L’université de Poitiers a fait de l’étude des cultes antiques l’une de ses spécialités, sous la direction d’Yves Lafond, qui n’en est pas à sa première réflexion sur l’articulation entre l’administration antique de la mémoire et l’autoreprésentation – que l’on appelle aujourd’hui les « identités » – des sociétés anciennesFootnote 1 . Il est désormais rejoint par Delphine Ackermann et Alexandre Vincent. L’édition de ce colloque, qui se déroula en mai 2019, ajoute une instance nouvelle à cette réflexion, à vrai dire nécessairement sous-jacente en raison de la nature pragmatique du polythéisme : les « pratiques religieuses ». Parmi les remarquables qualités de cette réunion scientifique, on relèvera l’invitation d’excellents jeunes chercheurs ; le soin scientifique apporté à l’édition, notamment grâce à des textes introductif et conclusif très élaborés ; enfin, l’association dans la réflexion des mondes grec et romain.
Dans les contributions à cet ouvrage, la « mémoire religieuse » ne pèse jamais sur le présent à la manière d’un capital inerte ou objectif : elle est bien au contraire une matière traversée par l’innovation cultuelle, instrumentalisée par les discours sociaux dits « identitaires » privés et publics, glorifiée, resémantisée, intensifiée, voire travestie ou anachronique. Son caractère collectif repose sur des stratégies familiales ou sociales perceptibles dans l’espace et qui peuvent se manifester par des expériences synesthésiques. Le capital mémoriel prend la forme rhétorique de la norme traditionnelleFootnote 2, soit des pratiques dites « ancestrales » auxquelles il conviendrait de se conformer : là encore la réactualisation de rites considérés comme anciens, pratiqués kata ta patria (selon l’usage ancestral), répond à des objectifs sociaux, idéologiques ou anthropologiques qui s’inscrivent dans le temps présent. L’argument est la légitimité des archaia (récits sur les premiers temps), mais la visée est contemporaine et accompagne les évolutions des sociétés anciennes, parmi lesquelles figure bien entendu le culte des Sebastoi (Augustes) selon des modalités traditionnellement réservées aux dieux.
Dans un avant-propos qui affronte en réalité l’une des principales difficultés du polythéisme – soit la compréhension et la définition de la qualité de sacré, hiéros –, Pierre Brulé travaille, avec la sagacité coutumière de ses cheminements en pays grec, la notion de « sacré » qui, sous sa plume, perd précisément sa consistance notionnelle pour désigner un état des « choses », arbres, lance, mèche ou pierre, qui ne tiennent pas exactement leur caractère sacré des dieux mais d’une kathiérôsis, procédure tout humaineFootnote 3, semblable d’un point de vue pragmatique à la transsubstantiation chrétienne, ou métousiôsis. Les rôles de l’agentivité humaine – approche développée par Jörg Rüpke et son équipe – et de l’adresse onomastique – on pense aux travaux du projet ERC Advanced Grant MAP (Mapping Ancient Polytheisms)Footnote 4 – dans le processus de sacralisation comme dans la dimension matérielle de la métamorphose de l’offrande sont, ainsi que le montre P. Brulé, deux aspects importants des recherches contemporaines sur les pratiques religieuses polythéistes et monothéistes. Notons que l’intérêt des historiens pour les matérialités et leurs qualités documentaires propres est ancien ; il remonte bien entendu aux travaux de l’archéologue André Leroi-Gourhan, qui fut l’un des premiers à valoriser l’étude des mobiliers en considérant que la « bonne » préhistoire – l’archéologie générale, somme toute – était une forme de l’ethnologie et qu’elle ne devait pas se contenter d’être typo-stratigraphique mais viser les « modes d’existence », la « fonction » des objets, les significations qu’ils charrient, en ne dissociant pas l’analyse des faits culturels et sociaux de celle des faits matériels. Le « déversement du social dans le matériel » n’était donc pour lui pas suffisant et il privilégiait « le courant à double sens dont l’impulsion profonde est celle du matériel »Footnote 5. Dans cette lignée, l’avant-propos de P. Brulé rouvre en grand le dossier de la fabrique du hiéros, et l’originalité de l’ouvrage, comme l’indique très bien son titre, est d’articuler la pratique cultuelle aux notions historiennes de « mémoire » et d’« identité », sans recours affiché au mot et à la catégorie de « religion », terme dont l’usage pour décrire l’Antiquité polythéiste se voit contesté, mais à qui l’on doit reconnaître des qualités qui dépassent celles d’une facilité de langageFootnote 6. Comme l’écrit Y. Lafond dans l’introduction, l’objectif de l’ouvrage est d’étudier « les liens du fait religieux avec le social et les conduites de vie » dans le cadre d’une « approche culturelle où se croisent les thèmes de la mémoire et de l’identité » (p. 34) et de l’« expérience spatiale » (p. 36), c’est-à-dire des « lectures mémorielles de l’espace » (p. 37). De manière significative, le savant introduit la notion de « religion » dans la dernière phrase de son introduction : les « religions » sont « une forme particulière de mémoire collective » (p. 42), marquant in fine une discrète préférence pour les travaux de John Scheid, confirmée par D. Ackermann et A. Vincent en conclusion. Néanmoins, l’esprit général du colloque, de manière plus ou moins explicite, revendique à la fois les positions scientifiques de J. Scheid et celles de J. Rüpke, et tente de les réconcilier grâce à l’approfondissement de la notion de « mémoire », qui, d’évidence, ne trace pas une ligne de partage entre l’individu et le collectif ou le public. Le lecteur trouvera aussi de riches réflexions sur l’analyse spatiale multiscalaire des cultes grecs, romains ou gaulois, de passionnants retours sur la notion de « lieu commun » et de sa métamorphose en « lieu de mémoire » dans les espaces collectif et domestique, qui complètent les travaux sur l’« archéologie de la mémoire » (notamment ceux de John Boardman).
