Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Publié la même année que le monumental tome IX de l'Encyclopédie française, « L'univers économique et social », précédant de peu L'Économie du XXe siècle qui rassemble les principales études scientifiques de François Perroux, parues durant les dix dernières années, Economie et Société », petit livre lourd de substance, semble être à la fois le fruit des méditations d'un homme qui vient de reconnaître en son entier le champ de sa spécialité, et l'annonce de recherches futures dans les territoires nouvellement ouverts à la science économique conçue comme science de l'homme.
François Perroux appartient à cette catégorie de savants que Florian Znaniecki appelle, dans un de ses ouvrages sur la sociologie de la connaissance, celle des « explorateurs », ceux qui découvrent de nouveaux problèmes.
1. Encyclopédie française, t. IX dirigé par F. Perroux, Larousse, 1961.
2. Perroux, F., L'économie du XXe siècle, P.U.F., 1961.Google Scholar
3. Perroux, François, Economie et société. Contrainte, échange, don, Presses universitaires de France, 1960, p. 186 Google Scholar (Collection « Initiation philosophique » dirigée par M. J . Lacroix.)
4. Znaniecki, F., The social rôle of the man of knowledge, New York, 1940, Columbia University Press, chap. iv.CrossRefGoogle Scholar Selon F. Zaniecki, « l'explorateur s'oppose au triple dogmatisme imposé par le milieu social se couvrant de l'autorité des « techniciens », par les écoles soi-disant sacrées par les scholastiques, au nom de la soi-disant « évidence rationnelle » et de la « nécessité logique » : lignes qui semblent s'appliquer directement à François Perroux.
5. L'univers économique et social, Introduction « La science économique », notamment pages 9-04-7 à 9-06-3.
1. Id., p. 9-06-1.
2. Science de L'homme et science économique, Librairie de Médieis, 1943, 40 pages, cf. p. 10.
3. Op. cit., p. 9-02-9.
4. Par exemple, p. 14 : « en nous interdisant autant qu'il est possible la recherche philosophique qui — malheureusement — n'est point de notre compétence ».
5. « Aucun jugement moral n'est impliqué dans tout cela », p. 117.
6. « Qu'on n'attende pas de nous une oeuvre d'imagination », p. 21.
7. Sorokin, Pitirim, Tendances et déboires de la sociologie américaine, Aubier, 1959, 401 pagesGoogle Scholar, chap. vu « La quantophrénie ». A noter : Sorokin, qui critique les excès « du culte de la numérologie », a été l'un des premiers à employer en sociologie les méthodes quantitatives. De même, François Perroux, qui dénonce les « comptabilités marchandes » a fait oeuvre de pl.nnier en matière de calcul du revenu national. Dans les deux cas, il s'agit donc, non pas de refuser les méthodes quantitatives, mais de les enrichir.
1. Il suffit pour s'en convaincre de lire la table des matières de L'économie du XXe siècle. S'y retrouvent, parmi les divisions principales : « Economie dominante », « Pôle de développement », « Coûts de l'homme », « Croissance harmonisée », « Economie généralisée ».
2. Science de Vhomme et science économique, op. cit., p. 9.
3. Cf. Journal des Economistes, avril 1908, p. 109 à 121. (A ce sujet, voir G. Lur- Talla, « Sociologie économique », L'année sociologique, 1940-1948, t. II, p. 655.)
4. Economie et société, op. cit., p. 97. Une note précise que la comptabilité du xxe siècle comprend, notamment, les tableaux d'inputs et d'outputs, les comparaisons d'effets collectifs, etc. : « le moderne accroît le domaine de ses comptes ».
5. F. Perroux, « Une introduction à l'étude de l'économie politique », Revue d'économie politique, 1940, p. 216 à 234, voir notamment p. 227 et 228.
1. « Notions extrêmement séduisantes pour des esprits non orthodoxes » (Jean Weiller, « Déterminismes sociaux et déterminismes économiques », Cahiers internationaux de sociologie, 1956, vol. XXI, p. 41.).
2. On pourrait multiplier les citations. Stuart Mill lui-même, dont F. Perroux cite la phrase amère sur la psychologie des « chasseurs de dollars », reprochait aux économistes d'ignorer que « les hommes occupés derrière leur comptoir » ont sans doute « plus de souci de leurs aises ou de leur vanité que de leur gain pécuniaire ». D'ailleurs F. Perroux s'en prend bien davantage aux épigones qui ne remettent jamais en cause les postulats qu'ils utilisent — ou même oublient complètement qu'il s'agit de simples postulats — plutôt qu'aux maîtres qui les ont posés : dans les théories d'Adam Smith, professeur de psychologie, ou de Ricardo, banquier, s'agitent des hommes véritables. (Cf. Perroux, Science de l'homme et science économique, op. cit., p. 9.)
