À l’aube du xvie siècle, la Monarchie catholique s’emploie à restreindre l’emploi de l’arabe par les musulmans convertis de la péninsule Ibérique (morisques). Ce processus de marginalisation et de répression de la langue arabe prend de l’ampleur dans la seconde moitié du siècle, lorsque le décret royal (pragmática) de 1566 interdit son emploi et suspend la validité légale des contrats rédigés en arabe. Ce texte, perçu par certains morisques comme une attaque contre leurs coutumes, alimente une colère qui débouche, moins de deux ans plus tard, sur la sanglante révolte des Alpujarras (1568-1571). Pourtant, en parallèle de ces mesures répressives, l’étude de l’arabe se développe et certains réseaux lettrés de la péninsule se passionnent pour la traduction. La bibliothèque royale de l’Escurial devient même, par les manuscrits qu’elle acquiert et les savants qu’elle attire au fil des xviie et xviiie siècles, l’un des plus importants centres européens d’études arabes. C’est ce paradoxe qu’examine Claire M. Gilbert dans son ouvrage, à travers une vaste enquête sur la place de la langue arabe et, surtout, de la traduction dans la société espagnole tout au long et au-delà du « siècle morisque » (1502-1614) (p. 3).
Ces questionnements autour des usages de l’arabe dans l’Espagne moderne ne sont pas nouveaux. Depuis deux décennies, des historiens, espagnols d’abord, ont montré combien cette langue continue à occuper une place importante dans la vie intellectuelle de la péninsule bien après la chute du royaume naṣride de Grenade. Dans leur examen de l’énigmatique affaire des livres de plomb du Sacromonte, ces tablettes de plomb gravées de caractères arabes découvertes à Grenade à la fin du xvie siècle, Mercedes García-Arenal et Fernando Rodríguez Mediano ont mis en évidence la diversité des usages de l’arabe dans la péninsule ainsi que le rôle moteur joué par la traduction dans le rapport de l’Espagne à son passéFootnote 1. Plus récemment, Daniel Hershenzon et Thomas Glesener ont démontré l’implication de l’État espagnol dans le développement d’études arabes dont les ramifications s’étendent de part et d’autre de la Méditerranée, du Maghreb jusqu’au Proche-OrientFootnote 2. Autant de travaux qui sondent les spécificités d’un orientalisme espagnol par rapport au reste de l’Europe.
Des questionnements déjà anciens, donc, mais que C. M. Gilbert parvient à renouveler en juxtaposant et en comparant plusieurs terrains d’investigation à l’intérieur et au-delà des frontières de la péninsule. Alors qu’elle transporte son lecteur de Grenade à Oran en passant par Marrakech, le but de son enquête est double. Premièrement, elle s’emploie à identifier et examiner les différents contextes dans lesquels la traduction arabe devient indispensable au bon fonctionnement de certaines institutions péninsulaires. Des archives inquisitoriales aux fonds notariaux, l’autrice traque les traces documentaires générées par ces différents processus de traduction, qu’il s’agisse de procès, de documents fiscaux ou de correspondance diplomatique. Deuxièmement, C. M. Gilbert s’attache à produire une histoire incarnée de la traduction en explorant les pratiques, discours et trajectoires de ses acteurs, dont elle fait ressortir l’extrême diversité, depuis l’ex-captif Diego de Urrea jusqu’au morisque Alonso del Castillo.
Dans cette perspective, l’autrice déploie le concept de « traduction fiduciaire » (fiduciary translation) (p. 6), qui décrit l’ensemble des stratégies utilisées par les traducteurs pour convertir des textes arabes en documents intelligibles et surtout exploitables dans des contextes spécifiques, qu’il s’agisse d’une collecte d’impôts ou d’un procès inquisitorial. À travers cette production linguistique, les traducteurs contribuent au fonctionnement des institutions qui les protègent : ceux-ci bénéficient en effet de postes officiels rémunérés qu’ils s’évertuent à conserver en exhibant leur expertise, leur expérience et leur loyauté au sein de certains réseaux d’influence. Pour l’autrice, cette « traduction fiduciaire », exercice performatif fondé sur la confiance interpersonnelle, modèle les institutions de la péninsule et les rapports qu’elle entretient avec le reste de la Méditerranée.
