et à discuter, pour s’en démarquer, l’antécédent de la Historische Rechtsschule. En effet, selon H. Sieveking, qui consacra à San Giorgio sa thèse de doctorat, on ne peut en définitive qualifier l’établissement génois de société commerciale au sens moderne du terme, ce pour trois raisons : le caractère forcé des emprunts publics, la différence entre titrisation de la dette et société par actions, et l’absence d’activité commerciale. C. Taviani regrette que cette approche rétrospective se soit enfermée dans une comparaison typologique et ait négligé les liens explicites établis dès l’époque moderne entre San Giorgio et les compagnies postérieures. Il propose notamment, pour réinterpréter ces derniers, de recourir à l’étude des transferts institutionnels (institutional migration) développée par Ron HarrisFootnote 3.
L’auteur commence par retracer la création de San Giorgio. À l’origine, la Casa est fondée en tant qu’office de la commune de Gênes, avec pour tâche de financer l’imposante dette publique. Il subsume ainsi deux formes institutionnelles précédentes : la compera et la maona. La première représente au départ un système d’association pour le fret maritime et désigne ensuite par extension, à partir du xiiie siècle, la pratique de rembourser des prêts forcés en leur attribuant les revenus d’une gabelle affermée. L’origine de la maona est quant à elle plus difficile à retracer : un débat avait opposé les historiens allemands tenants d’une filiation islamique basée sur l’étymologie « muʿāwana », « aide mutuelle », aux partisans, tels Roberto Cessi ou Frederic C. Lane, d’une origine exclusivement italienne dérivant de magona, « bateau ». Sans trancher, l’auteur insiste toutefois sur la polysémie évidente du terme, qui désigne non seulement des entreprises de fret maritime, mais aussi d’investissement minier, de commerce du blé, d’assèchement de marais et même de conquête territoriale dans le cas de Chios en 1346. Il insiste aussi sur son emploi courant par les marchands italiens, de Venise à Messine et jusqu’en Égypte.
Fondée par le gouverneur français Boucicaut et établie dans le Palazzo del Mare, San Giorgio s’empare du monopole de la dette publique par le regroupement progressif de toutes les compere fiscales, qu’elle vend sous forme d’actions (loca). Chaque titre de dette est rémunéré par un intérêt (paga), qui s’échange à son tour sur un marché secondaire. Les loca font l’objet d’un impôt, la paga floreni, collecté par San Giorgio et versé à la commune, dont il représente le revenu principal. Dès les années 1450, la pratique ordinaire consiste à demander à San Giorgio d’avancer l’impôt des années à venir, ce qui lui permet de dégager un bénéfice entre la somme versée et celle récoltée plus tard ou, à l’inverse, de l’en exempter totalement ou partiellement en échange de la prise en charge directe de dépenses communales. Comme l’avait déjà établi J. Heers, les deux cours ne sont pas corrélés : celui des loca dépend de la conjoncture politique, en particulier des luttes de factions et des invasions étrangères, tandis que celui des pagae est lié aux échéances incertaines de rémunération des intérêts, offrant par conséquent d’importantes possibilités spéculatives. Des paghisti les acquièrent en effet en dessous de leur valeur nominale de 20 lires auprès de porteurs à la recherche de liquidités immédiates, avant de les revendre aux fermiers des gabelles (gabellotti). Ceux-ci les utilisent à leur tour pour régler en avance San Giorgio, qui, pour éviter des sorties trop importantes, cherche à retirer le maximum de titres de la circulation avant de les rémunérer. Ce mécanisme complexe est au cœur d’un vaste débat théologique pour déterminer si le marché des pagae est un marché usuraire. La majorité des autorités, de saint Antonin de Florence à Cajétan, statuent en faveur de la licéité du trafic, à une exception importante : Angelo da Chivasso, vicaire du couvent observantin de Gênes. Il en découle néanmoins que les transactions, par précaution, n’enregistrent en général que la valeur nominale des pagae et non la valeur réelle à laquelle elles s’échangent, rendant la spéculation difficile à retracer dans les sources comptables.