3. F. Perroux cite l'opinion d'un certain nombre d'hommes de sciences sur la réalité des motivations « non économiques » (Economie et société, p. 104 et sq.). Dans le même sens on peut utiliser les grandes enquêtes de psycho-sociologie réalisées aux Etats-Unis, telles que « Explorations in altruistic love and. behaviour » (Boston, 1950), ouvrage collectif publié sous la direction de P. Sorokin, lequel se réfère à des ouvrages comme Coopération and compétition : an expérimental study in motivation de J. B. Maller, ou Fairness and generosity de B. A. Wright. D'un point de vue un peu différent, M. Dumazedier a réalisé, en France, des enquêtes sur les satisfactions comparées données par le travail, le loisir et les activités familiales.
4. A ce sujet, François Perroux fait référence (p. 156) au mémorable Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques de Marcel Mauss, et lui consacre plusieurs développements. On peut remarquer que si F. Perroux insiste sur le fait que l'échange ne doit pas exclure le don parmi les modalités de l'acte économique, Mauss présentait la même analyse à l'envers, en nous apprenant que le don n'était qu'une forme archaïque de l'échange, ce qui tendrait plutôt à diminuer la spécificité du don qu'à l'augmenter, le don ayant toujours en fait, une contrepartie. Claude LÉVI-Strauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, P.U.F., 1949, élargit la leçon de Mauss et donne à la notion d'échange une valeur fondamentale : l'ensemble des prestations et des événements de la vie sociale étant inscrit dans ce qu'il appelle « des cycles d'échanges ». Sur les rapports entre échange et don, Benveniste a publié dans L'année sociologique 1948-1949 (p. 7 à 20) une étude intitulée « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen », qui fait apparaître toute une phénoménologie indo-européenne de l'échange. Pour souligner combien cette étude est suggestive, citons, par exemple : « dans la plupart des langues européennes « donner » s'exprime par un verbe de la racine do- (…). Aucun doute ne semblait possible sur le contenu de cette signification, jusqu'au jour où l'on a établi que le verbe hittite da- signifie non pas donner, mais prendre (…), curieuse ambivalence sémantique" (art. cit.,p. 8).
5. Sur le rôle de la contrainte — qui (voir la note précédente) pénétrait le don archaïque en le faisant entrer dans un jeu « d'obligations rebondissantes » — on peut citer une observation de Claude Lévi-Strauss qui précise une remarque de Mauss (retenue par F. Perroux, p. 163) selon lequel, avant d'en venir à l'échange commercial, il fallut « d'abord apprendre à poser les lances ». Claude Lévi-Strauss, en effet, décrit ainsi les anciens marchés des indiens chukchee : « On y venait armé et les produits étaient offerts sur la pointe des lances…, parfois on tenait un ballot de peaux d'une main et de l'autre un couteau à pain tant on était prêt à la bataille (…). Aussi le marché était-il désigné jadis d'un seul mot (…) qui s'appliquait aussi aux vendettas » (Structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 77-78). Cette citation nous semble aller plus dans le sens de la thèse générale de F. Perroux sur le rôle de la contrainte dans les rapports économiques, que celle de Mauss : a-t-on jamais « déposé les lances » ?
1. F. Perroux dénonce « le carnaval des beaux sentiments » (p. 21), assure que « les bons sentiments — seuls — font de mauvaise économie » (p. 171).
2. Sur tous ces points, le chapitre est si séduisant, les rapprochements indiqués tout à la fois si paradoxaux et, en bien des cas, si frappants, qu'on a scrupule à signaler que Marx n'aurait certainement pas parlé de « société terminale », et qu'il a donné moins de précisions sur la future société communiste que ne pourrait le croire un lecteur pressé d'Economie et société. De même seuls certains lecteurs tireront toute la valeur de la rapide allusion à l’Economie sociale de Walras (p. 65), et se rappelleront que l'homme des équations de l'équilibre était aussi un socialiste, partisan de réserver à l'Etat la propriété du sol et de son revenu, ainsi que des mines, des chemins de fer et « autres monopoles économiques naturels et nécessaires ». Sur cela, le rapprochement avec les libertaires ne se justifie plus.
1. Sans entrer dans le détail des développements, comparons : Les théories de l'échange marchand ont été présentées sous une forme déterminée, reflet de l'histoire et du contenu transitoire des sociétés marchandes. Elles sont nées de la rencontre de schémas mécanicistes et de l'observation de sociétés marchandes en pleine prospérité i (p. 73-74), et : « Les sociétés marchandes de l'Occident européen n'ont jamais prospéré par les seules recettes de l'économie à base de marché. Toujours l'échange qu'elles ont connu a été perméable à la contrainte et au don » (p. 1).
1. A ce sujet, des réflexions comme celles de Kenneth Boulding sur la consommation considérée comme un phénomène sadique (car consommer c'est détruire) prolongent les observations présentées ici.