Le compte rendu que Pierre-François Souyri consacra dans les Annales au livre de Jacques Proust, L’Europe au prisme du Japon, s’ouvrait par cette définition : « [un] ouvrage […] qui évoque surtout l’Europe et les Européens […] mais qui nous parle quand même un peu aussi du Japon et des JaponaisFootnote 1 ». Le livre d’Hitomi Omata Rappo, qui rend hommage à celui de J. Proust, nous parle du Japon, c’est-à-dire depuis le Japon, et de l’Europe. Il approfondit le modèle en visant un objet plus limité et l’élargit par la capacité de l’autrice à travailler sur les sources et les historiographies occidentales et d’Asie orientale avec la même compétence. L’étude porte sur la façon dont les mises à mort de missionnaires et, plus encore, de Japonais convertis au catholicisme au Japon sous Oda Nobunaga (1534-1582), Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) et Tokugawa Ieyasu (1543-1616) ont été interprétées en Occident comme des martyres et ont pu conduire à la béatification des victimes. Elle montre comment cette double qualification de martyre et de chemin de sainteté s’est jouée en Asie orientale même, entre le Japon, Macao et Manille, et dans les sociétés catholiques d’Espagne, de Nouvelle-Espagne, d’Italie, de France, de Suisse et du monde germanique.
La démonstration se déploie en cinq mouvements. L’autrice s’attache d’abord à reprendre l’histoire du concept de martyre et la qualification de martyr dans la tradition chrétienne en interrogeant la philologie japonaise chrétienne. Elle reconstitue ensuite les processus institutionnels, relationnels et idéologiques qui ont abouti à la béatification, en 1627, de vingt-six chrétiens suppliciés au Japon en 1597. H. Omata Rappo montre également comment la qualification de martyr requiert l’identification d’un tyran ou d’un régime tyrannique et ce que cette opération a engendré dans le regard porté sur le Japon en Occident. L’enquête se poursuit par une recherche iconographique – gravure, peinture, sculpture – sur la mise en scène du martyre des chrétiens du Japon en Europe aux xviie et xviiie siècles. L’autrice analyse encore la mise en théâtre des événements de 1597 dans le répertoire dramatique des collèges jésuites au xviie siècle. Le livre – qui s’ouvrait sur les réactions chinoises aux béatifications de martyrs chinois par Jean-Paul II – se penche finalement sur l’importance du martyre du Japon pour la formation de l’image de l’archipel en Occident et sur la façon dont l’ouverture de 1868 est thématisée jusqu’à nos jours au Japon même.
Partant du constat que « négliger les sources japonaises […] revient à adopter un point de vue très orienté » (p. 60), l’autrice se livre à une philologie historique de la langue du christianisme japonais des xvie et xviie siècles. Elle expose la formation du terme maruchirio, emprunt du mot martyre, et sa traduction par le terme junkyô. L’attention portée à l’historiographie et aux sources japonaises alimente une critique de l’idée de Christian century proposée par Charles Ralph Boxer pour décrire l’histoire du christianisme japonais. La notion de fermeture du Japon à partir du shogunat de Tokugawa, ou sakoku, fait l’objet d’un examen serré et d’une critique salutaire. Des liens ont en effet survécu, notamment à travers le privilège commercial accordé aux Hollandais à Nagasaki. Plus encore, parler de fermeture d’un pays qui n’a pas cessé d’échanger avec la Chine, la Corée, l’Asie du Sud et, plus tard, avec l’Empire russe, relève de l’européocentrisme.
Le livre s’attache à évaluer combien cet épisode de la mission catholique dans le Japon du tournant du xviie siècle a déterminé le regard des Européens sur l’archipel. Il mobilise les sources apologétiques chrétiennes qui renseignent sur l’activité missionnaire. Depuis l’arrivée au Japon en 1549 du jésuite Francisco de Jasso y Azpilcueta, futur saint François-Xavier, la Compagnie de Jésus prit en charge l’évangélisation dans le pays. Un de leurs plus brillants succès, à l’initiative du jésuite Alessandro Valignano, fut l’ambassade de quatre jeunes seigneurs japonais en Occident, entre 1582 et 1590. Cette pérégrination suscita à l’époque pas moins de 78 ouvrages. L’autrice observe comment ces quatre jeunes nobles se transforment progressivement en trois rois dans la mémoire d’auteurs européens du xviiie siècle, la force de l’analogie avec les rois mages étant plus puissante que l’exactitude des récits.
Après trois décennies d’activité missionnaire, les Jésuites redoutèrent que l’union des couronnes d’Espagne et du Portugal de 1581 ne favorisât la venue de frères des ordres mendiants depuis Manille et Acapulco. La promulgation en 1585 de la bulle Ex pastorali oficio de Grégoire XIII qui accordait le monopole de la mission japonaise à la Compagnie ne parvint en effet pas à freiner la venue de franciscains, de dominicains et d’augustins. Une part importante de la démonstration du livre concerne les oppositions qui se sont formées entre les différents ordres. Ainsi, à la différence des Jésuites, les religieux mendiants étaient porteurs d’une spiritualité en quête de martyre.