San Giorgio représente ainsi, à bien des égards, un État dans l’État, ce qui pose la question de son fonctionnement politique et institutionnel. La Casa est gouvernée par huit protecteurs, choisis en nombre égal parmi la faction des nobles et celle des popolari (populaires). Si l’on retrouve parmi eux les principaux clans de la ville, la comparaison avec les titulaires de la charge d’ancien de la commune fait ressortir que certains, comme la famille récente des Sauli, surinvestissent San Giorgio, tandis que d’autres, aux assises plus anciennes, comme les Fieschi, s’en désintéressent presque totalement. L’enjeu, pour la Casa, est toutefois de préserver son capital de crédibilité en protégeant ses investisseurs, qui ne peuvent en théorie être victimes de confiscation, y compris pour crime de lèse-majesté – une règle globalement respectée dans une ville pourtant en proie à d’incessantes luttes intestines. C’est là sans doute la force principale de San Giorgio : nichée au cœur de l’État génois, l’institution tire parti de ses vicissitudes sans s’y compromettre elle-même. Mais le cœur de la dimension politique de San Giorgio est surtout constitué, selon C. Taviani, de sa domination directe sur de nombreux territoires entre 1446 et 1562. Ils sont acquis et possédés à des moments distincts, et peuvent être divisés en trois ensembles : les comptoirs en mer Noire et en Méditerranée orientale, entre 1447 et la conquête ottomane de 1475 ; la Corse, la possession la plus étendue et la plus durable (de 1453 à 1562, malgré une interruption au profit des Sforza de Milan entre 1464 et 1483) ; et une série de domaines continentaux en Ligurie et en Lunigiana (ainsi que l’île toscane de Capraia), acquis pour la plupart à partir des années 1480. San Giorgio s’installe en mer Noire à la suite de la prise de Constantinople afin de tenter de défendre Caffa, grand marché aux esclaves, mais, en dépit de tentatives d’alliance avec les Tatars et l’obtention d’une bulle pour la vente d’indulgences en 1455, la ville tombe vingt ans plus tard. La Corse est le territoire qui reçoit le plus d’attention de la part de San Giorgio, qui tente même d’y implanter des colonies de plantation par l’envoi de paysans ligures à partir de 1539, mais la force des oppositions locales et du banditisme limite son contrôle du territoire. La Lunigiana et la Riviera, enfin, permettent de contrôler les routes du commerce du sel. La domination sur l’ensemble de ces territoires est sanctionnée dans les textes par l’exercice du triptyque du mixtum et merum imperium, de la plena iurisdictio et de la potestas gladii : la Casa, en un mot, se fait souveraine, avec son emblème, sa justice et ses soldats, et développe une véritable culture de gouvernement. La question de la nature de ces possessions aurait toutefois mérité un traitement plus étendu au vu de leur importance dans la démonstration. Selon l’auteur, il n’y a pas domination coloniale en mer Noire sous San Giorgio, puisque tous ses territoires sont administrés par des gouverneurs : qualifier la mer Noire de colonie obligerait donc à en faire de même pour la Corse et la Ligurie. Eu égard aux projets de plantation et à la militarisation de la présence en Corse et en Italie, il semble néanmoins possible de défendre un emploi plus plastique de la catégorie coloniale. La domination géorgienne requiert en tout cas de nouveaux approfondissements pour être caractérisée avec plus de précision, même si C. Taviani rappelle l’inégalité de la documentation selon les périodes et les territoires. Il invite notamment au croisement avec les sources d’acteurs locaux pour relativiser l’extension de la souveraineté de San Giorgio.