Le « fait mémoriel » en contexte cultuel est la notion clef de cet ouvrage. Le recours très fréquent à la notion d’« identité », même quand son maniement se tient loin de toute manipulation ou instrumentalisation – la « phraséologie identitaire » de Laurent DubreuilFootnote 7 –, comme dans cet ouvrage, pose aujourd’hui des difficultés, car il peut être mésinterprété. À l'image des « pratiques religieuses », les « identités » antiques que nous repérons sont plurielles, imbriquées savamment ou de manière aléatoire sur fond de mobilités méditerranéennes. N’en déplaise aux thuriféraires de l’identité-propriété – d’un sol, d’une singularité extraordinaire et irréductible, d’un moi –, le véritable sens de l’origine étymologique du terme « identité » – le latin idem, « le même », ou identitas, « qualité de ce qui est identique » – ne prête pas à confusion, car il n’est pas le produit d’une élaboration complexe. L’identité est ce qui établit l’individu en tant que tel. L’extrapolation vers le collectif, la nation, le peuple est, selon nous, un abus de langage. Dans le Dictionnaire de la Méditerranée Footnote 8, l’entrée « Identification » remplace l’attendue « Identité » et renvoie à une catégorie sociale attribuée à des individus par un État, un parti ou une entreprise, en remettant avec finesse l’identité à sa place, sans nier l’actualité de cette notion et en montrant en négatif à quel point elle est une construction qui obéit à diverses temporalités et idéologies. L’identité désigne donc à la fois le fait qu’un individu est particulier, singularité que l’on peut juger sur « pièces », et qu’il est identique en cela à d’autres membres de la communauté dans laquelle il vit, d’abord politique, puis, par extension, sociale ou culturelle. L’identité est une notion qui est de l’ordre de la relation à soi et au groupe ; elle ressortit à la construction de la notion de personne, singulière par définition, et à celle d’intégration dans un ensemble plus vaste d’individus identiques d’un point de vue collectif ou politique. Les difficultés commencent quand on considère, par le haut en quelque sorte, qu’un État a une identité unique et éternelle : on ne désigne alors plus les liens qui unissent une communauté, mais les traits ou la caractéristique principale qui la rendent irréductible, incomparable, inassimilable. On transpose ainsi l’idée de singularité qui est centrale dans la notion d’identité individuelle vers le sens collectif de l’identité ; une qualité personnelle irréductible est attribuée au groupe, au peuple, à la nation. Paul Ricœur distinguait l’identité invariable d’une personne ou d’un groupe, monolithique et définitive, et l’« identité-ipséité », un « soi » qui évolue, connaît une histoire et des complexités aléatoires. La première est de l’ordre des constructions historiques, et doit donc faire l’objet d’une déconstruction historienne, en particulier en contexte antique, pour lequel les porosités entre public et privé sont bien mises en valeur par l’ouvrage. Ce colloque échappe pour l’essentiel à ces remarques et les auteurs montrent finalement que l’« identité » est une notion consubstantielle à celle de « mémoire » en ceci qu’elle est de l’ordre de la construction idéologique, de la recherche d’une intelligibilité du contemporain, magnifié le plus souvent, figé face aux mobilités et aux incertitudes du temps et toujours référencé, avec plus ou moins de pertinence et d’inventivité. La convocation de la « mémoire » dans l’histoire est au mieux un opportunisme utile, au pire une falsification mensongère. L’« identité » et sa composante « authenticité », si appréciée de nos jours malgré son évidente inconsistance, sont de même nature : des fictions et des idées fixes qui participent à l’effacement du politique. Ce colloque de l’université de Poitiers démontre brillamment tout l’intérêt des recompositions méthodologiques et notionnelles actuelles et la capacité de l’histoire antique à n’être pas ancienne mais parfaitement contemporaine.