La première partie de l’ouvrage, peut-être la plus originale, explore la naissance de ce mouvement de « traduction fiduciaire » à Grenade, au début du xvie siècle, dont l’ampleur peut, selon C. M. Gilbert, être comparée à celle de l’École de Tolède aux xiie-xiiie siècles. Par son analyse systématique des romanceamientos, ces traductions de documents arabes produites par les autorités municipales et judiciaires de Grenade, l’autrice montre comment certains concepts et pratiques juridiques de l’époque naṣride perdurent, grâce à ce mouvement de traduction, dans le nouveau système juridique mis en place après la conquête.
Si l’étude glisse d’un terrain à l’autre au risque d’en négliger les particularités, l’autrice parvient, en déportant son regard du centre de la monarchie (Grenade) vers les places-fortes (présides) espagnols en Afrique du Nord, à mettre en lumière les spécificités locales de certains processus de traduction. Contrairement à Grenade, où le travail des traducteurs officiels se fonde sur l’écrit, les traducteurs de la monarchie dans les présides, qui occupent la seconde partie de l’ouvrage, utilisent leurs compétences pour négocier, essentiellement de façon orale, avec les sociétés alentour. Comme dans la péninsule, ces derniers entrent en compétition pour l’obtention de postes fixes et s’appuient sur des réseaux d’influence pour mettre en valeur leurs compétences.
Plus qu’à des espaces, l’autrice s’intéresse, dans les trois dernières parties de l’ouvrage, aux différents usages de la traduction en Espagne et à travers la Méditerranée. À partir de la fin du xvie siècle, la traduction arabe joue, par exemple, un rôle de premier plan dans les relations stratégiques qu’entretient la monarchie avec le Maroc saʾadien. Elle acquiert aussi une importance considérable dans la péninsule, qu’il s’agisse des campagnes d’évangélisation des morisques ou de la répression inquisitoriale : certains missionnaires s’appuient sur l’arabe pour mieux christianiser, tandis que les inquisiteurs s’emploient à traduire les textes confisqués pour étoffer leurs accusations. Enfin, tout au long des xviie et xviiie siècles, les traductions de documents arabes, souvent véridiques mais parfois fantaisistes, sont réemployées dans des imprimés politiques ou historiques, où elles façonnent les conseils donnés aux princes comme le regard des élites sur le passé musulman et morisque de la péninsule. S’attachant à exhumer ces figures de traducteurs et à faire l’histoire de leurs pratiques, ce livre est une contribution remarquable à l’historiographie des brokers, ces hommes de l’entre-deux, dans la Méditerranée moderne. Plutôt que de les considérer comme des intermédiaires par essence, l’autrice place au cœur de son analyse leur discours et la façon dont ils définissent eux-mêmes la nature et les frontières des terrains sur lesquels ils agissent – pour reprendre l’expression de Natalie RothmanFootnote 3.
En insistant sur la capacité d’action des traducteurs, l’ouvrage court parfois le risque de minimiser l’ampleur de la répression subie par ces acteurs et surtout par le reste de la population arabophone en Espagne – qui ne bénéficie pas de la même protection. On s’étonne ainsi que les conséquences des confiscations et/ou destructions de l’ensemble des collections arabes de la péninsule,comme celles de l’érosion de la connaissance de l’arabe dans certains pans de la population morisque ne soient pas davantage évoquées. Toutefois, réfuter le caractère marginal des acteurs étudiés permet à l’autrice d’éclairer avec pertinence leur rôle dans la mise en place d’un système répressif à l’échelle de la péninsule, et donc de mettre au jour toute l’ambivalence de leur position dans la société espagnole.
L’autre qualité de cet ouvrage est de relier l’histoire de la traduction arabe à l’extension des intérêts et des territoires de l’Empire espagnol en Méditerranée. Tout au long des xvie et xviie siècles, le travail de certains traducteurs, à l’instar de Diego de Urrea, devient essentiel à la négociation de traités stratégiques, comme la cession du port de Larache à la monarchie par le sultan saʾadien Muḥammad al-Shaykh en 1610. En parallèle, le travail de traducteurs juifs et morisques façonne la manière dont les Espagnols communiquent avec les populations voisines des présides. En outre, le cadre impérial choisi par l’autrice pour analyser l’importance de la traduction facilite également la comparaison avec d’autres terrains : à Grenade comme au Yucatán, la langue, respectivement l’arabe et le maya-quiché, est utilisée comme un outil de gouvernement et, progressivement, à l’image des peuples qui la parlent, « réduite » par les Espagnols (p. 161-162). Par son approche multi-située, le stimulant ouvrage de C. M. Gilbert contribue donc à mettre en lumière toute la diversité du versant péninsulaire et méditerranéen de cet Empire de la traduction.