Depuis les années 1580, des Japonais convertis ont été persécutés et suppliciés pour diverses raisons, pas toujours religieuses. L’incompatibilité dogmatique entre la religion de l’Évangile et toute croyance préalable, shinto et bouddhisme, heurtait la disposition locale à la composition des cosmogonies et des spiritualités, mais toutes les mises à mort de Japonais convertis ne sauraient être comptées comme des épisodes du martyre chrétien. Tel est le cas de la condamnation au crucifiement d’un faux-monnayeur, converti en 1614. Bien qu’il n’ait pas été tenu pour un martyr, des chrétiens se sont agenouillés au pied de sa croix. Le choix du terme crucifiement dénote une ambiguïté, dans la mesure où le châtiment par crucifiement était une pratique locale qui ne devait rien à une imitation des Évangiles. L’autrice signale donc la formation du mot kurusu (pour cruz) qui, pour la chrétienté nippone, déterminait un lien spécifique avec l’histoire sainte.
Le cœur du dispositif martyrologique fut le processus de béatification du groupe des vingt-six chrétiens suppliciés en 1597. Quatre d’entre eux venaient d’Europe quand les autres étaient japonais, métis, créoles américains. La procédure est suivie à chacune de ses étapes, en commençant par une lettre des chrétiens de Kyoto en 1604 qui réclamait leur béatification. Les enquêtes sont conduites depuis les collèges, couvents et évêchés de Manille, Macao, Puebla de los Angeles (Nouvelle-Espagne) et, bien entendu, de Rome. La canonisation de François-Xavier en 1622 avait créé des conditions favorables à la reconnaissance des vingt-six bienheureux. La procédure aboutit ainsi en 1627 et déclenche un grand enthousiasme dans les communautés chrétiennes d’Asie et en Amérique, alimentant célébrations et fêtes. Le franciscain Felipe de Jesús, créole de Nouvelle-Espagne en mission au Japon, est l’un des vingt-six et sa béatification le place en tête de la courte liste des bienheureux et saints américains avec sainte Rose de Lima.
Le dossier iconographique tout comme les textes du corpus révèlent une discordance dans la représentation du martyre : il y en eut vingt-trois pour les franciscains, qui excluaient trois Japonais convertis par la Compagnie, Paolo Michi, Diego Kisai et Juan Goto, dont la béatification intervint le lendemain de celles des vingt-trois autres. Si entre la mise à mort des vingt-six et leur béatification les jésuites n’ont pas occupé l’avant-scène de la revendication, comme le montrent les chapitres sur les images et sur le théâtre, la Compagnie consentira plus tard de grands efforts pour diffuser le culte de ses trois martyrs japonais.
En référence à la tradition biblique (Pharaon, Nabuchodonosor) et évangélique (Hérode, Tibère), le martyre suppose l’existence d’un pouvoir politique présenté comme monstrueux. Des missionnaires tombés sous les coups de communautés autochtones n’atteignent guère le statut de martyr. La martyrologie chrétienne sur le Japon a donc dû identifier un pouvoir tyrannique, celui des trois daimyo qui ont reconstruit l’unité de l’archipel. Les milieux de la chrétienté japonaise ont forgé le terme de « tenca » pour désigner ce pouvoir criminel. L’autrice, qui observe avec attention les documents de son corpus, repère dans le manuscrit de la narration du traducteur portugais Rodrigues que le terme daifu (intendant ou seigneur) est biffé et remplacé par « o tyranno » (p. 203). Le processus de béatification influence ainsi le jugement porté en Europe sur la nature du pouvoir de commandement au Japon.
Sur les images, l’autrice repère les emprunts de formes et de mises en scène d’une œuvre ou d’un artiste à l’autre. Ainsi, les gravures du traité de Richard Verstegan sur les supplices infligés par les réformés aux catholiques en Angleterre et aux Pays-Bas (en 1583) sont une source d’inspiration pour les dessinateurs qui ont figuré les récits du jésuite Nicolas Trigault et celui d’Antonio Gallonio. Les séries qui présentent les tortures et les modes de mise à mort placent l’accent sur le crucifiement des victimes, ce qui accrédite leur épreuve comme martyre. S’ajoutent des images de machines de torture, pour certaines imaginaires, alors que le supplice du sac de paille, pratique documentée, est absent des descriptions et des images. De même, dans la nomenclature des modes d’exécution, le bûcher, pourtant largement représenté, fait son apparition dans un second temps. On saisit combien le martyrologe du Japon a pu contribuer à la formation des lieux communs européens sur le goût extrême-oriental pour les supplices. La recherche porte ensuite sur la distinction entre images franciscaines et images jésuites. Si les jésuites demeurent en retrait jusqu’à la béatification de 1627, la dévotion pour les trois martyrs finit par prendre une ampleur considérable. Nombre de peintures et de sculptures représentant les trois martyrs du Japon sont montées sur les autels. Enfin, dans son analyse sur l’exactitude documentaire de l’identité des vingt-six suppliciés, l’autrice confronte les peintures de l’église du Gesù de Rome avec les données établies par le jésuite portugais António Francisco Cardim dans son Fasciculus de 1646.
