Léon l’Africain est un nom mythique de la Renaissance romaine, incarnant à lui seul une partie importante des échanges entre l’Islam et le monde latin dans la première moitié du xvie siècle. Toutefois, en dépit des multiples sources mobilisées par les chercheurs – parmi lesquels Nathalie Zemon DavisFootnote 1, récemment disparue, qui lui a consacré une biographie –, l’essentiel de sa vie demeure obscur et sujet à conjectures.
Ignoré des sources arabes pour la simple et bonne raison qu’il ne paraît pas avoir écrit dans cette langue, Léon nous est connu principalement par ce qu’il dit de lui-même. Ce que l’on sait de sa biographie est efficacement rappelé dans l’introduction de l’édition. Né à la fin du xve siècle dans une famille d’origine grenadine, Léon l’Africain suit une formation traditionnelle dans la ville de Fès avant d’accompagner son oncle au cours de voyages qui le mènent jusqu’à Tombouctou, Le Caire et même Constantinople. Capturé en Méditerranée et réduit en esclavage, il est offert par Pedro di Bobadilla au pape Léon X (1513-1521), qui le fait baptiser et lui donne son propre nom, celui sous lequel il restera connu en Europe, Jean Léon de Médicis. Fréquentant les cercles humanistes, Léon l’Africain devient alors l’auteur d’une importante œuvre écrite, dominée de manière écrasante par une Description de l’Afrique qui fit sa gloire dès la seconde moitié du xvie siècle, mais qui continue d’éclipser le reste d’une production éclectique – à tel point que plusieurs de ses travaux n’ont encore jamais été étudiés en profondeur.
C’était, jusqu’à récemment, le cas du Libellus de viris illustribus quibusdam apud Arabes et de son pendant, plus court, le De quibusdam viris illustribus apud Hebreos, petit recueil biographique double rassemblant une trentaine de notices relatives à des personnages des deux religions ayant vécu en terre d’Islam. L’opuscule, auquel Léon fait pourtant une référence directe dans sa Description de l’Afrique, n’a jamais été édité de manière satisfaisante. Il n’en existe qu’une édition du xviie siècle, réalisée à Zürich en 1664 par Johann Heinrich Hottinger. Celle-ci ne répond pas aux critères scientifiques modernes : son texte se révèle notamment expurgé de certains passages jugés scabreux.
Comme l’indiquent Houari Touati et Jean-Louis Déclais dans leur introduction, l’une des raisons pour lesquelles l’historiographie continue de mésestimer cette source est sans doute la faiblesse des informations qu’elle contient. C’est que l’intérêt de la source réside ailleurs. Le texte, qui regorge d’anecdotes et de remarques, soulève une foule de questions. Le recueil proposant la biographie de personnages orientaux (ce qui demeure exceptionnel sous la plume d’un auteur issu de l’Occident musulman), quels sont les critères qui ont présidé au choix des individus présentés ? À quel public l’auteur s’adressait-il exactement ? Quelle fut la méthode de Léon, qui a semble-t-il essentiellement travaillé de mémoire, mais a également pu s’appuyer sur certaines sources écrites disponibles ? Quel est son rôle exact dans la rédaction et la mise en latin du texte, alors que certains indices semblent indiquer qu’il n’est pas à proprement parler le rédacteur du texte, mais qu’il l’aurait plutôt dicté à un scribe ?
Toutes ces interrogations naissent de la lecture, passionnante, de l’ouvrage. La traduction fournie par les auteurs est élégante et agréable à lire, ce qui permet un accès facile à l’œuvre – et ce alors que le latin employé par l’auteur est assez simple si ce n’est fruste, et bien éloigné des raffinements humanistes alors en vogue. Quelques inexactitudes peuvent être relevées (« commenta » traduit par un singulier p. 80-81, par exemple), mais rien qui ne soit, somme toute, habituel dans un tel travail.
L’édition, en revanche, pose de nombreux problèmes. En premier lieu, la tradition manuscrite et imprimée, quoique succinctement présentée dans l’introduction, n’est pas clairement reliée aux témoins qui sont désignés par de simples lettres dans les notes, ce qui rend délicate la compréhension des choix effectués. Par ailleurs, les principes d’édition ne sont pas exprimés, en particulier pour les noms propres qui suivent parfois la graphie du manuscrit, parfois la graphie occidentale commune, parfois encore une uniformisation générale relativement arbitraire, quoique sans doute justifiée.
