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Jean-Claude Schmitt, Le cloître desombres, Paris,Gallimard, 2021,468 p.

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Jean-Claude Schmitt, Le cloître desombres, Paris,Gallimard, 2021,468 p.

Published online by Cambridge University Press:  01 August 2023

François Wallerich*
Affiliation:
francois.wallerich@efrome.it
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Abstract

Type
Histoire religieuse (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Le « cloître des ombres » qui donne son titre à l’ouvrage est celui de l’abbaye cistercienne de Schöntal où l’abbé Richalm (m. 1219) fut à l’origine d’un ouvrage, désormais assez bien connu des médiévistes et, à de nombreux points de vue, hors normes : le Liber revelationum. L’ensemble du livre de Jean-Claude Schmitt est consacré à ce texte, dont une édition critique avait été faite il y a un peu plus de dix ansFootnote 1. Après une première partie qui en constitue le commentaire, l’auteur propose une traduction de ce Livre des révélations, établie en collaboration avec Gisèle Besson. Le duo, qui a déjà donné à lire naguère un florilège de récits oniriques médiévaux traduits en françaisFootnote 2, offre donc ici la traduction intégrale de ce texte unique.

Le Liber revelationum est très hétérogène, puisqu’il est composé pour partie d’un dialogue entre Richalm et un moine désigné par la lettre N., pour partie du récit fait par ce même moine des « révélations » de Richalm, et enfin de pièces diverses – des poèmes de Richalm et un discours de N. contre une édition fautive de l’ouvrage. L’ensemble est surtout connu pour l’évocation de la multitude de démons que le protagoniste dit percevoir quotidiennement à l’œuvre dans l’abbaye, mais il constitue aussi un témoignage précieux sur de nombreux aspects de la vie d’une communauté monastique.

Disons-le d’emblée, la traduction force l’admiration du lecteur. Alors que le Liber revelationum est un texte dont la langue, souvent peu soignée et marquée par des ruptures syntaxiques nombreuses, est d’une lecture fastidieuse, la version française se signale par sa fluidité, son naturel et son élégance. Le travail accompli rend ainsi présente et vivante pour le lecteur contemporain la voix si singulière de Richalm. Les choix opérés peuvent bien sûr être discutés çà et là. On peut par exemple se demander si le texte n’aurait pas été plus clair en maintenant les titres des pièces liturgiques en latin : entre autres exemples, une formule comme Requiem eternam (p. 381) est sans doute plus immédiatement compréhensible en contexte que sa traduction « Repos éternel ».

Le commentaire, qui occupe la première partie du livre, vise un large public et présente donc un appareil critique réduit à son minimum : peu de notes de bas de page, des « orientations bibliographiques » d’une quarantaine de titres plutôt qu’une bibliographie complète, des sources citées en français sans que n’apparaisse le texte latin. Dans le corps du texte, de vastes développements pédagogiques visent à clarifier différents points : présentation de l’ordre cistercien, évolutions chronologiques générales de la démonologie, etc. Le médiéviste sera fréquemment tenté de passer quelques pages sur ces thèmes connus. Il pourra aussi rester sur sa faim, comme lorsqu’il est fait état des citations bibliques dans le Liber : au-delà de la répartition entre Ancien et Nouveau Testament, on aurait aimé disposer d’une vue d’ensemble plus précise des livres cités (part du psautier, de Job, etc.).

Après une première partie intitulée « Un monastère sous influence », qui plonge le lecteur dans la vie quotidienne à Schöntal (lieu, temps, rapports à la communauté, au corps et aux gestes), la seconde aborde « l’obsession des démons » de Richalm. Si l’organisation du propos est limpide, on déplorera l’absence de conclusion, qui aurait servi la cohérence de l’ensemble. L’objectif de vulgarisation conduit quelquefois à des formulations sans doute trop rapides. Ainsi, entre autres exemples, on lit que Latran IV (1215) aurait fini par « trancher la question [de la nature de la présence du Christ dans l’eucharistie] en décrétant que les espèces du pain et du vin sont réellement sujettes à la transsubstantiation » (p. 159). L’affirmation étonne, puisque le réalisme eucharistique a été affirmé avec force aux conciles romains de 1059 et 1079 qui condamnaient Bérenger de Tours : pour la papauté, au début du xiiie siècle, la question était donc « tranchée » depuis plus d’un siècle.