Le dernier volet de cette étude porte sur le martyre japonais dans le théâtre catholique des xviie et xviiie siècles. L’autrice part d’une définition large de la pratique théâtrale qui intègre les cérémonies, les survivances des miracles médiévaux, le théâtre de ville et celui des collèges. La conversion et le baptême d’Hasekura Tsunenaga à Madrid en 1615 ont fourni matière à des représentations dramatiques. Los mártires de Japón, une comédie demeurée manuscrite datée de 1617, a longtemps été retracée jusqu’à Lope de Vega. Si cette attribution est mise en doute, ce dernier est l’auteur d’un Triunfo de la fe en los reinos de Japón (1614-1615) où la persécution suscite l’effroi. De même, le seigneur converti Takayama Ukon (dom Justo Takayama), qui dut s’exiler à Manille en 1614 et perdit la vie peu après, fit l’objet de spectacles théâtraux sous le nom du personnage de Justus Uncondonus.
À côté de cette tradition, des pièces sont composées dans des institutions de la Compagnie, notamment à Graz et à Gênes. Celles-ci racontent le martyre de Konishi Yukinaga qui, avant de mourir, aurait vu une image de Jésus-Christ offerte par Catherine de Portugal, sœur de Charles Quint, détail qui fait écho à la prépondérance hispanique au temps des Habsbourg. Ces œuvres relèvent d’un théâtre de la cruauté et de la violence. Ainsi, dans la Christianomachia Japonensis donnée à Lucerne en 1638, l’acte IV prend l’allure d’un musée des tortures sur scène. Cette œuvre paraît contredire la bienséance à la française qui commence à s’imposer dans les théâtres à partir des années 1630. Dans la préface qu’il a donnée au livre, Pierre-Antoine Fabre souligne d’ailleurs l’importance de la réflexion sur la représentation de la violence dans le théâtre jésuite ; l’existence d’un courant porteur d’exhibition de la cruauté appelle d’autres travaux.
Voici donc un livre de science sociale qui réalise une réelle expérimentation historiographique, là où d’autres se contentent d’en annoncer le projet. Généreux, il ouvre également sur de nouvelles recherches et ne se clôt pas sur lui-même, comme tant de manifestes ou de narrations autocentrées. Il confronte des historiographies et des sources rédigées dans un grand nombre de langues, japonais, chinois, espagnol, anglais, italien, français et allemand, sans oublier le latin. Ajoutons encore à cela la profondeur chronologique des ressources historiographiques mobilisées. À juste titre, H. Omata Rappo cite des études qui datent parfois de la fin du xixe siècle, puisque l’érudition savante a accumulé des trésors documentaires depuis des générations, ce que tous les auteurs ne reconnaissent plus. La générosité de l’ouvrage s’exprime encore par la richesse et l’abondance du dossier iconographique et des citations, le plus souvent suffisamment longues pour inviter d’autres chercheurs à s’en saisir et engager de nouvelles réflexions.
Ce travail a une portée méthodologique qui dépasse son objet particulier. L’autrice observe ainsi que « les témoignages laissés par les missionnaires ne sont pas sans valeur documentaire, même dans le cadre de l’écriture de l’histoire japonaise, mais ce serait une erreur de s’en servir comme sources principales » (p. 72). Elle note que les chercheurs occidentaux ne citent, par exemple, jamais les travaux de l’historien Matsuda Kiichi, qui a collationné les documents japonais et européens sur le martyre de 1597. Cette attitude est problématique en ce qu’elle manifeste de l’indifférence à l’égard de la recherche universitaire conduite au Japon et parce que les données européennes ne fournissent « au mieux que des données très annexes permettant de corroborer des documents indigènes » (p. 97). L’enjeu est décisif pour la compréhension des phénomènes étudiés, car si l’affaire des martyrs du Japon eut une importance considérable en Europe, elle demeura anecdotique dans un Japon en plein processus d’unification à la fin de la période Sengoku. Les historiens occidentaux japonisants préfèrent s’atteler à des enquêtes sur le Japon lui-même plutôt que sur l’idée que s’en sont faite les Européens à l’époque moderne. Il fallait donc qu’une chercheuse japonaise, formée à l’histoire de son pays, s’approprie celle du catholicisme des xvie-xviiie siècles afin de produire une enquête multi-située telle que mise en œuvre par ce grand livre. Cette démarche peut être placée dans l’héritage des travaux de Jean Aubin ou de Denys Lombard, ou dans le compagnonnage de Sanjay Subrahmanyam ou de François-Xavier Fauvelle.