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Franck Mercier, Piero della Francesca. Une conversion du regard, Paris, Éd. de l’EHESS, 2021, 360 p.

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Franck Mercier, Piero della Francesca. Une conversion du regard, Paris, Éd. de l’EHESS, 2021, 360 p.

Published online by Cambridge University Press:  14 February 2024

Raphaël Bories*
Affiliation:
raphael.bories@gmail.com
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Varia (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Avec cet ouvrage tiré de son habilitation à diriger des recherches soutenue en 2018, Franck Mercier met au centre de l’analyse de l’œuvre de Piero della Francesca la virtuosité mathématique du peintre, dont il montre comment elle est mise au service d’une méditation dévotionnelle sur le temps et le salut. La commensuratio, science de la mesure exacte dont le peintre revendique la pratique en donnant une importance centrale aux lignes et aux angles, inviterait le spectateur à déplacer son regard – à le convertir – pour voir le Dieu caché. L’auteur propose aussi de replacer, à rebours d’une histoire sociale de l’art mettant l’accent sur le caractère collectif de la production artistique, l’individualité du peintre au cœur du tableau, insistant sur le caractère sociologiquement inclassable de Piero, à la fois artiste de cour et artisan soucieux de son « indépendance matérielle et intellectuelle » (p. 315).

Le point de départ de cette enquête est le panneau de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca, dont F. Mercier avait pris le risque de proposer les premiers éléments d’une nouvelle interprétation dans cette revue en 2017Footnote 1. Le terme de risque, utilisé alors par l’auteur lui-même, se justifie au regard de la quantité d’interprétations dont cette œuvre a déjà été l’objet : l’annexe du livre présente les quelque quarante hypothèses d’identification des trois personnages au premier plan formulées entre 1744 et 2014. La moitié d’entre elles sont postérieures à 1981 et à la publication de l’Enquête sur Piero della Francesca de Carlo GinzburgFootnote 2, qui a joué le rôle d’un puissant révélateur de ce que l’auteur qualifie dans l’introduction d’« opposition stérile entre l’histoire stylistique et l’histoire sociale de l’art » (p. 20). Tandis que le travail de C. Ginzburg avait pour point de départ l’incapacité de l’histoire de l’art traditionnelle à apporter une compréhension historique de l’œuvre, plusieurs historiens de l’art lui ont reproché de réduire le tableau au simple statut de document en négligeant ses aspects formels.

F. Mercier souhaite ici dépasser ce clivage et mobiliser à la fois les ressources de l’histoire de l’art et de l’histoire pour mener l’analyse interne du tableau tout en le replaçant dans le contexte pictural, littéraire, théorique, philosophique, social et religieux de son temps, loin de l’idée d’une peinture qui « n’aurait plus rien à dire de son époque, de ses convictions religieuses » (p. 22), souvent convoquée au sujet de l’œuvre de Piero della Francesca. La singularité du panneau n’est pas abordée par le biais de son évaluation esthétique et de la notion de chef-d’œuvre, mais par celui de l’« iconographie analytique » défendue par Daniel Arasse, soucieuse de l’écart et de l’exception par rapport à la normeFootnote 3. Le « splendide isolement » (p. 23) du chef-d’œuvre est également rompu par sa mise en relation avec d’autres œuvres du peintre, auxquelles est appliquée la même grille de lecture : le Saint Jérôme pénitent de Berlin, le Saint Jérôme et un pénitent de Venise, le Baptême du Christ de Londres et la Madone de Senigallia d’Urbino.

Le premier des quatre chapitres de l’ouvrage, dont il constitue le cœur, est consacré à la Flagellation, dont l’auteur souligne les spécificités : le thème n’est d’abord presque jamais traité de manière autonome, à l’exception du tableau de Luca Signorelli, élève de Piero della Francesca – on peut aussi citer le bronze de Francesco di Giorgio Martini, également lié à la cour d’Urbino. Surtout, le tableau de Piero est caractérisé par un « dispositif binaire » (p. 30) opposant deux groupes de personnages, les trois hommes au premier plan sur la droite semblant ignorer la flagellation sur la gauche : leur identité et leur relation avec la scène biblique constituent ce qui est présenté comme « l’énigme de Piero », à laquelle trois traditions interprétatives ont essayé de répondre. Une première a vu dans les trois personnages des contemporains de la flagellation ; une deuxième a identifié le personnage central comme Oddantonio da Montefeltro, assassiné en 1444 ; la dernière, notamment défendue par C. Ginzburg, a mis le tableau en lien avec les projets de croisade contre les Turcs.