Plus gênant à nos yeux, des erreurs factuelles émaillent le commentaire. Noël n’est pas fêté le 24 décembre (p. 86), mais bien le 25. La collecte n’est en rien « la prière préalable à l’offertoire de la messe » (p. 90) : dans le déroulement de la cérémonie, elle est suivie des lectures, puis, s’il y a lieu, de l’homélie et de la récitation du Credo ; dans sa signification, elle est la première prière (oratio prima des liturgies gallicanes) que le prêtre prononce à voix haute et qui rassemble (« collecte ») les prières de tous les fidèles. Le traité Modi orandi sancti Dominici est fautivement daté « vers 1330 » (p. 98-99), quand on sait que Bernard Gui le communique au maître de l’ordre des Prêcheurs en 1314 : en réalité, c’est la copie du ms. Città del Vaticano, BAV, Cod. Ross 3 qui a été réalisée vers 1330, et non l’opuscule lui-même. Enfin, la Vie d’Alpais de Cudot n’est pas « écrite par le moine cistercien Écharlis » (p. 252), mais par un cistercien anonyme de l’abbaye des Écharlis (située à Villefranche, dans l’Yonne).

Ces réserves exceptées, le commentaire met en évidence plusieurs aspects intéressants du texte. Outre les remarques suggestives sur les corps et les gestes – un domaine que l’auteur connaît bien sûr parfaitementFootnote 3 –, on relèvera de nombreuses observations qui nous permettent d’entrer dans l’« imaginaire » de Richalm. Ainsi, un exemple entre mille, J.-C. Schmitt constate que les matines sont citées bien davantage que les autres heures canoniques, ce qui traduit le poids de cet office chanté au cœur de la nuit dans la vie monacale. Autre passage intéressant : le sermon de Richalm pour les convers est une source précieuse sur un domaine – la prédication aux convers – fort mal connu par manque de documentationFootnote 4.

Signalons surtout le chapitre « Visions célestes », consacré aux différents types d’images – peintures, visions intérieures, songes, etc. – que perçoit Richalm et qui tendent parfois à se confondre. Ici, l’opposition entre oculus cordis (ou fidei) et oculus carnis de Grégoire le Grand (que Richalm lit assidûment) est peut-être plus opérante que la théorie de la vision augustinienne (visio corporalis, spiritalis, intellecutalis) pour interpréter le phénomène. En tout état de cause, l’historien dispose d’un témoignage des plus précieux sur le rapport à l’image d’un cistercien des environs de 1200, et l’auteur attire fort judicieusement l’attention sur cette thématique.

Finalement, J.-C. Schmitt propose quelques interprétations d’ensemble de l’« obsession » de Richalm pour les démons. Celle-ci peut être lue comme l’expression d’une « culture » qui voit le monde comme un vaste ensemble de correspondances entre le sensible et le spirituel et dans laquelle les démons trouvent naturellement leur place ; à la lumière de la psychanalyse, elle relèverait d’une névrose, les démons permettant « la satisfaction inconsciente du désir […] de troubler le bon ordre par un contre-ordre étendu à l’échelle d’une contre-société » (p. 264) ; ou encore, en reprenant une clef de lecture anthropologique, elle serait le fruit d’une ontologie chrétienne médiévale de type analogiste. Ici, on sait gré à l’auteur de ne pas trancher la question : ayant donné les clefs de compréhension du document, l’ouvrage n’impose pas une interprétation univoque aux lecteurs, qui sont appelés à se forger leur opinion.

Le cloître des ombres rend donc accessible à un large public un texte difficile, dont l’intérêt historique et anthropologique est indiscutable. Le médiéviste, qui apprendra dans l’ensemble peu par rapport à l’état de la recherche actuel, y trouvera surtout le plaisir de (re)lire cette source fascinante traduite et présentée en français.

References

1 Richalm von Schöntal, Liber revelationum, éd. par P. G. Schmidt, Hanovre, Hahnsche Buchhandlung, 2009.

2 Gisèle Besson et Jean-Claude Schmitt (éd. et trad.), Rêver de soi. Les songes autobiographiques au Moyen Âge, Toulouse, Anacharsis, 2017.

3 Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990.

4 L’édition des sermons de Césaire de Heisterbach que prépare Victoria Smirnova permettra peut-être d’en savoir davantage sur ce point : Fasciculum moralitatis. Omelie morales de Infantia Saluatoris, Prague, Karolinum Press, à paraître.