Après avoir fait l’histoire de San Giorgio, C. Taviani se tourne enfin vers son but affiché : reconstituer celle de son modèle et de sa circulation. Le thème de la dualité du pouvoir à Gênes, divisé entre la commune et la Casa, émerge dès la période de domination de la ville par les Sforza entre 1464 et 1478 : deux mémoriaux émanant de l’Office des Monnaies, marginalisé par la Casa, présentent celle-ci comme un parti des spéculateurs contre lequel les nouveaux seigneurs doivent se prémunir. Mais la fortune du modèle géorgien vient surtout d’un passage du livre VIII des Histoires florentines de Machiavel (imprimé pour la première fois en 1532), dans lequel le chancelier l’érige en exemple républicain sans précédent, ni dans l’histoire ni même dans la théorie : la Casa, une association de créanciers, aurait en effet permis de créer un ordre politique stable au-dessus des luttes de faction, qui conduira Gênes à surpasser Venise lorsque la commune aura été définitivement absorbée. C’est à partir de ce texte que San Giorgio devient un exemple paradigmatique hors d’Italie, tantôt comme précédent illustre, tantôt, au contraire, comme repoussoir. L’auteur se penche sur trois cas : la VOC, la Banque d’Angleterre et le Système de Law. Dans le premier, le lien vient de deux comparaisons : l’une que Paul Choart de Buzanval, ambassadeur français auprès des Provinces-Unies, attribue à des marchands fondateurs de la VOC (laissant ouverte la possibilité que le modèle génois ait pu influencer sa genèse) ; l’autre, nettement plus tardive, de l’abbé Galiani dans le De la monnaie (1751), qui fait cette fois directement référence à Machiavel. Dans le cas de la Banque d’Angleterre, San Giorgio apparaît d’abord dans les écrits de son fondateur William Paterson – qui en fait un précédent unique en termes de rendement pour les actionnaires –, puis dans une série de pamphlets publiés en Angleterre entre 1708 et 1710. Si Machiavel y est de nouveau la référence centrale, il est utilisé aussi bien pour défendre la Banque que, à contresens, pour la critiquer comme l’œuvre d’une oligarchie prédatrice devant mener à la guerre civile. Ces textes réapparaissent même quelques décennies plus tard aux États-Unis, lors de la fondation de la Bank of North America puis de la First Bank of the United States. Mais c’est dans le cas de Law que les connexions sont les plus évidentes : le financier écossais vit en effet à Gênes de 1708 à 1711, où il investit directement dans San Giorgio. En 1720, alors que le Système entre en crise, l’éloge de la Casa par Machiavel lui sert d’argument d’autorité dans plusieurs textes anonymes où ses partisans et lui tentent de se défendre. À partir des papiers préparatoires d’Earl J. Hamilton à sa monographie jamais publiée sur Law, C. Taviani reprend l’idée que le principe du Système, à savoir la transformation des créanciers publics en actionnaires de l’État, serait calqué sur celle de la Casa – même si on peut regretter, sur ce point, l’absence de référence au livre récent d’Arnaud Orain, qui relativise le rôle du seul Law dans sa conceptionFootnote 4.
En définitive, si C. Taviani cherche à démontrer l’existence d’un modèle institutionnel géorgien, il semble plutôt aboutir à reconstruire l’émergence, via Machiavel, d’un motif discursif et politique d’autant plus efficace qu’il se prête à des emplois contradictoires. Les recours postérieurs à San Giorgio disent moins, en effet, de la Casa elle-même que des enjeux soulevés par les institutions auxquelles on la compare et de la peur récurrente d’une appropriation privée du bien commun. Or celle-ci emprunte des formes qui, du point de vue institutionnel, diffèrent grandement les unes des autres : Galiani voit en San Giorgio l’antécédent de la VOC en tant que première société par actions, tandis que c’est le principe du monopole d’une banque privée sur la dette publique qui fait débat dans le cas de la Banque d’Angleterre. Et si le sous-titre du livre insiste sur la dimension territoriale de San Giorgio, celle-ci semble moins frapper les contemporains par l’analogie avec les factoreries anglaises ou néerlandaises que comme manifestation de l’appropriation du pouvoir public. Cette pluralité invite à élargir davantage encore le périmètre des comparaisons : en Italie, un observateur contemporain aguerri comme le cardinal De Luca fait au contraire de la Casa un exemple de banque publique chrétienne et vertueuse, une catégorie qui néglige son passé territorial et regroupe au contraire monts-de-piété et banques municipales de différentes sortesFootnote 5. Les interprétations contradictoires de San Giorgio, dans tous les cas, semblent relever d’abord de débats plus vastes autour de l’influence croissante de la finance sur la société.
L’histoire de San Giorgio et de son modèle se révèle donc porteuse d’une généalogie originale des institutions financières modernes. En premier lieu, C. Taviani se montre soucieux d’offrir une histoire du capitalisme sur le temps long, dans laquelle tout ne débute pas avec l’Angleterre du xviiie ou les États-Unis du xixe siècle, mais où l’Europe médiévale et la Méditerranée islamique trouvent également leur place. Cela étant, The Making of the Modern Corporation esquisse surtout, en empruntant le chemin des polémiques et des controverses plutôt que celui des comparaisons juridiques et typologiques, une nécessaire histoire politique des institutions financières faisant toute la place aux débats sur leur fonctionnement et leurs rapports avec la chose commune.