La nouvelle interprétation proposée par F. Mercier repose sur une analyse rigoureuse – soutenue par des schémas dont la clarté facilite grandement la lecture – de la composition géométrique exceptionnellement minutieuse du tableau, véritable « théorème de peinture » (p. 43). Les lignes de la perspective de l’œuvre et sa structure rectangulaire conduisent l’œil du spectateur vers le bras levé d’un des flagellateurs, qui est aussi l’un des points les plus lumineux du tableau, et dont le geste matérialise le refus aveugle de Dieu. Mais le tableau est construit mathématiquement sur la base d’un carré, dont le centre correspond à la tête du Christ : à la vision sensible, aveugle spirituellement, le peintre oppose une vision spirituelle passant par l’harmonie des nombres, dans une démarche proche de celle de Nicolas de Cues. La taille du Christ sert de module étalon à la construction géométrique du tableau, tandis que la longueur de l’idole placée au-dessus de la colonne correspond à la longueur de la rampe d’escalier qui part de l’œil de Pilate, constituant ainsi une fausse mesure de référence sur laquelle le mauvais juge fonde sa sentence.

Au prétoire au décor antiquisant, « à la fois dans le temps et hors du temps » (p. 75), l’auteur oppose l’espace extérieur à la loggia qui représenterait le temps historique, allant jusqu’à proposer de lire la date de 1464 dans le nombre de carreaux du pavement. Les trois personnages qui occupent cet espace sont eux aussi mis en relation avec une réflexion sur le temps fondée sur la méditation augustinienne – bien connue dans les milieux néo-platoniciens comme la cour d’Urbino : le personnage de droite représenterait le présent du présent, le jeune homme au centre le présent du futur, la figure à gauche, avec ses habits de style byzantin, le passé. Ils figureraient la distentio animi, la « condition de l’homme mortel en exil dans un monde postérieur à la Chute » (p. 89). La formule convenerunt in unum autrefois inscrite sur le cadre suggère toutefois leur réunion, ce rassemblement de l’âme étant représenté selon F. Mercier par le personnage vu de dos dans le prétoire.

Placé à équidistance entre le Christ et Pilate, celui-ci représenterait donc le chrétien appelé à choisir entre le bien et le mal pour trouver le chemin du salut, paradoxalement figuré par la porte fermée derrière Jésus, suivant l’Évangile de Mathieu qui met en garde contre la large porte menant à la perdition. Ce personnage présente des relations formelles et géométriques avec ceux du premier plan, notamment la position de la main en train de mesurer, qu’affiche également le personnage de gauche au premier plan. En lien avec leur geste, l’auteur suggère, schémas à l’appui, un usage par Piero de la « divine proportion », le nombre d’or dans lequel Luca Pacioli, très influencé par le peintre, voyait à la fin du xve siècle une expression de la perfection de Dieu : dans cette perspective, le turban de l’homme vu de dos, qui a fait l’objet d’un soin tout particulier de la part du peintre, devient un « œil absolu », « capable de voir Dieu là où il est dans le monde, caché dans l’humanité de son Fils » (p. 119).

L’auteur conclut le premier chapitre par l’idée que le tableau aurait été peint par mais aussi pour Piero della Francesca, et que l’homme sur la droite serait un autoportrait mondain du peintre, en opposition à l’autoportrait spirituel de l’homme vu de dos. Dans la suite de l’ouvrage, l’œuvre de l’artiste est revue à l’aune de l’ensemble des hypothèses échafaudées au sujet de la Flagellation, pour montrer que celle-ci « représente l’aboutissement d’une longue et patiente recherche » (p. 151). Le peintre se serait déjà représenté dans le panneau de la Vierge du Polyptyque de la Miséricorde de Borgo Sansepolcro et le Saint Jérôme et un pénitent, arborant sur ce dernier la même écharpe rouge que sur la Flagellation, qui fait à la fois office de signature visuelle et de symbole de la part la plus pure du personnage (chap. 2). L’auteur y distingue aussi le même principe de mesure mystique, dont la première manifestation remonterait au Baptême du Christ, également marqué par la théologie trinitaire d’Augustin (chap. 3). L’usage de la perspective et de la mesure est encore au service d’une réflexion sur les rapports entre Dieu et le temps dans la Vierge de Senigallia, marquée à la fois par la peinture flamande et l’icône byzantine (chap. 4).

Le livre de F. Mercier est-il un livre d’histoire ou d’histoire de l’art ? La réponse à cette question dépend de la conception que l’on se fait de ces disciplines, et elle n’est peut-être pas fondamentale. On notera toutefois que l’auteur est, institutionnellement, un historien du Moyen Âge, les spécialistes français du xve siècle italien étant rattachés aux études médiévales là où les historiens de l’art du Quattrocento se placent plus volontiers du côté de l’époque moderne. Cette différence dans la manière d’envisager le « découpage en tranches » du temps est sans doute en partie à l’origine de l’insistance – justifiée – de F. Mercier sur le caractère encore « médiéval » de certains aspects de la peinture de Piero della Francesca (p. 124, 243 et 305), trop souvent ignoré, et dont l’articulation avec ses caractères « modernes » permet de restituer toute la richesse et la puissance de l’œuvre.

References

1 Franck Mercier, « Le salut en perspective : un essai d’interprétation de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca », Annales HSS, 72-3, 2017, p. 737-771.

2 Carlo Ginzburg, Enquête sur Piero della Francesca, trad. par M. Aymard, Paris, Flammarion, [1981] 1983.

3 Daniel Arasse, Le sujet dans le tableau. Essais d’iconographie analytique, Paris, Flammarion, 1997.