Surtout, une rapide comparaison du texte édité avec celui du manuscrit utilisé comme base, le Plut. 36.35 de la Biblioteca Laurenziana de Florence, montre certaines divergences dans les transcriptions, et ce sans que cela ne soit indiqué dans les notes ou l’introduction. Ainsi, si l’on se limite aux deux premières pages de l’édition, on relève pas moins de 15 variantes par rapport au texte du manuscrit de Florence, certaines purement orthographiques (« Rusid » pour « Rasid » p. 2, l. 13, « literis » pour « litteris » p. 4, l. 9 et l. 11, etc.), d’autres plus importantes sans changement fondamental du sens du texte (« de patria » pour « ex patria » p. 2, l. 3, « fieri » pour « effici » p. 4, l. 4, « tum » pour « cum » p. 4, l. 8, « dabant » pour « dederant » p. 4, l. 11, etc.). La situation est toutefois plus gênante quand les variantes retenues modifient réellement la compréhension du texte, comme un « frater » du manuscrit remplacé par un « pater » (p. 4, l. 4) ou un « ad filium » corrigé en « ad se filium » (p. 4, l. 28).
Certaines de ces corrections pourraient être justifiées par le sens, mais – sans même souligner qu’elles auraient alors dû être indiquées dans l’apparat critique – cela n’est pas toujours le cas. C’est ainsi que, dans l’exemple mentionné ci-dessus, les ordres donnés à al-Ma’mūn, fils du calife envoyé en légat, viennent sans raison non de son père, comme on s’y attendrait, mais d’un « frère » non explicitement désigné. Les sondages effectués dans les différentes versions du texte suggèrent que la majorité des leçons retenues proviennent de l’édition de 1664, pourtant considérée comme moins fiable (p. xxvii-xxviii) – c’est le cas pour pratiquement tous les exemples mentionnés plus haut. Ce choix, non signalé dans l’introduction, est d’autant plus étrange que les éditeurs rétablissent, comme il est bien sûr nécessaire, les passages censurés par l’éditeur du xviie siècle. Le résultat en est un texte hybride, encore éloigné de celui rédigé par Léon l’Africain et parfois fautif, ce qui est dommageable pour une édition et une collection destinée à servir de référence.
Les défauts d’édition sont heureusement compensés par la présence d’un solide appareil critique de 355 notes, qui permet de contextualiser, de préciser et d’expliquer un nombre considérable d’anecdotes ou de références glissées par l’auteur dans ses notices, tout en pointant ses erreurs ou ses incohérences. Plusieurs remarques très intéressantes interrogent aussi la maîtrise de l’arabe du copiste, la fonction d’auteur de Léon, le sens des anecdotes. Une petite synthèse de ces réflexions placée en introduction aurait toutefois été utile ; tel quel, le propos reste très éparpillé et difficile à réunir en un tout cohérent.
Un dernier regret sera que cet appareil conséquent s’épargne la recherche et le signalement systématique des biographies connues des personnages traités, pourtant nombreuses dans la tradition arabe. Ceci aurait pourtant permis de discuter des sources de Léon, de son rapport à l’écrit biographique et finalement d’explorer la dimension intermédiaire de cet ouvrage, à cheval entre les traditions biographiques islamique et latine – mais c’est sans doute là une ambition qui dépasserait l’objet d’une publication dans la collection des Belles Lettres.
Aux yeux de l’historien, la mise à disposition de nouvelles sources est toujours à saluer. Malgré ses défauts, cet ouvrage ne fait pas exception. Sa publication vient compléter notre connaissance de l’œuvre de Léon l’Africain en la rendant accessible au grand public et vient offrir une perspective originale, centrée sur l’écriture biographique, au sujet des échanges entre l’Islam et le monde latin pendant la Renaissance. En cela elle remplit son rôle, celui d’ouvrir des pistes de réflexion et d’encourager à l’approfondissement des travaux sur ce personnage que l’on croit, à tort, bien connu.